Lettres de l’exil séfarade : Moïse Maimonide

Nous publions dans ce post et les suivants quelques fragments de la correspondance des exilés séfarades du Moyen Age.

Il y a chez nous une tradition grande et merveilleuse. Je l’ai reçue de mon père, qui l’a reçue de son père et du père de son père et celui-ci la reçut à son tour ; ainsi la chose remonte au début de l’exil à Jérusalem, comme il est écrit: « Les exilés de Jérusalem répandus dans Sefarad posséderont les villes du midi › (Obadia 1, 20). Cette tradition est expliquée dans la prophétie de Balaam où il y a une allusion: la prophétie reviendra en Israël après qu’elle lui aura été retirée.
(Maïmonide, Épître au Yémen, Gallimard, Tel, pg. 95)

Toute l’œuvre de Maïmonide, le Rambam (acronyme de HaRav Moshé ben Maïmon),  est placée sous le signe de la persécution, de la fuite et de l’angoisse qu’on retrouve dans ses lettres.

Maimonide

Statue du Ramban devant la maison où Maïmonide a vécu
à Cordoue (Photo Olivier Long)

Moïse, fils de Maïmoun (en arabe Abu ‘Imrân Mûsâ ibn ‘Ubaydallâh al-Qortobî), nait à Cordoue le 30 mars 1135  (14 Nissan 4895), d’une famille de rabbins renommés. Il vit dans un milieu très cultivé, ouvert à la littérature et la philosophie arabes.

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La synagogue de Cordoue où Maïmonide a vécu (Photo Olivier Long)

A l’âge de 13 ans en 1148 les Almohades venues de Mauritanie ravissent l’Andalousie auxAlmoravides. Ce sont des « intégristes » musulmans réformateurs qui persécutent les minorités juive et chrétienne, il faut choisir entre la conversion et la fuite, parfois les deux. C’est aussi l’année probable où Maïmonide perd sa mère. Pendant cinq ans (1150-1160) sa famille erre de ville en ville en Espagne et probablement en Provence.

Beaucoup de juifs sont convertis de manière forcée à l’Islam. Dans sa correspondance Maïmonide évoque les conversions forcées imposées par les musulmans, il console et raffermit la foi des juifs désespérés. Maïmonide a-t-il vécu comme crypto-juif dans l’art du «taqiyya», c’est-à-dire comme s’il s’agissait d’un musulman? quelque chose de très commun des Juifs en cette période terrible, les historiens se disputent à ce sujet. Dans ses écrits, il s’en est toujours défendu, mais en même temps il affirme sans hésiter, notamment dans son Épîtres sur la persécution que mieux vaut vivre en juif converti en continuant à pratiquer sa religion en secret, que de mourir. Le Quidoush Ashem (la « sanctification du Nom », le martyre) étant facile à professer par des gens à l’abri de la persécution, dit-il. On peut lire dans son Epitre de la persécution, les encouragements du Rambam à ses coreligionnaires de continuer de pratiquer, fut-ce en secret :

Si un homme veut appliquer les 613 commandements en secret, qu’il les applique et il ne commet aucune faute – sauf s`il lui arrive de profaner le Sabbat sans y être contraint, et on ne l’y contraint pas parce que le décret actuel n’oblige personne à une action mais seulement à des paroles. D’ailleurs nos oppresseurs sont conscients que nous ne croyons pas à ces paroles qui ne sont prononcées que pour nous sauver du roi pour l’apaiser par des paroles verbales.
Quiconque se fait tuer pour ne pas reconnaître la mission prophétique de cet homme [Mahomet], il sera dit de lui qu’il a fait ce qui est droit et bon, qu’il recevra une grande récompense et parviendra à une dignité supérieure car il s’est sacrifié pour la sanctification du Nom, qu’il soit béni et exalté ; mais à celui qui vient nous interroger pour savoir s’il doit se faire tuer ou reconnaître [la mission prophétique de Mahomet], nous lui répondons: qu’il reconnaisse [Mahomet] et ne se fasse pas tuer; mais qu’il ne reste pas dans le royaume de ce roi et qu`il demeure dans sa maison jusqu’à son départ. S’il doit faire des travaux manuels, qu’il les fasse en secret. Car on n`a jamais vu une persécution aussi merveilleuse où l`on ne vous impose que des paroles. Il n’apparaît pas dans les paroles de nos maîtres, de mémoire bénie, qu’ils dirent: « plutôt se faire tuer que de transgresser, et qu’on ne dise rien [sous la contrainte] même si [n’est exigée] aucune action ».(Maïmonide, Épître de la persécution, Gallimard)

La famille de Moïse Maïmonide pour des raisons inconnues (car c’est de Fès que venaient les almohades), choisit  de partir au Maroc en 1149 (ou 1160 après avoir erré ?) et de s’installer à Fès, où elle réside en 1159/60. Le Rambam y achève sa formation religieuse en Torah, et d’autre part de philosophie et de médecine.

Quelques chants de la tradition séfarade marocaine (Rav Haïm Harboun)

Peu après 1160, sa famille (son père était encore en vie) réussit à quitter le monde sous domination almohade. On sait peu de choses sur les pérégrinations de ces émigrés pendant les quatre ou cinq années qui suivent.

On les retrouve le 12 octobre 1165… à Saint- Jean-d’Acre. Mais à cette époque, la Terre sainte était ravagée par les croisades, la famille doit se résoudre à partir pour l’Égypte. Son père meurt peu de temps après. La famille s’installe à Fostat (Vieux-Caire). Moïse Maïmonide y vivra presque quarante ans.
Comme Maïmonide refuse de monnayer son enseignement, il vit du commerce des pierres précieuses ou excelle David son frère. Malheureusement David meurt dans un naufrage dans l’Océan indien. Ce sera le grand drame intérieur du Rambam qui écrit huit ans après ce décès :

J ‘ai connu en Égypte de nombreux et grands malheurs. La maladie et les pertes de fortune m’ont frappé. De surcroît, des indicateurs ont comploté contre ma vie. Mais le coup le plus terrible qui me frappa, le coup qui me causa plus de peine que tout ce que j ‘avais déjà vécu dans ma vie, ce fut la mort de I ‘homme le plus parfait et le plus juste, qui fit naufrage pendant qu’il traversait l ‘Océan Indien.

Pendant près d’un an après que j’eus reçu la mauvaise nouvelle, je restai alité, malade, luttant contre la fièvre et le désespoir. Huit ans se sont écoulés depuis et je suis toujours en deuil, car il n’y a pas de consolation. Qu ‘est-ce qui pourrait me consoler ? Il a grandi sur mes genoux, il fut mon frère, mon élève. Il s`engagea dans les affaires et gagnait de l’argent afin que je puisse rester chez moi et poursuivre mes études. Il était érudit en Talmud et en Bible, de surcroît un grammairien accompli. Ma seule joie était de le voir. A présent ma joie s’est transformée en obscurité ; il est parti pour son éternelle demeure et m’a laissé prostré en une terre étrangère. Chaque fois que je retrouve son écriture ou un de ses livres, mon cœur se trouve sur le point de défaillir et mon chagrin se réveille. “Je descends dans la tombe pour porter le deuil de mon fils; S’il n’y avait l’étude de la Torah, mon délice, et si l’étude de la sagesse ne me détournait de mon chagrin, j’aurais succombé à mon affliction. (in Maïmonide, Gérard Haddad, Les belles Lettres, pg 28)

La communauté propose alors à Maïmonide de l’entretenir ce qu’il refuse. Comment subvenir à ses besoins en restant libre ? Maïmonide devient alors médecin à la cour du successeur de Saladin, al-Malik al-Afdal. Rabbin de sa communauté il devint aussi le représentant de sa communauté auprès des autorités musulmanes.

Il raconte sa l’organisation de sa vie quand il écrit à Samuel Ibn-Tibbon qui se disposait à lui faire visite pour jouir de ses entretiens et se préparer à traduire ses écrits de l’arabe en hébreu :

Pour me soutenir je dois parfois m’appuyer contre le mur ou parfois m ‘allonger car je suis devenu extrêmement vieux et faible. Pour ce qui est de ta venue ici, je puis seulement te dire qu’elle m’enchanterait car j’ai sincèrement envie que tu sois auprès de moi, et l’idée de te rencontrer soulève en moi une joie plus grande que ce que tu peux imaginer. Il est de mon devoir néanmoins de te recommander de ne pas faire cette traversée au péril de ta vie car tu ne tirerais aucun profit de ta visite ici. Ne t’attends absolument pas à pouvoir t’entretenir avec moi sur quelque sujet que ce soit, ne serait-ce qu’une seule heure car voici comment j’emploie mon temps.

J’habite Fostat et le Sultan demeure au Caire; ces deux endroits sont séparés par une distance de quatre lieues. Mon service à la Cour du Sultan est très pénible. Je dois rendre visite au Sultan tous les matins, très tôt. S ‘il est souffrant, lui ou l’un de ses enfants ou l’une des femmes de son harem, je ne puis quitter le Caire de la journée. Il arrive aussi fréquemment qu ‘un des officiers royaux soit malade rendant nécessaire ma présence auprès d ‘eux. Ainsi, régulièrement, je me trouve au Caire dès l ‘aube et ne reviens à Fostat que dans l ‘après-midi, si rien de particulier ne se produit. Jamais je ne suis de retour avant midi. Je suis alors presque mort de faim et je trouve chez moi toutes les salles remplies de monde, non-Juifs et Juifs, notables et gens du peuple, juges et plaignants, amis et ennemis, une foule hétéroclite qui attend mon retour.

Après être descendu de ma monture et m’être lavé les mains, je demande à mes consultants de me permettre de prendre une légère collation, le seul repas que je prends pendant les vingt-quatre heures d’une journée. J’examine ensuite mes consultants, rédige les prescriptions et les diètes que je leur recommande. Le va-et-vient dure jusque tard dans la nuit. Parfois. Je le jure sur la Torah, jusqu ‘à deux heures du matin, voire plus tard. La fatigue m’oblige à m’étendre et je suis épuisé au point de ne plus pouvoir parler. Par conséquent aucun juge ne peut avoir d’entretiens privés avec moi sinon le jour du Shabbat. Ce journal la communauté, ou au moins la majorité de ses membres, vient chez moi après la prière du matin et je les instruis sur ce qu’ils doivent faire pour l’ensemble de la semaine. Nous étudions un peu ensemble jusqu’à midi, après quoi ils partent. Certains reviennent après la prière de l’après-midi et on étudie de nouveau jusqu’à la prière du soir. C’est ainsi que je passe la journée… Comme je l’ai décrit, mon emploi du temps très chargé. (in Maïmonide, Gérard Haddad, Les belles Lettres, pg 34)

C’est donc cet homme écrasé de travail, chargé de sa communauté, soulageant les douleurs physiques et morales qui trouve le temps d’écrire une oeuvre considérable et aussi aussi de répondre aux questions (responsa) d’autres communautés dans la persécution. En 1172, le Rambam guerroie contre les faux messies qui se multiplient en ces temps troublés et sous la pression psychologique de la persécution, en particulier dans son Épître au Yémen:

« Venons-en à ce que tu mentionnes de l’activité de cet homme qui dit être le Messie dans les villes du Yémen. Sache que je ne suis étonné ni de lui, ni de Ceux qui croient en lui  parce qu’il est dément sans doute; pour lui il n`y a ni culpabilité ni crime s`il n`est pas responsable de sa maladie. De même je ne suis pas étonné de Ceux qui croient en lui, par suite de leur impatience et parce qu`ils ne connaissent pas le lieu du Messie et son haut niveau de dignité et que cela leur soit venu à l’esprit .
Je m’étonne de toi, toi un disciple de la Torah et pratiquant des livres des maîtres, ne sais-tu pas, mon frère, que le Messie est un très grand prophète, le plus grand de tous les prophètes, à l’exception de Moïse, notre maître, que la paix soit sur lui » […]

« Environ dix ans auparavant, dans les régions d’Espagne de la province de Cordoue apparut un homme se prétendant le Messie et peu s’en fallut qu’il n’y ait eu à cause de lui, un anéantissement de la part des ennemis d’Israël.
Environ trente ans auparavant, en 1087, un homme apparut en France se prétendant le Messie et il produisit des signes selon ce que crurent [les Juifs]. Les Français le tuèrent et tuèrent, en même temps que lui, une grande partie des saintes communautés.
Tous ces événements sont conformes à la promesse des prophètes qui nous en ont informé comme je vous l’ai dit : à l’approche des jours du Messie véritable se multiplieront ceux qui prétendent et pensent être le Messie 287 : leur prétention ne dure pas et ne se justifie pas et ils se perdent et beaucoup se perdent avec eux. » […]

«Vous, nos frères bien aimés, écoutez son serment, n’éveillez pas l’amour avant qu’Il le veuille. Le Créateur du monde, par la vertu de sa miséricorde se souviendra de nous et de vous pour rassembler les exilés de son héritage et de son lot, pour qu’ils contemplent l’amabilité de Dieu et rendent visite à son palais ; il nous fera sortir de la vallée des ténèbres où il nous a installés, il retirera l’obscurité de nos yeux et de nos cœurs, il accomplira de nos jours et de vos jours ce qui est consigné dans l’Ecriture : « Le peuple qui marchait dans l’obscurité voit une grande lueur; ceux qui habitaient une terre ténébreuse, la lumière rayonne sur eux › (Is. 9, 1). Il assénera son courroux et sa colère contre tous nos ennemis, il éclairera nos ténèbres comme il nous l’a promis : « Oui, tandis que les ténèbres couvrent la terre et une sombre brume les nations, sur toi l’Eternel rayonne,  sur toi sa gloire apparaît » (Is 60,2)»

Moïse Maïmonide meurt au Caire le 13 décembre 1204.

Toute son œuvre en dehors du Mishneh Torah en hébreu : Commentaire sur la Mishna (1168), Livre des préceptes (1180), Guide des égarés (1190)… est écrite en arabe avec des lettres hébraïques.

Il reçut les enseignements des plus grands maîtres juifs de sa génération, mais aussi de penseurs musulmans : d’ibn Bajja (un maître musulman andalou), d’Al Farabi surnommé « le second maître après Aristote », Ibn Rushd (Averroès),  Avicenne. Ce génie introduisit la raison aristotélicienne en occident et exprima la théologie juive dans ses concepts. Lui qui avait écrit dans son Guide des égarés : « Tout ce qu’Aristote a dit sur tout ce qui existe au-dessous de la sphère de la lune, jusqu’au centre de la terre, est indubitablement vrai ; personne ne saurait s’en écarter, si ce n’est celui qui ne le comprend pas ou bien celui qui a des opinions préconçues qu’il veut défendre à tout prix ou qui le conduisent à nier une chose évidente. Mais, à partir de la sphère de la lune et au-dessus, tout ce qu’Aristote en dit ressemble, à peu de chose près, à de simples conjectures, et, à plus forte raison, ce qu’il dit de l’ordre des intelligences, ainsi que quelques-unes de ces opinions métaphysiques qu’il adopte, sans pouvoir les démontrer, mais qui renferment de grandes invraisemblances, des erreurs évidentes et manifestes. »Thomas d’Aquin, le surnomma « l’Aigle de la Synagogue ». (Guide II, pg.22 dans la traduction de Munk)

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Sur sa tombe à Tibériade on peut lire :

« MiMoché ad Moshé, Lo Kam kéMoché »

« De Moïse jusqu’à Moïse, il n’y eut personne comme Moïse. »

Pour poursuivre :

  • Haïm Harboun, Maïmonide, Pourquoi l’Egypte ? Editions Massoreth, 1997.
  • Gérard Haddad, Maïmonide,  Les belles Lettres, 2004.

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