Rambam sur Avot : « tout ce que vous faites, ne le faites que par amour »

Le traité Avot est le neuvième et avant-dernier traité de l’ordre de la Mishna Nezikin (les préjudices). Dans ces traités (baba kama, baba metsia, baba bathra, Sanhédrin…), le Talmud prend au sérieux l’éthique toraïque envers le prochain et précise donc les multiples situations de préjudice et de ‎dégâts qui peuvent lui être fait et la manière de les réparer. Ces sentences morales à la fin d’un code juridique scrupuleux visent dont à préciser l’état d’esprit que doivent avoir les dayan-juges au moment de juger. Car si l’éthique d’un  individu affecte son comportement et son entourage, celle du juge affecte toute la communauté de manière exemplaire. Il s’agit donc de chercher la hassidout c’est-à-dire l’intégrité morale dans la décision de justice comme chaque juif recherche cette hassidout dans sa propre vie personnelle et l’accomplissement désintéressé de la mitsvah par amour.

On trouve dans le commentaire des Pirké Avot par Maïmonide une analytique du désir spirituel et de sa pédagogie extrêmement fines. Le médecin des corps de Cordoue connaissait aussi parfaitement le fonctionnement des âmes. En ces jours où nous lisons les Pirké Avot, il vaut la peine de relire ces lignes d’une précision inégalée.

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Il m’a semblé bon de montrer l’ambiance dans laquelle vécut Maïmonide à Cordoue en Andalousie avant de commencer une vie d’errance et de misère qui le ramena au Maroc et en Egypte où il mourut. Photos d’Olivier Long.

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Quartier juif à Cordoue (© Olivier Long)

« Supposons qu’un jeune enfant soit confié à un éducateur pour qu’il lui enseigne la Torah. C’est là un grand bien pour lui du fait des perfections qu’il en tirera, mais sa jeunesse et son manque de discernement font qu’il ne saurait appréhender la valeur de ce bien, ni ce qu’il en tirera pour son perfectionnement. La nécessité conduit ainsi l’éducateur qui le gouverne à le pousser à étudier grâce à une chose désirable pour lui, en fonction de son âge. Il lui dit donc : Étudie et je te donnerai des noix et des figues, ou bien une sucrerie. L’enfant se met alors à étudier, et il fait des efforts, non pour l’étude elle-même, puisqu’il n’en sait pas la valeur, mais dans le but d’obtenir une friandise. Et la consommation de cette friandise est pour lui plus importante et elle représente un bien plus grand que l’étude, sans le moindre doute. Il pense donc que l’étude, ainsi que la peine et l’effort qu’elle coûte, sont le moyen d’atteindre le but qu’il désire, une noix ou une sucrerie. Puis, lorsqu’il grandit et que son entendement s’affermit, la chose à laquelle il accordait tant d’importance par le passé devient négligeable à ses yeux, et il valorise alors d’autres objets. On l’encourage donc à l’aide du nouvel objet devenu le plus important à ses yeux, et son enseignant lui dit donc : Étudie et je t’achèterai de belles chaussures ou un habit de telle forme. Cette fois encore, il ne fait pas d’effort pour l’étude elle-même, mais pour obtenir cet habit puisque celui-ci est plus important pour lui que l’étude et qu’il en est la fin. Lorsque son esprit devient plus parfait et que cette chose devient à son tour négligeable à ses yeux, on l’encourage par quelque chose de plus et on lui dit : Étudie cette section de la Torah ou ce chapitre, et l’on te donnera un ou deux dinars. Il étudie et fait effort pour recevoir lesdites pièces et celles-ci lui sont encore une fois plus précieuses que l’étude, puisque la promesse de ces pièces est pour lui la fin visée par l’étude. Puis, devenant plus mûr, cette chose-là aussi se fait négligeable à ses yeux et il en connaît le peu de valeur ; on l’encourage donc à l’aide d’une chose plus importante que celle-là et on lui dit : Etudie afin de devenir rav ou juge, pour que les gens te respectent, qu’ils se lèvent en ta présence, qu’ils accomplissent tes paroles et que ton nom se répande parmi les hommes pendant ta vie et après ta mort, à l’image d’un tel et d’un tel. Il étudie alors et fait des efforts pour atteindre un tel niveau, et la fin de son étude est que les hommes l’honorent, qu’ils l’élèvent et le louent.

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Maison et statue de Maïmonide à Cordoue (© Olivier Long)

Tout cela est évidemment répugnant, mais est rendu indispensable du fait de la pauvreté d’esprit de l’homme qui fait de la fin de l’étude de la sagesse autre chose que la sagesse elle-même. Et si on lui demandait la raison pour laquelle il étudie, il lui faudrait répondre que c’est la poursuite d’une illusion. Ce comportement, les sages l’ont défini en ces termes : « ne pas accomplir une chose pour elle-même », c’est-à-dire apprendre les commandements et les appliquer, étudier la Torah et faire effort, non pour la chose elle-même mais pour autre chose qu’elle. Et les sages nous ont mis en garde contre cette manière d’agir en disant : « Ne fais pas de la Torah une couronne pour t’ennoblir, ni une pioche pour creuser «  (Pírqé Avot, chap. 4, michna 5), ce qui fait allusion à ce que je t’ai expliqué, à savoir de ne pas assigner pour fin à l’étude de la sagesse le respect des hommes ni l’acquisition de richesses ; ne fais pas de la Torah de D.ieu un moyen de subsistance. Mais que la fin de l’étude ne soit pour toi que la seule Connaissance de Dieu, et de même que la fin de la vérité n’est que d’être connue comme vraie, puisque les commandements sont vrais, leur fin n’est que d’être accomplis. Et il est interdit à un homme probe de se dire : Si j’ai accompli ces bienfaits et si  me suis retenu de mal agir comme Dieu le commande quelle sera ma récompense ? Car c’est comme lorsqu’un enfant demande : Que me donneras-tu si j’étudie ? Et on lui répond qu’on lui donnera telle ou telle chose, car on sait que son manque de maturité l’empêche de considérer la valeur de la chose qu’il réalise et lui fait rechercher une fin à ce qui est déjà en soi une fin. On lui répond donc en fonction de l’étendue de sa stupidité, « réponds au sot selon sa sottise » (Prov. 26,  5). Et nos sages nous ont déjà avertis de ne pas poser comme fin et but de notre service et de notre accomplissement des commandements une autre chose qu’eux, quelle qu’elle soit, et c’est le sens du propos de cet homme parfaitement intègre, qui parvint au vrai,  Antigone de Sokho : « Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent le maître à condition de recevoir une gratification, mais soyez comme des serviteurs qui servent le maître à condition de ne pas recevoir de gratification »  (Pirqé Avot, chap. 1, michna 3). Ce qui signifie qu’il faut croire en la vérité pour ce qu’elle a de vrai et c’est cela que l’on appelle “ servir par amour ”. Et les sages ont dit qu’il est écrit : « Heureux l’homme qui craint l’Éternel et qui désire ardemment ses commandements »  (Ps. 111, 1) -Rabbi Elazar dit : Ses commandements et non le salaire des commandements (A.Z. 19a). N’est-ce pas la meilleure et la plus claire des preuves de tout ce que nous avons avancé ?

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Synagogue de Maïmonide à Cordoue (© Olivier Long)

Mais il en est une plus grande encore, ils ont dit dans le Sifrí (paracha Eqev, Deut. 11, 13) : « De peur que tu ne dises je vais étudier la Torah afin de devenir riche, ou afin d’être appelé Rabbi, ou afin de recevoir un salaire dans le monde à venir, l’Enseignement dit : Lorsque vous accepterez d’obéir au commandement que Je vous ordonne aujourd’hui, pour aimer l’Eternel votre Dieu (Deut. 11, 13) -tout ce que vous faites, ne le faites que par amour. ” Voilà la question expliquée et il est clair désormais qu’il s’agit là du but des commandements et du fondement de notre foi en les sages, et cela n’est masqué qu’aux sots et aux naïfs, que des hallucinations folles et de pauvres représentations imaginaires ont déjà ravagés. Telle était l’élévation d’Abraham notre père  qui servait Dieu par amour (cf. Sota 31a) et c’est à cette voie qu’il faut aspirer. Or les sages connaissaient l’extrême difficulté de la question et savaient que tout homme n’est pas capable de la comprendre, et que même celui qui la saisirait la trouverait étrange au premier abord et ne croirait pas tenir avec cette idée la manière de penser véritable, car le chemin de l’homme est de n’agir que pour obtenir par le truchement de son acte un bénéfice ou pour éloigner un préjudice, et sans ces motifs son acte serait vain. Dès lors, comment dire à l’homme de Torah : Fais tel acte, mais ne le fais pas par peur du châtiment de Dieu, ni par espoir d’une récompense ? Une telle chose est extrêmement difficile, car tous les hommes ne comprennent pas la vérité au point de devenir semblables à Abraham notre père. C’est pourquoi ils permirent au peuple de poursuivre dans leur voie, de faire le bien dans l’espoir d’une récompense et de s’éloigner du mal par crainte du châtiment. Ils l’ont donc stimulé dans cette voie et ont affermi son état d’esprit, de sorte que celui qui comprend parvienne à connaître la vérité et à savoir quel est le chemin parfait, comme nous avons l’habitude d’agir avec un enfant lorsqu’il étudie, selon l’exemple rapporté précédemment. Et les sages n’ont guère apprécié l’attitude d’Antigone de Sokho qui a répandu parmi le peuple ce genre de conception et ils ont dit à ce sujet : « Sages, prenez garde à vos paroles, de peur que vous n’encouriez la peine de l’exil et que vous ne soyez déportés vers un lieu aux eaux mauvaises, et que les disciples qui vous suivent n’en boivent et n’en meurent, et que le nom des cieux ne soit profané « comme l’explique le traité Avot (chap. 1, michna 11). D’ailleurs, les hommes ne perdent pas totalement à ce jeu, en accomplissant les commandements par crainte des châtiments ou par espoir d’une récompense, mais ils demeurent dans un état d’inachèvement. Il vaut cependant mieux pour eux que les choses se passent ainsi et qu’ils acquièrent une disposition et une préparation convenant à l’accomplissement de la Torah, afin qu’ils puissent s’éveiller à la vérité et finissent par servir par amour. Tel est le sens de leur propos (cf. Pes. 50b, Naz. 23b, Sota 22b, etc.) : « Que l’homme s’affaire toujours à la Torah, même si ce n’est pas pour elle-même, car à partir de ce qui n’est pas une étude de la sagesse pour elle-même, il en viendra à l’étudier pour elle-même »

(Michna im Perouch Harambam, éd. Kappah, Jérusalem, 1963, vol.  2, p. 134-136, traduction Eric Smilévitch).

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Casa de sefarad, Cordoba (© Olivier Long)

 

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Olivier et Didier - Long

Olivier et Didier Long

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