Dans l’atelier de Shelomo Selinger avant Kippour

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Ruthy, Shelomo, Didier

Une impression étrange m’a saisi en entrant dans l’atelier de Shelomo Selinger. Celle d’être en face d’une foule de gens avec qui je suis lié par une solidarité invisible, celle du Am Israël. A 13 ans et demi Shelomo a été retrouvé sur un tas de cadavres à Terezin par un officier soviétique juif qui l’a emmené à l’hôpital militaire. En sortant il a été amnésique pendant 7 ans. Il est sorti de l’amnésie par l’art en sculptant ces étranges visages comme quelqu’un qui tente de ressusciter ceux qui sont partis.

Shelomo m’a dit :

« Je ne crois pas en D-ieu mais c’est mon Kaddish, c’est étrange non ? un juif non religieux qui dit le Kaddish ».

J’ai failli lui dire que l’Eternel était au delà de tout mais je me suis repris. Il n’y a pas de réponse au camp. Gérard Haddad me l’a dit.

Ruthy porte en elle toute la noblesse des juifs russes, elle est une sorte de mystique hassid, elle a toujours ces yeux bleus qui brillent qui reviennent de très loin comme s’il avait plu sur son âme.

J’ai repensé à ces mots de Leïb Rochman :

« J’appartenais à une espèce qui ne relevait plus des cimetières. Une espèce qui s’effondre sur les routes y menant, mais dont les tombes restent désertes à jamais. »

Kippour arrive. Serai-je digne d’eux ? Saurais-je le dire à mes fils ?

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Quelques mots de A pas aveugles de par le monde (1968) de Leïb Rochman qui traduisent cette impression étrange.

« Personne n’était resté. Ils avaient tous expiré leur âme en fumée : sa mère, qui l’avait porté et l’avait expulsé de son corps pour en faire un être indépendant, sa sœur et son frère, qui étaient le fruit de la même matrice et s’étaient nourris au même sein ; toute sa parentèle – oncles, tantes, cousins, issus du même sang. Comment rester seul dans le vide qu’ils avaient laissé ? Les camarades de sa cour, les voisins de sa rue, tous les habitants de sa ville. Tous les Juifs des villes et des pays environnants – des monceaux de cendres dispersés. Et lui, lui, il était là, il existait, on pouvait le toucher.»

« Il marchait sur les traces de sa communauté perdue – sur leurs traces effacées. »

« Il comptait sur ses doigts au rythme de la pendule : ma mère-un ; Myriam- deux ; Esther- trois ; Dinah- quatre et lui-cinq. Lui, il était en vie. Dinah- quatre. Oui, un instant… Il allait laisser la pendule émettre son tic- tac ; plus tard, il reprendrait son compte. Il voulait compter tous les siens assassinés- les oncles, les tantes, les cousins. I fallait se souvenir de tous. Ici, dans cette maison, il allait dire kaddish, la prière pour les morts, pour eux tous. Il va rappeler leur nom et ceux de leurs mères. Il va reprendre à partir de Dinah- quatre ; leur frère, Meïer, Meïer avec ses cheveux d’un roux de bronze- cinq. Pourquoi avait-il un souvenir si vague de Meïer ? Continuons. Et Esther, comment était-elle ? Il devait ramener à lui chacun de leur visage et le contempler un instant. Ils défileront tous devant lui.»

« Il savait que les rayons insaisissables qui aurait pu les unir étaient rompus. Mais pas seulement les leurs. De chaque être émanaient des rayons qui englobaient le monde entier et attachaient les hommes les uns aux autres. Tous intimement mêlés. Tout était dans tout. Mais les rayons s’étaient éteints. »

« Il était loin, maintenant. Il était libre. Il ralentit le pas. Il s’arrêta devant un trou dans la haie. Il y colla un œil pour voir l’intérieur du jardin. Tout était visible, miraculeux. Soudain, immobile, il fut assailli par son passé. Il y plongeait son regard comme dans un monde lointain. En cet instant, il sut que dans toutes ses fuites, dans ses heures les plus solitaires, dans les lieux les plus invraisemblables, ce jardin lui ferait signe, l’appellerait.»

« Seules demeuraient les ombres. On ne peut les gazer, et les balles ricochent contre elles : on les voit donc déambuler en rasant les murs ou les trottoirs. Des gens marchent sur elles, mais elles glissent sous leurs pieds et continuent leur route. On ne peut les saisir. »

Leïb Rochman, À Pas aveugles de par le monde, trad.du yiddish par Rachel Ertel, Paris, Denoël, 2012, 831 p.

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Rami le fils de Shelomo et Ruthy jouait de son saxophone. C’était mystérieux. Beau et profond.

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Un commentaire sur « Dans l’atelier de Shelomo Selinger avant Kippour »

  1. Le Livre de la Vie est le livre suprême
    Qu’on ne peut ni ouvrir ni fermer à son choix.
    On voudrait revenir à la page où l’on aime
    Et la page où l’on meurt est déjà sous nos doigts.
    (Lamartine)

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