Marranes

Les marranes sont des juifs qui ont été convertis au christianisme et pratiquent la religion juive en secret. Ce nom vient des conversions forcées de juifs au catholicisme lors des expulsions d’Espagne en 1492 qui allaient pousser des juifs des juifs à migrer dans  toute la mediterranée jusqu’en Turquie et au Maghreb. Ces juifs sans synagogue, sans livres ni rabbin qui choisirent « l’exil intérieur » ont été nommés en insulte – « marrane » un mot qui signifie porc en castillan. Un article magnifique sur Jacques Derrida qui exprime de manière magnifique cette double identité.

« Cosmopolitique du marrane absolu » par Marc Goldsmith,
Revue Sens Public, avril 2008.

(…) Les marranes sont les juifs de la péninsule ibérique, convertis au christianisme afin de s’assimiler, disparaître en tant que juifs et échapper ainsi pour un temps à la persécution. Cette dissimulation du judaïsme se manifeste chez les marranes par un écart de la langue et un évitement de toutes les marques d’appartenance juive ; Derrida raconte ainsi dans Circonfessions :

« Chez les juifs d’Algérie, on ne disait presque jamais la « circoncision » mais le « baptême », non la Bar Mitzwa mais « la communion ». Dans cet écart de la langue qui travaille les marranes se dessine une formation de compromis étrange et bancale : ceux qu’on surnommait aussi « les nouveaux chrétiens » ne pratiquaient pas seulement un judaïsme intérieur, discret ou secret, invisible depuis l’espace public et peu reconnaissable pour les « non-juifs », mais la plupart d’entre eux était en même temps ignorants des choses juives qu’ils confondaient peut-être avec une caricature chrétienne. Judaïsme « intérieur » en quelque sorte très « extérieur », ou ce partage intérieur/extérieur est déstabilisé et déplacé. »

Ces juifs, qui ne l’étaient plus et qui se reconnaissaient aussi à leur méconnaissance du judaïsme, étaient donc des juifs aveugles et errants en eux-mêmes, à la recherche sans fin de leur appartenance, mais ils étaient en même temps des simulacres de chrétiens. Ils vivaient en ce sens à travers une double imitation sans modèle ni exemple, celle de juifs qui ne l’étaient plus et de chrétiens qui ne le seraient jamais, comme les lois sur la pureté du sang, inventées pour les distinguer et les démasquer, allaient tragiquement le leur rappeler. Ils restaient les juifs qu’ils n’étaient plus et qu’ils ne savaient pas être, mais ne devenaient pourtant pas les chrétiens qu’ils paraissaient être mais qu’ils ne deviendraient pas aux yeux des chrétiens. Le marrane (ou la marrane) est sans cesse parjure, malgré lui et à son insu, et pour cette raison nul ne peut témoigner pour lui, ni s’autoriser à parler pour lui ou à sa place.

Ce double jeu des marranes ne signifie donc pas une double appartenance, mais plutôt une double étrangeté, une double apparition croisée avec une double disparition. Le juif n’apparaissant qu’à proportion qu’il disparaît dans le marrane, et le chrétien dissimulant sa « nouveauté » à mesure qu’il se présente avec un corps chrétien ; Derrida écrit : 

« […] si je suis une sorte de marrane de la culture catholique française, et j’ai aussi mon corps chrétien (…), je suis de ces marranes qui ne se disent même pas juifs dans le secret de leur cœur, non pour être des marranes authentifiées de part ou d’autre de la frontière publique, mais parce qu’ils doutent de tout, jamais ne se confessent ni renoncent aux lumières… ».

On peut remarquer un chiasme d’autant plus compliqué que le marrane n’est peut-être jamais autant juif que lorsqu’il joue le chrétien, ni jamais autant chrétien que lorsqu’il fait le juif qu’il fantasme. On voit ainsi comment Jacques Derrida a pu reconnaître, dans la figure du témoin aveugle condensée par le marrane, son propre destin qu’il ne dit même pas de juif et d’aveugle, de juif séparé du judaïsme et de la judéité. A-t-il pensé le double jeu marrane comme le chiffre secret de son travail philosophique, au moment où il présentait cette figure improbable comme son joker ?

[…]

Cette étrangeté multiple déloge le marrane de toutes les cultures qu’il approche et dans lesquelles il vit, et elle l’oblige à ne trouver son lieu que dans l’atopie d’une culture hyperbolique. Dans sa solitude d’étranger multiple, il devient aussi bien marrane algérien que poète à New-York.

La figure du marrane est donc la figure du sans figure défiguré, autrement dit elle marque un certain effacement de la figure en même temps qu’un excès sur toute figure. Le marrane défait en ce sens la possibilité de tout mythe identitaire, il ne constitue donc pas le mythe d’une absence de mythe. C’est cette équivocité d’une figure sans figure que Derrida tente de penser comme absolue, non pas au sens d’une totalisation, mais plutôt d’une multiplication en même temps que d’une ruine de toute totalité. Les devenirs du marrane le défigurent dès qu’il est renvoyé des lieux qu’il approche : « La défiguration rappelle que tu n’habites pas ton visage parce que tu as trop de lieux3 » écrit Derrida, qui nous invite donc à penser la défiguration comme l’effet d’une délocalisation. Mais ce qui déporte et transporte le marrane, ce n’est pas seulement l’excès des lieux vers lesquels il se porte, c’est aussi l’excès du secret qu’il porte en lui, secret qui le dépasse, l’excède, et dont il ne sait rien, auquel il reste, dans le fond, étranger : anarchie de l’archive anarchivable ou anamnèse infinie de l’oubli du judaïsme, mais aussi peut-être secret de polichinelle.

Cet excès du secret, inséparable de l’excès de l’exil et de la multiplication des lieux, défigure le marrane faisant de lui un aveugle à ce qu’il porte et à ce qu’il est. Le marrane (ou la marrane) est aveuglé et ébloui par les lumières qu’il allume et qu’il porte en lui et au-delà de lui. Ce paradoxe d’un aveugle voyant, ou de l’aveugle faisant signe au-delà de toute objectivation et de toute révélation, appelle une nouvelle pensée des lumières et de toutes autres lumières ne donnant plus lieu à la vérité comme adequatio ou comme aletheia, des lumières séparées de l’horizon de la véracité ou de la véridicité : lumières d’une justice disjointe de la vérité et dissymétrique, des lumières libérées de leur captation moderne ou grecque et branchées sur une vérité à venir et encore inouïe, une vérité sans essence ni vérité – vérité constituée seulement de son annonce ou de son écart.

L’errance sans fin dans un désert sans vérité objectivée ou révélée, errance en soi et hors de soi, marque donc la figure du marrane absolu, qui représente le trope du juif aveugle et défiguré, du non-absolu en quelque sorte absolu ; mais il ne s’agit pas ici du même sens de l’absolu : le marrane absolu signifie le non-absolu absolu au sens d’une non-totalité infinie, il signifie infiniment la non-totalité. Le marrane est donc absolu au sens où il est toujours autre que soi, et qu’il se propage par son altérité infinie. Il représente donc la métaphore d’une métonymie abyssale, celle du chiasme judéo-chrétien et de la crypte ou du puits hébraïque, qui est peut-être en mesure de se propager clandestinement sur la surface de la terre, contenant dans sa singularité irréductible la potentialité de l’universel. La contiguïté du marrane et de ses autres porte en elle la possibilité d’une contagion générale étrangère à tout exemplarité.

Suite de l’article sur le site de la revue Sens Public

 

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