Chaalou Chalom Yérouchalaïm, Didier Long au congrès Schibboleth, Jérusalem

 Voici le texte de ma conférence donnée au congrès Schibboleth ET SI C’ETAIT JERUSALEM, à Jérusalem ce matin au Menachem Begin Heritage Center, face au Mont Sion le 19 avril 2016 (Programme du Colloque et intervenants : If it was Jerusalem). Commentaire du Tehilim 122, remerciements au Rav Haïm Harboun.

En hommage à Raphaël Draï et à Benjamin Gross
Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah
Sous la direction académique de : Michel Gad Wolkowicz
vice-direction de : Michaël Bar Zvi
Mon texte ci dessous est plus long car je n’avais que peu de temps.

Je voudrais commenter avec vous quelques versets d’un Chir Amaalot, un de ces Chants des montées (psaumes 120 à 134) que chantaient les pèlerins qui justement montaient à Jérusalem pour les fêtes à l’époque du Temple.

(Ecouter ici le psaume 121 : Essa Enaï :
 » Je lève les yeux vers les montagnes d’où le secours me viendra-t-il ? du Nom du Seigneur »)

Un de ces psaumes que j’ai dit pendant dix ans dans le silence d’un cloître bénédictin… et qui a commencé à s’éclairer lorsque j’ai rejoint le judaïsme de strict observance de la synagogue au bout de ma rue. La Tente de la communauté Ohel Abraham dont le miniane m’accompagne ici.  Je suis alors revenu, il y a maintenant 6 ans, au judaïsme de mes ancêtres annoussim de Corse du sud. J’ai fait téchouva et me voici revenu à Yéroushalaïm. Baroukh Ata Hachem, hama’hazir chekhinato letsione. Béni soit l’Eternel qui fait revenir sa Chekhina à Sion, nous dit la 17 ème bénédiction.

Je veux remercier Mischa qui me donne l’occasion de marcher avec vous sur cette terre des vivants »[1] comme dit un autre Téhilim et dont Nahmanide nous a dit qu’elle n’est autre que celle de ceux qui sont vraiment vivants, les ressuscités. Des mots qui prennent tout leur sens ici et maintenant à Jérusalem en cette veille de Pessah.

Je veux dédier cette méditation à mon Maître, j’allais dire mon père, le Rav Haïm Harboun[2]. Par un drôle de hasard, je suis présenté à cette table ronde par un de ses élèves à Maïmonide et d’autre part… Cyril Aslanov qui enseigne la linguistique à l’Université Hébraïque de Jérusalem m’a confié avoir appris l’hébreu avec la méthode créée par Haïm Harboun pour apprendre l’hébreu à de nombreux enfants, Chevilim. Il n’est à peu près rien qui je vais dire ici que je n’ai vu de mes propres yeux sur les lèvres de mon ami, et ceci n’est pas une précaution oratoire mais la plus stricte vérité.

Haïm_Harboun

Je vais donc vous parler d’abord de l’Unité de cette ville et de son pouvoir de guérison des fractures. Dans un second temps j’essaierai de comprendre le Chalom qui règne dans ses palais. Enfin je voudrais dégager la signification religieuse du Temple de Jérusalem pour toute l’Humanité.

Yérouchalaïm, abénouya Kéir chéroubékha lo iakhdav, « Yerouchalaïm bâtie comme une ville où tout ensemble ne fait qu’un ! »

La Téhilla commence ainsi :

122 – תְּהִלִּים

א  שִׁיר הַמַּעֲלוֹת, לְדָוִד:
שָׂמַחְתִּי, בְּאֹמְרִים לִי–    בֵּית יְהוָה נֵלֵךְ.
1 Chant des degrés. De David. Quelle joie quand on m’a dit: « Allons à la maison de l’Eternel. »
ב  עֹמְדוֹת, הָיוּ רַגְלֵינוּ–    בִּשְׁעָרַיִךְ, יְרוּשָׁלִָם. 2 Maintenant nos pieds s’arrêtent en tes portes, ô Yerouchalaïm,
ג  יְרוּשָׁלִַם הַבְּנוּיָה–    כְּעִיר, שֶׁחֻבְּרָה-לָּהּ יַחְדָּו. 3 Yerouchalaïm bâtie comme une ville où tout ensemble ne fait qu’un!

De quelle unité parle-t-on ? quel est ce UN, ce ehad, cette Unitude dont se réclament tous les fils d’Abraham et que nous les juifs nous proclamons matin et soir dans le Chema depuis 3 millénaires ? Ce ehad que semble émaner de Yeroushalaïm ?

Ce ehad est bien sûr avant tout, le sens même de la fête de Pessah que nous allons vivre dans quelques jours qui unifie le temps, l’espace, la société dans le Korban Pessah.

UNITE DU KORBAN PESSAH :
Korban est un mot qui signifie « s’approcher, apporter » car on s’approchait du Grand-Prêtre. Pas un seul des os du korban Pessah, le sacrifice pascal, ne devaient être brisés, cassés en deux, ils devaient rester UN. Voilà pourquoi on met un os dans l’assiette du Seder. Lors de la grillade, la bête devait rester entière ; ne pas être découpée auparavant en morceaux. L’agneau devait être : ben chana, fils de l’année, il avait UN an, Ehad. Il devait être entièrement cuit : « N’en mangez rien qui soit à demi cuit, ni bouilli dans l’eau mais seulement rôti au feu, la tête avec les jarrets et les entrailles ».(Ex 12, 9)

UNITE DU TEMPS :
Tout se passait le  mois UN de l’année : « Ce mois-ci est pour vous le commencement des mois; il sera pour vous le premier des mois de l’année. » (Ex 12, 2). Tout devait se dérouler en un jour,  on ne devait pas consommer le korban Pessah le lendemain, Il était proscrit d’en laisser jusqu’au matin ; tout devait être consommé la nuit même. « Et l’on en mangera la chair cette même nuit ...Vous n’en laisserez rien pour le matin; ce qui en serait resté jusqu’au matin, consumez-le par le feu. » (Ex 12, 8. 10)

UNITE DE L’ESPACE :
La famille devait rester unie dans la maison unifiée : « Que pas un d’entre vous ne franchisse alors le seuil de sa demeure, jusqu’au matin. » (Ex 12, 22).

UNITE SOCIALE :
Pessah fête de l’unité de la famille : « On se procure UN agneau par maison » (Ex 12, 3). Quitte à réunir deux maisons pour manger UN agneau (Ex 12, 4).  Pessah, fête de l’unité du peuple alors que le pauvre, le lévite sans terre, le serviteur la servante, l’orphelin sont invités à la table (Ex 16). Ce qu’on rappelle dès le début de la Haggadah :

«  Voici le pain de misère que nos pères ont mangé en terre d’Egypte. Quiconque a faim vienne et mange ! Quiconque est dans le besoin vienne et célèbre Pessah avec nous ! Cette année ici, l’an prochain dans le Pays d’Israël, cette année esclaves, l’an prochain, hommes libres. »

 

LA FRACTURE ET LE SACRIFICE

Unitude qui renvoie à l’unité intérieure. Unité espérée car en vérité la réalité quotidienne de notre monde phénoménal, est la fracture : Fracture mentale, fracture sociale, fracture spirituelle.

Nous sommes ces vies en miettes, dispersée, incapables de nous recueillir et donc d’accueillir les autres. Nous sommes physiquement en Galout, en diaspora, dispersés, notre monde est celui de la duplicité. La mort, le péché nous morcelle donc. La mort nous sépare et nous divise intérieurement. Et c’est là que rentre en piste un personnage tout à fait intéressant qui était au cœur de cet édifice religieux, mais aussi cour suprême mais aussi abattoir… qu’était le Temple.

Face à la fracture psychique et sociale Israël avait trouvé un rôle très original, celui du Grand Prêtre qui était un pschothérapeute avant l’heure. le Temple de Jérusalem était en réalité non pas seulement un lieu de culte mais de guérison profonde devant le prêtre, sorte de médecin des âmes bien avant l’heure.

Car il est bien clair que les sacrifices exécutés en cette ville, alors que l’on confessait sa division et sa duplicité intérieure à Dieu ou au Cohen Gadol. Ou bien la fracture de son couple (Je fais référence à la femme Sotah). Tous ces rituels visaient à reconstruire l’Unité de l’individu et par là celle de toute la société.

L’homme qui reconnaissait sa faute allait à Jérusalem (pour les fêtes de pèlerinage) montait le long d’une longue rampe vers l’autel. C’était un spectacle sacré, impressionnant et saisissant. Il confessait sa faute puis le prêtre égorgeait devant lui l’animal vivant.

Il s’agissait alors de lui faire revivre son trauma dans une sorte de théâtralisation sacrée, de prendre ce que cette personne possédait de plus cher, sa plus belle bête où même deux tourterelles pour le pauvre. De tuer ces animaux en direct brutalement, et par cet électrochoc de provoquer un processus d’abréaction. (dés 1953 Freud avait découvert ce concept d’abréaction,  il s’agit pour lui non seulement de se remémorer un trauma mais d’en expérimenter à nouveau les affects et l’expérience émotionnelle)

En voyant la bête mourir à sa place le sujet pouvait guérir de sa culpabilité et désormais faire techouva, réparer. De réunifier le sujet morcelé. Comme dit un Psaume : « Unifie mon coeur pour qu’il craigne ton nom! » (Ps 84, 11). C’est un processus individuel et collectif.

Ce processus est raconté par une histoire du Traité Makot du Talmud de Jérusalem  au folio 11 b :

On demanda à la Hokhmah, la sagesse : « Qu’adviendra-t-il d’une âme qui a fauté ? »

La Hokhmah répondit : « Le fauteur ; le mal le poursuivra », indiquant ainsi qu’il sera constamment hanté par sa faute.

On posa la même question à la Prophétie. Elle répondit : « Le fauteur devra mourir ! »

On posa la même question à la Torah qui répondit : « Qu’il apporte un sacrifice et le pardon lui sera accordé. »

Enfin, on demanda à D.ieu ! D.ieu répondit : « Qu’il fasse Téchouva, qu’il retourne à D.ieu et il sera pardonné. »

Il s’agit donc d’un processus de Techouva dans lequel la personne prend conscience de sa faute, voit la bête mourir à sa place, accomplit la mitsva et enfin répare sa faute.

La Torah nous raconte autrement ce processus de vies en miettes, ou plutôt d’un peuple en miette réunifié par un trauma « revisité ».

DU VEAU D’OR AU MISHKANE
Il faut se rappeler que la construction du Mishkane suit immédiatement l’épisode du veau d’or dans la Torah. Aaron le  premier prêtre s’est trompé. Il n’a pas eu le courage d’attendre Moïse face à un peuple complètement insécurisé et désorienté au désert, un lieu sans repère, comme un enfant. Aaron demande donc aux femmes de donner leurs bijoux d’or[3]pour construire le Veau d’or. Cet événement a fait voler en éclat l’unité du peuple, a brisé son unité.

A cet épisode répond la construction du Mishkane et de la  Ménorah du Temple. [4] . Que demande Moïse ? Et c’est le premier grand psychologue moderne… à Aaron : De revivre le trauma. Les femmes vont donc amener leurs bijoux pour construire le Mishkane, et le candélabre d’une seule pièce (ehad) qui signifie l’unité retrouvée Israël… Une Ménorah faite d’une seule pièce dont le tronc central ce sont les Hakhamim mais dont on ne  peut exclure aucun juif. Il s’agit donc à chaque fois de reconstruire l’unité psychique, celle de du peuple morcelée et fracturée. Mais comment « reconstruire, réparer » ? le psaume nous donne la clé.

RECONSTRUIRE JERUSALEM DE PIERRES EN FILS…
Il dit « Yeroushalaïm BATIE comme une ville où tout ensemble ne fait qu’un ? » pourquoi « bâtie », abénouya ? Comment « construire » Jérusalem ?

Comme vous le savez probablement le verbe banaïr a un double sens en hébreu, celui de « construire » mais aussi d’ « éduquer » un enfant. Un juif n’élève pas son fils, il le construit. Cette construction de l’enfant vise le ‘Ehad c’est-à-dire son unité. De passer de la dispersion à l’unité, de la schizophrénie à l’unité, du corps morcelé à l’image unifiée de l’Éternel qui est en chaque homme depuis la création d’Adam a rishon. Il s’agit de construire un mur dont les pierres sont les enfants.

Au milieu du Saint des Saints se trouvait un rocher dit Even Hachetiyah, la « Pierre de Fondation », devant laquelle siégeait l’arche si l’on en croit la Tradition ( Talmud de Babylone, Yoma, 53b), et où Isaac fut proposé en sacrifice par Abraham à l’Eternel (Gen. 22,2).  Et on se rappelle que dans le Psaume 118 « la pierre d’angle » du Temple, est justement « rejetée des bâtisseurs » car elle ne fait pas nombre avec les autres, comme Israël est ehad ne fait pas nombre avec les autres Nations, il témoigne de l’unité du D. UN.

כב  אֶבֶן, מָאֲסוּ הַבּוֹנִים–    הָיְתָה, לְרֹאשׁ פִּנָּה. 22 La pierre qu’ont dédaignée les architectes, elle est devenue la plus précieuse des pierres d’angle.
כג  מֵאֵת יְהוָה, הָיְתָה זֹּאת;    הִיא נִפְלָאת בְּעֵינֵינוּ. 23 C’est l’Eternel qui l’a voulu ainsi, cela paraît merveilleux à nos yeux.

Moïse Maïmonide au Moyen Age nous parle de la Even Hachetiyah, la « Pierre de Fondation » (Lois de la maison d’élection 3, 1) du premier Temple de Salomon en s’appuyant sur le Talmud (Talmud traité Yoma, 53b), cette « Pierre de Base » ou d’angle, au nom du Service Divin qui est la base du Monde.

d’autres pierres. Il affirme  que l’emplacement de l’Autel du Temple, lui aussi construit en pierres que n’avaient pas touché le fer (le fer symbole des armes et de la violence était interdit dans le Temple –Si toutefois tu m’ériges un autel de pierres, ne le construis pas en pierres de taille; car, en les touchant avec le fer, tu les as rendues profanes. – Ex 20, 22), cet endroit sur lequel Avraham s’apprêtait à sacrifier Isaac (Gen. 22,2) qu’il identifie avec toute la Tradition au Mont Moriah est le lieu de la création de l’homme et aussi celui de son pardon :

C’est une tradition acceptée par tous que l’endroit même où David puis Salomon placèrent l’Autel, la grange de Aravnah, est à l’emplacement de l’Autel construit par Abraham pour y sacrifier Isaac, et aussi le lieu où Noé construisit un autel en sortant de l’Arche, l’autel même où Caïn et Abel apportèrent leur offrande, le lieu où Adam fit une offrande après avoir été créé, et c’est de cet endroit là qu’il fut créé. Nos Sages ont enseigné :  » l’homme fut créé de l’endroit où il trouverait son pardon ».(Rambam, Lois de la Maison d’Election, chapitre 2, 2)

« L’homme fut créé à l’endroit où se trouvait son pardon ». L’homme pardonné par le prêtre était donc recréé, un homme neuf devant l’Eternel. Le judaïsme est une sanctification du temps (Cf. Abraham Joshua Echel dans Les bâtisseurs du temps). Privé de son Temple Israël a construit un Temple dans le temps et plus seulement dans l’espace après l’exil. Depuis l’an 70, il ne nous reste plus que le sacrifice des lèvres, l' »esprit brisé » dont parle le psaume 40. Et surtout nous n’avons plus d’autre choix : l’holocauste est le sacrifice de nos lèvres et la reconstruction du monde Torah vemitsvoth.

ז  זֶבַח וּמִנְחָה, לֹא-חָפַצְתָּ–    אָזְנַיִם, כָּרִיתָ לִּי;
עוֹלָה וַחֲטָאָה,    לֹא שָׁאָלְתָּ.
7 Tu ne veux ni sacrifice ni oblation, tu m’as perforé des oreilles [pour entendre] tu n’exiges ni holocaustes ni victime.
ח  אָז אָמַרְתִּי, הִנֵּה-בָאתִי:    בִּמְגִלַּת-סֵפֶר, כָּתוּב עָלָי. 8 Aussi je dis: « Voici, je viens ! Dans le rouleau du livre est écrit pour moi ce que tu veux que je fasse.

Le mot eben pierre contient av le père et ben le fils. Il fait l’unité des générations. Le signe le plus sûr de cette unité de l’humanité est donné à la fin des temps. La Haftarah de ce Chabbat Hagadol, nous disait que, à la fin des temps, le prophète Elie «ramènera le cœur des pères vers leurs enfants et les cœurs des enfants vers les pères » (Malachie 3, 24). La construction dont il s’agit ici est donc la transmission de la torah, celui qui la transmet à son fils ou à sa fille construit Jérusalem.

Le sujet morcelé est double, triple, multiple, un autre, d’autres agissent à sa place. Il  perd l’estime de lui-même car il ne sait plus qui il est et devient la proie de tous les dangers qui passent. Il succombe à toutes ses addictions. Là où l’inconscient appelle à tous les plaisirs sans limite, à la dispersion, la Torah unifie, construit. Jérusalem est donc la ville du ehad, d’une Unité promise qui est une lente construction. Ma’aseh avot siman levanim les actes des pères sont un signe pour leurs enfants.

Tout ce que nous pouvons construire, et peut être réparer, dans tous ces malheurs que nous voyons autour de nous et d’abord dans nos propre familles et communautés, participe de la reconstruction du Temple Jérusalem.

L’unité dont nous parlons est donc une unité psychique mais aussi une unité métaphysique. Il s’agit aussi d’unifier l’humanité toute entière, de faire tout notre possible pour passer de la dispersion, la diaspora à Jérusalem, de la Galout à la Géoula… ces deux mots ont la même racine, ils sont donc une même réalité transcendante, comme l’a montré Benjamin Gross à la suite du Maharal le Maharal de Prague.

Le moussaf de la Téhila du Chabbat confirme cette interprétation. Nous disons :

Rabbi Eléazar dit au nom de Rabbi H’anina : « Les Sages accroissent le Chalom dans le monde ainsi qu’il est dit : «Tous tes enfants sont des habitués de l’Eternel, grand est le Chalom de tes enfants » (Is 59, 13).  Ne dis pas « tes enfants » mais « tes constructeurs »

La construction de Jérusalem, la réparation du monde, l’éducation par les « constructeurs » du temple que sont les Hakhamim entraîne le Chalom nous dit la Téfilah. … Et la Téfilah cite la fin de notre Psaume 122 qui appelle la paix sur la maison de l’Éternel à Jérusalem. C’est la seconde partie de ce psaume.

DES PIERRES DANS MES REINS : LE SECRET DU RABBIN KORSIA
Qu’on me permette un souvenir personnel. Dans mon livre Des noces éternelles, un moine  à la synagogue (Lemieux éditeur 2015), je raconte un souvenir très personnel.

Comment ce nom de Pierre était celui de l’arrière-grand-père de ma femme zal mort à la bataille de Sédul-Bhar en 1915. Comment cet homme né de mère Picard et de Pierre Beck à Troyes, marié une première fois à une Marie Lang fleuriste à Paris venue du Luxembourg, comment cet homme l’abandonna avec son enfant et parti pour devenir légionnaire à Sidi Bel Abbès en Algérie. Ce Pierre a laissé un trou béant dans la construction du mur de notre mémoire familiale. Je raconte comment les générations  qui ont tout oublié se sont néanmoins transmis à leur insu comme un talisman de génération en génération ce phonème de « pierre », sa grand mère s’appelant Pierrette, son oncle Pierre, et mon fils… Pierre-André.

Je raconte enfin dans le chapitre « Des pierres dans mes reins » comment une crise de coliques néphrétiques (des calculs de pierre calcaire dans les reins) me ramena à ce point névralgique; et comment à cet instant alors que je hurlais de douleur et demandais ma conversion au judaïsme au Rabbin Haïm Korsia, qui est comme un frère pour moi, celui-ci me transmis ce SMS qui illumina mes « pierres » :

« Didier, Pour toi et rien que pour toi : even = av + ben« . ‘Haïm.

Et sur cette Pierre je n’ai donc pas  » bâti une église »… mais une école de la Torah ! en revenant à l’hébreu et en apprenant la Torah à mes enfants, rebouclant la chaîne de pierres venues du Sinaï. La pierre du Mont Moriah a été le lieu de ma re-création et aussi celui de mon pardon. J’ai probablement vécu alors un processus d’abréaction que je qualifierai de transgénérationnel. J’ai revécu  la rupture d’abandon du judaïsme de ce Pierre Beck et j’ai voulu la réparer. Et moi, aujourd’hui face au Mont Sion, je vous confie ce secret de famille.

Shaalou shalom Yérouchalaïm, Appelez la paix sur Jérusalem.

ו  שַׁאֲלוּ, שְׁלוֹם יְרוּשָׁלִָם;    יִשְׁלָיוּ, אֹהֲבָיִךְ. 6 Appelez la paix sur Yerouchalaïm : « Qu’ils soient heureux ceux qui t’aiment! »
ז  יְהִי-שָׁלוֹם בְּחֵילֵךְ;    שַׁלְוָה, בְּאַרְמְנוֹתָיִךְ. 7 Que la paix règne dans tes murs, la sécurité dans tes palais!
ח  לְמַעַן, אַחַי וְרֵעָי–    אֲדַבְּרָה-נָּא שָׁלוֹם בָּךְ. 8 Pour mes frères et mes amis, je dirai donc : Paix sur toi.
ט  לְמַעַן, בֵּית-יְהוָה אֱלֹהֵינוּ–    אֲבַקְשָׁה טוֹב לָךְ. 9 Pour l’amour de la maison de l’Eternel, notre D-ieu, je te veux du bien

« chaalou chelom Yeroushalaim » Appelez la paix sur Jérusalem ;  Ichlayou Avaikh « Qu’ils soient heureux ceux qui t’aiment! » ;  Yeei Chalom Bekhelekh, Chalom Behakhmenotaïkh « Que la paix règne dans tes murs, la sécurité dans tes palais! » ; Lemaan, Beit Adonaï Eloeïnou avaqacha tov lakh « Pour l’amour de la maison de l’Eternel, notre D-ieu, je te veux du bien ».

En hébreu, au lieu pour dire « Comment ça va ? » on dit : Ma Chlomkha ? « Quelle est ta plénitude ? Quelle est ta paix ». Et c’est la racine même de Yeroushalaïm. « Chaalou chalom Yeéroushalaïm » saluez Jérusalem par la plénitude.

Le psaume 85, 11 nous dit que « L’amour (Hessed) et la vérité (Emet) se rencontrent, la justice (tsedaka) et la paix (Chalom) s’embrassent. » Qu’est-ce que ce Chalom ?

Les recherches de Benjamin Gross (zikhrono liverakha) qui a usé ses yeux à lire le Maharal de Prague peuvent être accueillies chaleureusement en cette assemblée. En effet il rapporte que le Maharal dans le Derouch Hachabbat Hagadol dit que la valeur numérique de Chalom est la même que celle d’Esaw : 376.

Dès le sein de leur mère la Torah dit que les deux jumeaux « s’entrechoquaient » (Gn 25, 22). Et le midrash tiré de la Pirqé de Rabbi Eliézer commentant cela explique :

Lorsque Jacob et Esaü furent dans le sein de leur mère Jacob, dit à Esaü : ‘’Deux mondes s’offrent à nous, ce monde –ci et le monde à venir. Dans ce monde nous pouvons manger, boire, commercer, prendre femme, engendrer des enfants, dans le monde à venir ne s’appliquent aucune de ces normes. Veux-tu prendre ce monde et m’abandonner le monde à venir ?’’ suivant la parole de l’Ecriture « Vends moi ce jour ton droit d’ainesse » (Gn 35, 31). A cette heure, alors qu’ils se trouvaient dans le sein de leur mère, Esaü nia aussitôt la résurrection des morts en s’écriant : ‘’ Voici que je vais mourir ! A quoi bon pour moi le droit d’ainesse !’’ Alors Esau pris sa part dans ce monde tandis que Jacob attend sa récompense dans le monde à venir.[5]

Le Maharal dit que les nations sont du coté d’Esaw, dédiées à l’Olam Azé tandis qu’Israël est dédié à l’Olam Abba. Non pas qu’il n’y ait aucune spiritualité chez les Nations ni aucun engluement dans le matériel en Israël. Mais parce que selon lui les Nations, Esaw, trouvent leur accomplissement, leur plénitude, leur Chalom dans la matérialité ; tandis que Jacob Israël trouve son Chalom dans l’Eternel. Cette hétérogénéité fondamentale explique l’histoire tragique de notre peuple. Nous sommes fondamentalement, radicalement hétérogènes à ce monde où tout meurt. Notre Torah qui protège le faible, le pauvre, la veuve et l’orphelin, qui nous ordonne de relever la bête de notre ennemi et de ne pas porter rancune… est fondamentalement hétérogène avec la violence des nations.

C’est quand même  un drôle de Chalom, car toute sa vie Jacob sera le prototype du juif en fuite et insécurisé comme nous l’avons été pendant des siècles, ce qui forme une partie de notre héritage psychique et physique. Il est en fuite car son frère Esaü veut le tuer : Veaarga et yaakov ari « Je tuerai mon frère Jacob! ». Si l’on en croit nos Hakhamim chaque juif est Jacob, il creuse des puits pour les Nations qui les rebouchent, ses fils poursuivent inlassablement sa tâche. Jacob c’est celui qui se présente devant Esaw son frère narcissiquement frustré, et qui lui dit : « je suis ton serviteur»[6]. Dans sa finesse psychologique Jacob comprend que son frère se sent dévalorisé, rabaissé à ses propres yeux, alors il l’élève, le grandit. Il va jusqu’à lui offrir aussi cette part d’héritage qui provoque le ressentiment d’Esaü. « A qui sont ces troupeaux ? A ton serviteur Jacob; ceci est un hommage adressé à mon seigneur Ésaw ». (Gn 32, 18-21). On se rappelle la fin de  l’épisode : Esaw a pleuré dans les bras de son frère.

Notre Chalom est celui de Jacob et non celui d’Esaw, nous marchons devant le Très Haut et non pas devant les idoles de ce monde. Comme Jacob nous marchons devant l’Eternel mais nous boitons. Nos Hakhamim ont constaté une chose en lisant la Torah, nulle part n’apparait la mort de Jacob. Alors ils en ont conclu avec l’adage talmudique « Jacob n’est pas mort ». Maase Avot siman levanim. Am Israël Haï. Voilà ce qu’est notre Chalom.

Le Temple maison de l’humanité

« Pour mes frères et mes amis, je dirai donc : Paix sur toi. ». On peut se demander quels sont ces frères et ces amis sur qui on appelle la paix dans le Temple. A qui est destiné  le Temple ?

La Thora et la tradition sont formelles : le Temple n’est pas la maison d’Israël, Le Temple est la maison de toute l’humanité. Dans sa prière le roi Salomon, lors de l’inauguration du premier Temple racontée dans le Premier Livre des Rois le monarque dit :

Je t’implore aussi pour l’étranger qui ne fait pas partie de ton peuple Israël et qui viendrait de loin pour honorer ton nom. Car ils entendront parler de ton grand nom, de ta main puissante et de ton bras étendu, et ils viendront prier dans cette maison; toi, tu l’écouteras des cieux, du LIEU de ta demeures, et accorde à cet étranger tout ce qu’il te demandera, afin que tous les peuples de la terre connaissent ton nom, qu’ils te révèrent comme ton peuple Israël, et qu’ils sachent qu’elle est sous l’invocation de ton nom, cette maison que j’ai bâtie !

Le rituel du temple avait intégré ce cosmopolitisme : lors de la grande fête de Souccot où chaque famille construisait sa maison de branches familiale on offrait 70 taureaux en Holocauste en l’honneur des 70 Nations de la terre en agitant le loulav vers les 4 points cardinaux, vers la terre et le ciel pour mieux souligner la particularité locale et provisoire de la cabane d’Israël et la pérennité incommensurable de la Torah de l’Eternel. Une Torah qui contient le plan du Temple, de l’univers et de toute humanité, bien avant  que le monde fut créé comme le montre le Maharal.

Le Kotel que vous avez vu, est l’ancienne enceinte du parvis des païens qui  était immense en surface par rapport au parvis des femmes et d’Israël qu’il enserrait. L’enceinte d’Israël, le Kodech protégeait comme un écrin Kodech a Kadoshim. Temple bizarre d’une croyance étrange puisque ce lieu était vide et non pas rempli de la statue d’un dieu à adorer, une absence inimaginable.

Le Maqom, le Lieu, (AhMaqom) en référence au Temple et au mont Moryiha, qui est un des noms de l’Eternel, faisait signe de l’incommensurable non pas seulement pour Israël qui n’en est que le prêtre, mais pour toute l’humanité. Qadosh ne signifie pas « mieux » mais « particularisé », signifiant. Dans le livre des Nombres l’Eternel parle de Moïse  et il dit : « … de toute ma maison il est le plus fidèle » (Nb 12, 7). Et quand Maïmonide réfléchit à ce qu’est cette maison il affirme qu’il ne s’agit pas d’Israël mais de la création, de l’univers et de la totalité des choses existantes.

La prière a gardé en son cœur cette universalité de la liturgie du Temple.

Comme vous le savez toute prière communautaire se termine par :

Véhaya Adonaï lémélékh ‘al kol haarets bayom hahou yiyeh Adonaï éhad ouchmo éhad : « Adonaï (mon Seigneur dans la prière car on ne peut prononcer le Nom) sera roi de toute la terre et, en ce jour, Adonaï sera Un et son nom sera Un ».

Moïse Maimonide a commenté ce verset fondamental dans le Michné Torah et il y affirme.

Malgré tout, les pensées du Créateur du monde sont impénétrables pour l’homme, notre conception et notre pensée sont différentes de la sienne. En effet, toutes ces choses-là concernant Jésus le nazaréen, et l’Ismaélite qui vint après lui [Muhammad], ne sont venues qu’afin de préparer le chemin pour le roi Messie, pour améliorer le monde entier à servir Dieu ensemble : Alors je transformerai les peuples d’un langage commun pour que tous invoquent le nom de l’Eternel et le servent d’un cœur unanime  (Sophonie 3,  9).
Moïse Maïmonide, Michné Torah (lois des Rois 11, 4).

D-ieu est donc le D-ieu non pas d’Israël mais de tous les bnei Noah, de toute l’humanité. Je tiens à dire que l’universalisme que je décris ici n’a rien de Chrétien, il est la plus pure Tradition d’Israël.

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Israël a donc  « inventé » une maison, une arche pour sauver non seulement Israël mais toute l’humanité. J’ai suffisamment insisté pour dire en quoi cette construction de pierres était en réalité la Tradition reçue (messara) et transmise (qabala) de père en fils[7] depuis le Sinaï. Maassé Avot Siman Levanim. J’ai montré qu’Israël est le porteur irrévocable du Chalom au bénéfice de toute l’humanité. C’est ce que signifie le nom de cette ville tournée vers les Cieux.

« Car de Sion sort la Torah et de Jérusalem la Parole du Seigneur » (Is 2,3)

Ki mitsion tétsé Torah vedava Adonaï Yerouchalaïm,

[1] Tehilim 116, 9.

[2] Dont la vie paraitra en mai, Du Mellah à la Sorbonne, Lemieux Editeur.

[3] Ex 32, 2

[4] Ex 35, 5.

[5] Cité par Benjamin Gross dans Le messianisme juif dans la pensée du Maharal de Prague, Albin Michel, 1994, pg. 88.

[6] Il leur avait donné cet ordre: « Vous parlerez ainsi à mon seigneur, à Ésaü: ‘’Ainsi parle ton serviteur Jacob’’ (Gn 32, 5). Tout au long de l’épisode on entend : « ton serviteur Jacob a dit … ton serviteur Jacob a dit ».

[7] Pirqé Avot 1, 1

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