Nurith Aviv, la rescapée d’entre les mots

Nurith

Photo  © Nurith Aviv

« La mère de ma mère est née à Prague. Sa mère également. Elle parlait allemand comme bien des juifs de Prague. Ma grand-mère a quitté Theresienstadt dans un train à destination de Riga. Le lieu de sa mort est inconnu. Ma mère est morte en Israël. Son dernier mot elle l’a prononcé en allemand. Elle a dit : ‘‘ Aussteigen’’, ‘‘terminus, je veux descendre’’. »

« Du sable on pensait que naîtrait un homme nouveau, qui parle, pense, et ne rêve qu’en hébreu. »

« Je rêve en quatre langues ce qui produit des jeux de mots extraordinaires…  Je rêve aussi en allemand et je ne veux pas mettre de côté cette langue, qu’on parlait à la maison qui est une langue dans laquelle des Juifs de ma famille ont parlé depuis des générations. »

Comment mieux résumer son parcours et sa recherche qu’avec ses mots ? Ce sont ceux de Nurith Aviv qui a fait l’image d’une centaine de films de fiction et documentaires avec entre autres Agnès Varda, Amos Gitai, Renée Allio, Jacques Doillon…

Nurith Aviv parle du passage de la langue d’origine maternelle à la langue de l’élection. D’une langue à l’autre. C’est le sujet de sa vie.

J’avais vu le film de Nurith Aviv « Traduire » dans une projection il y a longtemps. Sans que je sache pourquoi il m’avait beaucoup touché malgré son côté austère, frontal, comme un constat… Lorsque je me suis assis à côté d’une dame lors d’un seder de Soukkot chez mon ami Gérard Haddad qui avait justement écrit « Manger le livre » dont nous avons déjà parlé ici, sur la puissance des mots du seder de Soukkot … je ne savais pas que c’était elle. Je veux dire la dame du film. 

Quelques jours plus tard Nurith m’a demandé de vérifier une traduction en anglais pour quelques passages de son prochain film « L’annonce ». J’étais touché qu’elle me demande cela car j’ai toujours eu du mal avec l’anglais que je pratique mais si mal. Le Globish est pratique, technique, fonctionnel mais  on nne rève pas en Globish… Par contre, à cause de la bible et de la prière, je peux entendre au fond de moi les mots halom « le rêve », navi  « le prophète», laïla « la nuit, « Tohu « le néant», ou Tehom « l’abîme » il y a un côté rude, rugueux qui vient de la gorge, raclé, brutal.

L’obsession étymologique, la gemmatria – qui pèse le poids numérique des lettres et des mots pour dégager des significations bibliques nouvelles, l’anagramme… sont un sport national dans le monde juif. Mais l’œuvre de Nurith interroge l’arché de la langue, son génie propre (au sens du genius sacré), ce qui fait qu’une langue est irremplaçable.

Dans Misafa Lesafa, « D’une langue à l’autre », elle interroge des témoins qui ont changé de langue, qui se sont « réfugiés » dans l’hébreu. Beaucoup sont des rescapés de l’Holocauste.

Le plus envoutant est sans doute Aaron Appelfeld. Né en 1932 à Czernowitz en Bucovine, enfant, il va à l’école allemande pendant un an et apprend sa langue. Il raconte qu’il connait le mot « fraises » en allemand au début de son livre par l’exclamation de sa mère voyant une femme passer avec un panier de fraises. Sa famille disparue il s’échappe d’un camp, passer six ans avec des voleurs ukrainiens dans les bois en cachant son identité juive et sa langue maternelle allemande. Il arrive a treize ans en Israël. Analphabète, il refuse de parler sa langue d’origine. « C’était ma langue maternelle mais c’était aussi la langue des assassins »… Il a appris le yiddish, la langue de ses grands-parents car c’est dans cette langue que ceux qui mourraient parlaient, comme un enfant retrouve sa mère. Une langue que ne voulait pas parler « l’homme nouveau » israélien après la guerre. La langue des vaincus qui s’étaient « laissés mener comme des moutons à l’abattoir ». Il va devenir un immense écrivain en langue hébraïque. Il raconte un cauchemar : il se réveille en panique et ne connait plus l’hébreu.

Le poète Meir Wieseltier a traversé pays et langues. De Moscou il part en Sibérie. Là, à quatre ans, sa soeur lui apprend Pouchkine et Lermontov qu’il récite debout sur une chaise, devant les invités.. Après la guerre quand il a cinq ou six ans, ils traversent l’Europe, passent en Pologne dont il n’apprend pas la langue car il sait qu’il n’y restera pas. En Allemagne, il va à l’école pendant deux ans et apprend la langue du pays. Quand, à huit ans, il arrive à Haïfa, il sait que s’il veut être écrivain, sa langue maternelle sera une entrave pour écrire en hébreu. Il décide « d’assassiner sa langue maternelle »… dont le rythme revient aujourd’hui en hébreu.

Haim Uliel chanteur séfarade retrouve le « marocain » de son enfance que ses parents cachaient honteusement en arrivant en Israël. Il dit qu’il chante en « marocains, il n’ose pas dire « arabe » car : «Quand je chante Eli kh’bibi, c’est beau, en hébreu Eli khabibi, ça ne passe pas bien. En hébreu, c’est pas sexy. En arabe, si !».

Toutes ces femmes et ces hommes, des poètes souvent, sont magnifiques. Il faut absolument voir ces films qui ont été réédités en coffret.

  • Traduire
  • Langue sacrée, langue parlée
  • D’une langue à l’autre
  • Vaters Land
  • L’Alphabet de Bruly Bouabré

(http://www.editionsmontparnasse.fr/traduire/  ).

ANNONCES paraitra bientôt.

2 commentaires sur « Nurith Aviv, la rescapée d’entre les mots »

  1. Ce texte me fait inévitablement penser au roman de I. Barshevis Singer intitulé  » l’esclave « : en quatrième de couverture, on explique que lors de pogroms en Pologne des Juifs étaient enlevés et réduits à l’esclavage chez des paysans. C’est le cas du héros de cette histoire, qui est libéré par la fille de celui qui le détient. ils s’aiment, Il la ramène dans son village et pour cacher ses origines chrétiennes et parce qu’elle ne sait pas le yiddish il la fait passer pour muette. Il l’épouse, elle attend un enfant. Ses couches se passent dans d’horribles souffrances,et c’est sa langue maternelle le polonais qui va jaillir d’elle,en plaintes et en cris.

  2. Dans le ventre d’une maman, l’enfant à venir peut-il être en contact avec une langue qu’il ne sera jamais amené à parler, puisqu’il sera élevé dans un environnement différent, mais juste avant de mourir l’enfant devenu un adulte peut-il se souvenir de sa « primo-langue » ? Peut-on expliquer ainsi les mots en langue étrangère qu’un mourant parle… le bain linguistique dans lequel le bébé entend, perçoit, se familiarise à l’origine n’est sans doute pas une légende.

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