Bibliothèques Médicis : « Mémoires juives de Corse »

Jean-Pierre ELKABBACH reçoit Marc LAMBRON, Didier LONG, Ariane BOIS et Loïc BARRIERE
Jean-Pierre ELKABBACH, Marc LAMBRON, Didier LONG, Ariane BOIS et Loïc BARRIERE

Toute l’émission , J’interviens de 2:03 à 2:43 puis de 39:45 à 51 : 53

Les juifs en Corse après 1915, l’Ile des justes

Où l’on apprend que le frère du grand père du Rav de Loubavitch serait mort à Bastia en 1942…

Rabbi Méir le maître du miracle

Le jour de la Hilloula de Rabbi Meir un SMS est arrivé :

« J’ai lu votre livre. Mon nom est Guy Sabbagh, né à Bastia en 1947, Je suis le fils de David Sabbagh ancien président de la communauté juive de Corse et le petit-fils du rabbin Méier Tolédano qui a été le guide spirituel de cette communauté pendant toute sa vie…, votre contact m’a été donné par Laurianne B. J’espère à très bientôt »

La synagogue en bas de chez moi rue du Castagno est dédiée au Rabbi Méir, son grand-père Méir avait conduit la communauté jusqu’en 1970, il était enterré au carré juif de Bastia.  C’était la Hilloula. Une telle avalanche de signes ne se refuse pas. Ce soir, ont débarqué dans mon bureau deux corses. Mais des corses juifs ! Guy et Benny Sabbagh. C’est une histoire extraordinaire que celle de la dernière immigration juive en Corse en 1915. Je vais tenter de vous la conter ici.

Tinghir

Imaginez un teinturier juif berbère de l’Altlas, à Tinghir au début du XXème siècle dans le sud Maroc. Il s’appelle Sabbagh (le teinturier en arabe). Cet homme, prévoyant, achète tout le stock de teintures de la région. Comme dans la Torah, arrivent 3 années de sécheresse. Tous les teinturiers musulmans de la région sont pris de cours. Notre brave juif prête sa teinture à ses frères musulmans contre reconnaissance de dette. Le temps passe. En 1910 il se présente devant ses débiteurs. Ceux-ci et réfléchissant se disent que si ce misérable juif mourait la terre serait débarrassée d’un mécréant et que finalement pour leurs dettes… Aprés réflexions Ils décident de s’allier et font tomber l’artisan dans un guet-apens.

Trois jours après celui-ci meurt. Son frère se présente aux créanciers avec les papiers de dette. Ils ne peuvent pas tuer aussi le frère… et il reste toute sa famille ! Alors ils réfléchissent. Cet homme a 5 enfants : Jacob, Yehouda, David, Léa, Rahma…  Ils enlèvent Yehouda et ils vont voir sa mère : « Si vous ne déchirez pas nos reconnaissances de dettes on le tue… réfléchissez ».

Cette femme, Bouda Pérès est juive. Elle a perdu son mari. Ses enfants c’est toute sa vie. Ses ancêtres ont fui l’Inquisition Espagnole au XVème siècle. Née à Tinghir en 1895, elle est une Pérés descendante du roi David. Le soir elle pend son linge à la corde, met la pâte du pain à reposer pour montrer aux voisins que la maison est occupé quand ils se réveillent le matin… et la nuit elle s’enfuit sans bruit avec ses enfants. Elle se rappelle la promesse de la Terre promise par Hashem à Israël. Direction Tibériade en Israël.  Adieu Tinghir. Le destin de millions de juifs depuis quatre millénaires.Les derniers juifs de Tinghir qui étaient présents au Maroc depuis 3000 ans ont quitté leur terre natale en quelques jours seulement en 1964.

Bouda Pérès est la grand-mère paternelle de Guy et Benny Sabbagh.

Tibériade

Du coté maternel, le grand père s’appelle Méir Tolédano, né en 1889 à Tibériade, là où est enterré le rabbi Méir, c’est un rabbin d’une lignée illustre venue de Meknès. Voici sa généalogie depuis la fuite d’Espagne en passant par Fez, Salonique, Fez, Meknès, Tibériade et Bastia :

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G. et B; Sabbagh

A Tibériade, il rencontre Zohra Sloush née en 1895 à Fès. Sa généalogie remonte à Rachi à Troyes en Champagne au XIème siècle. Ils s’aiment. Ils se marient.

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Source : G et B Sabbagh

Mais en 1913-1914, la Terre Promise est… sous domination ottomane. La guerre éclate. La Syrie et la Palestine, deviennent un enjeux entre puissances occidentales : Ottomans alliés aux Allemands contre Français, Anglais et leurs alliés arabes de l’autre. Il faut choisir entre être Turcs ou rester marocains alors sous protectorat français. A l’été 1915, 740 juifs marocains et Algériens (colonie française) sont évacués par les américains mandatés par des juifs sionistes et philanthropes américains. A nouveau la valise.

De Jaffa à Ajaccio en passant par la Crète

Ils laissent tout sur place et sont parqués par les Turcs dans les ports de Beyrouth et Jaffa pour être expulsés. Des bateaux américains les embarquent à Jaffa (-voir ci dessous)

Jaffa

On erre en Méditerranée à la recherche d’un lieu où débarquer. L’Egypte, Chypre, refusent ces loqueteux. La Canée en Crète les accepte, un immense camp de réfugiés pour 6 mois. Le papa de Guy et Benny Sabbagh à deux ans et demi. Leur grand-père Tolédano est scandalisé… les juifs en grand habit oriental jusqu’aux pieds se baissent devant tout le monde, embrassent les mains… un Tolédano, un prince de Meknès dont la famille est partie en 1870 de la ville la plus religieuse du Maroc ne se comporte pas ainsi !

Le délégué de l’Alliance venu de Salonique fustige leurs « accoutrements ». Il demande que tout le monde s’habille à l’occidentale avec costume et chapeau. Il donne même des primes aux tailleurs pour ce faire ! On se cotise et on achète du tissu et les tailleurs du camp découpent de beaux habits comme à Paris.

Mais en septembre 1915 les autorités grecques décident de supprimer l’autorisation de résidence des citoyens ou protégés français en Crète. Adieu la Crète !

Ajaccio

Heureusement D.ieu veille et l’Alliance israélite universelle le précède ! Où caser tous ces immigrés  « français »? Mais bien sûr ! Dans la Corse qui se dépeuple ! Direction Ajaccio. La marine française les débarque à Ajaccio. Il y a là aussi quelques serbes (photo)

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Des réfugiés ? Des pourchassés ? La solidarité Corse s’organise comme un seul homme. Les dames du monde ajaccien (photo ci dessous) autour de Mme Henry, l’épouse du préfet rivalisent pour aider ces miséreux. Un grand élan populaire vient au secours de ces 740 démunis, des « Syriens », qui ne parlent que l’arabe et l’hébreu. Elles se dévouent, cousent des habits pour eux (photo, remarquez l’habit oriental à gauche). Fait marquant : on peut lire sur les bulletin de paie des instituteurs que ceux-ci ont versé une partie de celle-ci pour payer le tissus qui permet de réaliser des habits européens pour les « syriens » !

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On les loge. On organise une école pour les 180 enfants.

Enfants réfugiés juifs à Ajaccio en 1916
Enfants réfugiés juifs à Ajaccio en 1916

Tout le monde éclate de rire quand on demande son nom à Sim’ha (la joie) quand elle annonce son nom à l’école. Alors l’institutrice l’appelle Allegra, Berakha (la bénédiction) devient Marcelle (Marcuccia en langue Corse), ça tombe bien c’est le nom de la meilleure amie de l’institutrice !

Un an plus tard le préfet de Corse M. Henry constate : « ils se sont mis au Corse alors qu’ils ne parlaient qu’arabe »… « La plupart s’habillent à l’occidental ». Surtout à peine un an après être arrivés tous ont trouvé ou créé un travail !  Et sans passer par Paul emploi (Alias Paul Giacobbi) !

Tout ne va pourtant pas pour le mieux !

Les « Syriens » comme on les appelle, sont 740 pour sept rabbins. Alors le rabbin Kiki (si, si, c’est son nom !) a une idée. Il se fait faire un papier à en-tête, qui, avec des accents napoléoniens annonce… « Rabbin Kiki, Grand Rabbin de Corse ». Les six autres rabbins écrivent immédiatement au préfet pour dénoncer l’imposture ! Le grand rabbin c’est eux !

Le responsable des bains publics d’Ajaccio se plaint de ces orientaux indisciplinés toujours en retard qui arrivent à 9h 30 au lieu de 9h 00 à l’ouverture des bains et il calcule ce que ça coûte : une demi-heure fois tant d’énergie pour chauffer l’eau, fois tant de jours par an… un gaspillage des deniers publics dont il averti les autorités ! Il est scandalisé par ces « syriens » qui crachent dans l’eau !

De plus des tensions se manifestent dans la petite communauté d’indisciplinés disputailleurs que rien ne réunit que l’exil ! Une bagarre finit par éclater entre algériens et marocains. Ces derniers n’ont pas le même statut de citoyens français que les marocains sous protectorat… ils en profitent pour exclure les marocains de leur organismes représentatifs auprès des autorités de l’Etat. Il est donc décidé que les marocains iront à Bastia. Exit les marocains.

Bastia

Une cinquantaine de familles, 180 personnes, sont transférées à Bastia en février 1916.L’île est très pauvre mais la foule accueille de manière enthousiaste les « réfugiés syriens » ! Celui qui ne connait pas la générosité corse n’a jamais rencontré un homme !

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Ils sont 350 logés dans les docks du nouveau port et dans la citadelle qui est un quartier pauvre à l’époque. Ils sont accueillis par la suite comme des frères par les Simeoni (Oui la famille d’Edmond le père de Gilles le maire actuel de Bastia), les Zucharelli et le Giaccobi qui à chaque élection rappellent à Méïr Tolédano que la chose publique a besoin des voix juives et que eux-aussi ont des ancêtres juifs…

Parmi les réfugiés on trouve des Abbo, tout comme les marranes de Vintimillia la Nuova arrivés dans le sud au XVIème siècle dont je parle dans mon livre (La liste de Jacob) et dans ce post (voir ici)

Abbo

Elenco dei capifamiglia che si apprestano a partire per la Corsica (19-24 agosto 1578).
(A.S.G., Corsica, n.g. 7; cfr. Tabella 1, prima colonna).

Après la première guerre mondiale, la paix retrouvée, en 1920, une partie de la communauté repart en Eretz Israël. Mais là bas c’est la misère, certains reviennent en Corse.

Certains juifs de Bastia ou de la liste d’arrivée en Corse à Ajaccio, comme les corses de la diaspora, auront bientôt des noms réputés. Ainsi Moïse Jacob Toledano (44 ans, voir 5 ème ligne sur la liste ci-dessous) qui s’occupe des études juives à Ajaccio et qui vit en Corse jusqu’en 1920. Il deviendra Ministre des Affaires Religieuses dans le gouvernement Ben-Gourion de 1958 à sa mort en 1960, pars avoir été le rabbin en chef à Tanger en 1926 puis Dayan d’Alexandrie en Egypte, voyageant en Syrie et en Irak à la recherche d’anciens manuscrits. Léon Tolédano le frère du rabbin Tolédano, lui, deviendra milliardaire en dollars ! après avoir construit le quartier Toldéano à Bastia il va devenir milliardaire au Mexique et aux Etats-Unis… il construit la moitié de la Nouvelle Orléans… puis en Israël.

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la listes des 740 arrivés à Ajaccio

J’ai appris une information plus étonnant encore : Menharem Mendel Schneerson frère de Rabbi Rachab, le frère du grand père du Rav Mendel Schneerson – le Rabbi de Loubavitch, aurait vécu… à Bastia où il serait décédé en 1942 pendant la seconde guerre mondiale. Il tenait la scierie « Au bûcheron de Corse » à Bastia.

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L’ile des justes

Pendant la seconde guerre mondiale la Corse est le seul département français qui ne livrera pas un juif. (Voir ici). La population et le préfet vont protéger ces « touristes » ainsi qu’ils les déclarent à Vichy :

« Les Corses dans leur ensemble ont considéré que c’était une partie d’eux-mêmes que l’on touchait …  c’est une tradition en Corse que l’on accueille les Juifs et ce qui s’est passé pendant la guerre, n’est que la conséquence d’une relation ancestrale ».  (Grand Rabbin Haïm Korsia – Korsica ?)

Une BD, à lire absolument, vient de sortir sur l’île des justes :

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Le Vieux Port de Bastia

Le Rav Méir Tolédano (ZAL) va développer la petite communauté de Bastia. la synagogue lui est dédié :

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Rue du Castagno et synagogue Rabbi Méir, Photo Olivier Long

Il visitera les Mattéi qui lui offriront les meilleurs étrogim (cédrats) de leur plantations chaque automne pour chaque fête de Souccot :

Cédrat Mattei

En réalité l’histoire des étroguim de corse est une trés ancienne histoire juive ( voir ici). Depuis le XVIIème siècle au moins Gênes était la place de marché où toute l’Europe centrale juive de Prague en Tchéquie, Cracovie en Pologne (Prusse orientale à l’époque) ou de Lituanie venait se fournir pour ces fruits rituels. Gênes, depuis au moins le XVIIème siècle était la place de marché où les « allemands » (c’est-à-dire les ashkénazes d’Europe centrale) venaient se fournir en étrogim (cédrats). Les Archives de Gênes le raconte : en 1676, des marchands juifs de Prague, Cracovie et de Lituanie venus acquérir des érogim sont emprisonnés à San Remo faute de porter le « chapeau jaune »… En 1684 est fondée pour 20 ans une compagnie dont les rabbins contrôlent les bénéfices destinée à exporter des étroguim et des palmes de San Remo et Gênes vers Francfort. Le prix est fixé par le chef des communautés juives de Gênes pour ne pas vendre à un prix trop haut pour les pauvres… En 1699, à Testes, un notaire reçoit la plainte des juifs Isach Ghaertz et Moïse Incava contre  la Compagnie Thoma Vethen & Scaaf au sujet de 180 étrogim cueillis à Menton et introduits à Gênes via San Remo, car ceux-ci sont impropres à l’usage  pour Soukkot car ils sont tachés et sans queue…Au XXIème siècle Galetti rapporte dans son Histoire illustrée de la Corse, vers 1860, la venue d’un rabbin de Francfort débarqué pour vérifier si les arbres n’étaient pas greffés. (Jean-Ange GALETTI, Histoire illustrée de la Corse, Pillet, Paris, 1863). En 1875, de prestigieux rabbins de Lituanie, avec à leur tête les Rav Kovna et Yits’haq El’hanan Spector, ainsi que les Rav Israël Salanter et Chlomo Kluger, tous des maîtres reconnus et très respectés du judaïsme lituanien, interdirent l’utilisation des éthroguim de Corfou à Soukkot pour encourager ceux de Corse. Les familles juives auraient payé des fortunes pour posséder un cédrat casher, la Corse en produisit donc alors pour alimenter ce besoin de toute les communautés juives du monde ashkénaze à l’automne !

C’est ainsi que la production de cédrats (et de cédratine une liqueur à base de cédrat) se développa en Corse :

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Corses et juifs

Les juifs vont développer les commerces rue Napoléon (photos ci dessous). Le papa de ma marraine Anne-Marie Venturi (venus de Florence) avait là une boutique de Costumes.

Bastia-rue Napoléon

Marc Hassan est l’oncle de Benny et Guy Sabbagh :


Magasin Hassan

Magasin Cohen

Mimi et MPi

Marie-Pierre Samitier et Miryam Illouz rue Napoléon, Bastia aout 2012

En 1970 la presse décrit « L’intégration intelligente » des juifs en Corse. Bon, c’est vrai qu’on dirait un film avec Lino Ventura (encore un patronyme juif ! )

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Je me souviens

A Pessah 2014 le Rav Haïm Harboun est aller visiter la communauté avec un miniane :

Harboun Bastia

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Le Rav Méir Tolédano (ZAL) est enterré à Bastia avec son épouse Zohra Sloush.

Il a été chohet (il n’y avait que des poules au menu!), moël et rabbin de la communauté pendant un demi siècle. Il nous reste sa meguila écrite en lettres minuscules surmontée de l’oiseau fétiche de la Corse, la colombe. Comme dit le proverbe corse :

À l’altru mondu, canta un culombu è mi lamentu è mi ramentu

Dans l’autre monde chante une colombe et je me lamente et je me souviens.

La meguila c’est bien sûr le rouleau des marranes qui vénéraient « Sainte Esther » la juive caché et persécutée. Esther l’ange gardien des marranes :

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On peut lire à droite en bas le nom de Méir, en haut la colombe (yona).
Voir ici la symbolique midrashique de la colombe.

Voilà ce que m’ont dit Benny et Guy Sabbagh nés à Bastia. De vrais juifs et de vrais Corses. Très émus en me racontant comment Bastia et la Corse avaient accueilli les juifs.

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Que D.ieu bénisse la Corse !

PS : à l’heure même ou je publie cet article, le rabbin Harboun et Madame Martine Yana du Centre Communautaire de Marseille me téléphonent pour me dire qu’ils organisent une expo sur cette histoire, ils ont les documents de l’Allliance, je ne leur en ai pas parlé… j’ai écrit cet article cette nuit! Rabbi Méir guide moi !

11 juillet : Voici les documents qu’elle m’ a envoyé via le Rabbin Harboun :

Telegramme 1

Télégramme 2

Dans mon livre « Des noces éternelles, un moine à la Synagogue », je raconte cette histoire des juifs de Corse.

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L’amulette contre le mauvais oeil le (‘ain’ hara) corse et juive.

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Une tradition corse et du Maroc, les clefs qui protègent du « mauvais oeil » (Ocjhu) -chez nous à Bastia