« Sur le chemin de la Charité se trouve la Vie et son sentier aboutit à l’immortalité » (Proverbes 12, 28)

Du désir de richesse

Photo de Sebastiao Salgado

Quand l’homme sans spiritualité a une maison il en veut une plus grande encore ; Une fortune ? Il n’en a jamais assez ; Une belle femme ? il en veut une encore plus belle ou plus jeune encore, la « femme idéale »… et ainsi se passe la vie de l’homme sans D-ieu (nous tous par moment !) qui ne voit pas la profondeur de l’existence et passe son temps à vouloir transformer les ronds en carrés jusqu’à ce que la mort le surprenne. On peut donc vivre comme un mort vivant et « traverser sa vie comme une mouche » selon l’expression de notre Rav Haïm Harboun instruit de cela par le Hédèr (chambre- salle de classe) du Mellah de Marrakech !

Un jour, homme riche qui a construit des supermarchés pour nourrir des millions de personnes, Gérard Mulliez, fondateur d’Auchan, disait ceci : « Je ne vais quand-même pas manger 7 fois par jour ! ». Sage constatation.

Notre désir est infini et on est toujours le pauvre de quelqu’un.

La plupart des gens autour de nous ont un toit, de quoi manger, dormir, se vêtir, des chaussures. Les récents conflits des gilets jaunes nous renvoient à cette question éternelle, que signifie « être pauvre » ? Comment rétablir l’équilibre social ? partager un peu de la fête fraternelle en ce monde où nous ne faisons que passer ? Ce qui est quand même beaucoup plus marrant que de grignoter son gâteau tout seul dans un coin de la cour de récréation…

Essayons de comprendre cela du point de vue de la Torah :

« A la vérité, il ne doit pas y avoir d’indigent chez toi« 

Très curieusement, les lois de la pauvreté suivent une évocation de la Chemita, du repos chabbatique de la terre, dont nous avons longuement parlé qui sont une butée au désir de l’homme face à celui d’autrui. Comment être quadoch comme l’Omniprésent et Quadoch, c’est-à-dire en miroir ? En pratiquant la justice envers le pauvre nous disait la paracha Quedochim de multiples fois : en abandonnant aux pauvres la récolte au bout du champ, la glanure et les produits de la récolte oubliés qui en disposent à volonté, en ne gardant pas le salaire du journalier jusqu’au lendemain … :

« Tous les sept ans, tu pratiqueras la loi de la jachère (Chemita) Voici le sens de cette rémission (ve-zé davar a chemita – « voici la chose de la chemita ») : tout créancier doit faire remise de sa créance, de ce qu’il aura prêté à son prochain. Il n’exercera pas de contrainte contre son prochain et son frère, dès qu’on a proclamé la rémission en l’honneur de l’Éternel. L’étranger, tu peux le contraindre; mais ce que ton frère aura à toi, que ta main l’abandonne.

A la vérité, il ne doit pas y avoir d’indigent chez toi; car l’Éternel veut te bénir dans ce pays que lui, ton Dieu, te destine comme héritage pour le posséder. »

Mais c’est quand tu obéiras à la voix de l’Éternel, ton Dieu, en observant avec soin toute cette loi que je t’impose en ce jour. Car alors l’Éternel, ton Dieu, te bénira comme il te l’a promis; et tu pourras prêter à bien des peuples, mais tu n’emprunteras point; et tu domineras sur bien des peuples, mais on ne dominera pas sur toi. Que s’il y a chez toi un indigent, d’entre tes frères, dans l’une de tes villes, au pays que l’Éternel, ton Dieu, te destine, tu n’endurciras point ton cœur, ni ne fermeras ta main à ton frère nécessiteux. Ouvre-lui plutôt ta main! Prête-lui en raison de ses besoins, de ce qui peut lui manquer! Garde-toi de nourrir une pensée perverse en ton cœur, en te disant « que la septième année, l’année de rémission approche, » et, sans pitié pour ton frère nécessiteux, de lui refuser ton secours: il se plaindrait de toi au Seigneur, et tu te rendrais coupable d’un péché, Non! Il faut lui donner, et lui donner sans que ton cœur le regrette; car, pour prix de cette conduite, l’Éternel, ton Dieu, te bénira dans ton labeur et dans toutes les entreprises de ta main »

Or, il y aura toujours des nécessiteux dans le pays; c’est pourquoi, je te fais cette recommandation: ouvre, ouvre ta main à ton frère, au pauvre, au nécessiteux qui sera dans ton pays! » (Dt 15, 1-11)

Rachi note une contradiction flagrante.

« Comment peut-on dire : ‘‘Toutefois, qu’il n’y ait pas d’indigent (èvyon) en toi’’ Il est pourtant écrit plus loin : ‘‘ Car ne cessera pas l’indigent du milieu du pays… ‘’ (verset 11) ! Cela veut dire que, lorsque vous exécutez la volonté de Hachem, il y a des pauvres chez les autres et pas chez vous, et que, lorsque vous n’exécutez pas la volonté de Hachem, il y a des pauvres chez vous. »

Le ‘Hatam Sofer (Presbourg-Bratislava, 1763-1839) traduit littéralement le « Ki lo Yeié Bekha Evion– qu’il n’y ait point d’indigent en toi (bekha)». Tu ne dois pas céder à l’indigence en toi qui te fait croire que tu ne peux pas donner et faire face à la misère en face de toi. Bref, tu ne peux pas laisser grandir en toi la peur et l’insécurité qui fait que tu n’es plus généreux. Celui qui n’est pas généreux est déjà pauvre, en fait il est mort, mais il ne le sait pas.

Qu’est-ce que la pauvreté ?

Le pauvre se dit ’ani (singulier) et ’aniyim (pluriel) d’habitude dans la Torah qui signifie la pauvreté matérielle, celle du nécessiteux dans la gêne. Ani, qui a donné anawim le pauvre a la même intonation qu’Anav mais pas la même racine.

Le pauvre c’est d’abord celui qu’on écoute pas et que D. entend :

Le psaume 22 nous dit que c’est D. lui-même qui entend le pauvre :

« ki lo vaza velo Chikats enot ani – Car il n’a point dédaigné, il n’a point méprisé le gémissement du pauvre ; il n’a pas caché de lui son visage, ni manqué de l’entendre quand il implorait! (Ps 22, 25)

Et si nous sommes assez habiles pour nous soustraire au demandes des autres,  » il y a toujours une oreille qui entend «  : Dieu entend le cri du pauvre :

« Ze ani Kara (un pauvre crie) veAdonaï Chaméa » (l’Eternel l’entend) (Ps 34, 7)

Mais là le mot employé ici est plus fort que ‘ani c’est évyon (l’indigent)

Et Rachi précise ce que signifie cet Indigent (évyon)

« Le mot èvyon exprime une plus forte idée de pauvreté que ‘ani. Le èvyon est celui qui s’épuise à chaque chose. »

Le pauvre c’est celui qui s’épuise à être pauvre, qui ne pourra jamais joindre les deux bouts et dont le désir s’épuise et se désespère par le simple fait d’essayer.

Ce que l’homme doit réparer c’est donc le désir de celui qui a été mis hors-jeu et désespère. Ce qui est véritablement visé ce n’est pas un « PIB moyen par habitant », un « niveau de vie » ou un « indice de consommation » mais le désespoir de vivre.

Entendre le pauvre et ob-ouïr à la mitsvah

Dt 7,5 dit :

« Lichmor laasot et kol amitsva – Mais c’est quand tu obéiras à la voix de l’Éternel, ton D-ieu [que tu réaliseras toute la mitsva] Acher anokhi metsavera Ayiom – que moi je te commande [mitsva] aujourd’hui »

Lichma c’est écouter et ob-ouir, ob-éir. Pour que la parole du pauvre ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd elle doit se transforme en mitsvah, en action de bonté généreuse qui est réponse à un ordre.

Ce qui manque à l’indigent

« Prête-lui en raison de ses besoins, de ce qui peut lui manquer! » (Dt 15, 8)

mais quels sont ces besoins puisqu’ils ne peuvent pas être évalués de manière objective et qu’on est toujours « le pauvre de quelqu’un » ?

« Sur ce sujet, les Sages ont enseigné: « en raison de ses besoins »; cela enseigne que vous avez le commandement de soutenir le pauvre, mais que vous n’avez pas le commandement de le rendre riche, car l’obligation ne comprend que ce qui lui manque, comme l’indique le mot déficient. Cependant, le verset dit aussi: « Ce qui lui manque »; cela inclut même un cheval sur lequel monter et un serviteur qui court devant lui pour préserver sa stature, si nécessaire.

Pour une personne habituée à ces avantages, leurs absences constituent une véritable lacune et non une extravagance. La Guemara raconte: ‘‘Ils ont dit à propos de Hillel l’Ancien qu’il avait obtenu pour un pauvre de noble descendance un cheval sur lequel monter et un serviteur qui courait devant lui. Une fois, il ne trouva pas de serviteur qui courrait devant lui et Hillel lui-même courut devant lui pendant trois milles, afin de respecter la mitsva ‘‘ce qui lui manque».’’ » (TB Ketoubot 67 a)

Un homme qui a un cheval est riche dans l’Antiquité. On parle d’ordre équestre à Rome. C’est donc moins la misère que le déclassement que vise la Torah, la ‘baisse de standing’. Il s’agit qu’autrui ne désespère pas en perdant sa considération sociale, qu’il ne déchoie pas à ses propres yeux.

Hillel court devant ce nouveau pauvre pour montrer à la terre entière qu’il a un serviteur, lui le nassi d’Israël, à cause de la mitsvah : « ouvre-lui ta main, prête-lui en raison de SES besoins, de ce qui peut LUI manquer » il l’aide à ne pas déchoir à ses propres yeux et à ceux de la société.

La guemara rapporte deux anecdotes contradictoires :

« La Guemara raconte un autre incident concernant des œuvres de bienfaisance. Une certaine personne est venue devant le rabbin Neḥemya pour demander la charité. Il lui dit:

‘‘De quoi dînes-tu normalement ? Il lui dit: – Je mange habituellement de la viande grasse et du vin vieilli. Rabbi Neemya lui demanda: – Souhaites-tu te rabaisser et participer avec moi à un repas de lentilles, qui est mon plat habituel ?’’

Il a consommé des lentilles avec lui et il est décédé, car il n’était pas habitué à cette nourriture. Rabbi Nehemya a dit: ‘‘Malheur à celui qui a été tué par Nehemya.’’

La Gemara se demande: le rabbin Neḥemya aurait dû dire le contraire : ‘‘Malheur à Neḥemya qui a tué celui-ci’’. La Guemara répond: Au contraire, Rabbi Nehemya signifiait qu’il était lui, le pauvre, qui ne devrait pas se dorloter lui – même. Le pauvre homme était à blâmer pour sa propre mort. Son indulgence excessive le rendait incapable de digérer des aliments simples tels que les lentilles. » (TB Ketoubot 67 a)

Le R. Nehemya a fait une première erreur en lui demandant : « Supporteras-tu de manger des lentilles avec moi ? » qui a humilié la personne … et l’autre a désespéré et en est mort. Ce gaffeur de R. Nehemya qui n’a pas compris que la pauvreté est un déclassement n’est pas seul dans son cas ! un autre rav : Rava, va demander à un riche si ça ne lui coûte pas trop de faire peser ses festins sur la communauté (genre Merci Patron !). Objectif : culpabiliser le riche ! Écoutons la Guemara :

« Une certaine personne est venue voir Rava pour lui demander la charité. Il lui dit:

‘‘De quoi dînes-tu normalement ? Il lui dit: – D’une poule engraissée et de vin vieilli. Il lui dit: – Et ne craignais-tu pas de créer un fardeau pour la communauté en t’attendant à des aliments aussi opulents? Il lui dit: – Est-ce à dire que c’est sur leurs richesses que je mange? Je mange avec le soutien du Miséricordieux.

Cela semblerait être un argument raisonnable, car nous avons déjà appris dans le verset « Tous les yeux se tournent avec espoir vers toi, et, toi, tu leur donnes leur subsistance en son temps ».(Ps 145, 15 ), la phrase: À leur heure, n’est pas énoncée, mais «en son temps». Cela enseigne que le Saint, Béni soit-Il, accorde à chacun sa nourriture personnelle appropriée au moment opportun, et la communauté n’est que son agent dans l’accomplissement de sa volonté. Par conséquent, l’homme est justifié de maintenir son niveau.

Dans l’intervalle, alors qu’ils discutaient, la sœur de Rava, qui ne l’avait pas vu depuis treize ans, vint. Et comme cadeau, elle lui apporta une poule engraissée et du vin vieilli. Rava se dit à lui-même: Qu’est-ce qui s’est passé devant moi si soudainement on m’apporte de la nourriture que je ne mange pas d’habitude? Il a alors compris qu’il s’agissait d’une réponse providentielle à ce qu’il avait précédemment dit à l’homme. Rava lui dit: « J’ai répondu [ na’aneti ] à ton affirmation. Lève – toi et mange » (TB Ketoubot 67 a)

La question de la Tsedaka, ce mot qui signifie la « charité » et la « justice » : donner rétablit l’ordre du monde ! c’est donc l’écoute de la pauvreté d’autrui et de ce qu’il demande qu’il est question. Et non pas un jugement de valeur moralisateur sur ce qui est demandé ou le train de vie du riche. La pauvreté est une réalité psychique. La capacité d’écoute et d’empathie c’est-à-dire la capacité à « se mettre à la place de » à éprouver le désir (fut-il déréglé) d’autrui est centrale.

Des biens de première nécessité

Par contre le Talmud comprend qu’il y a des besoins de première nécessité sans aucune discussion d’ordre psychique :

« Rav Huna dit: Les collecteurs de charité examinent le niveau de pauvreté de celui qui demande de la nourriture, mais pas le niveau de pauvreté de celui qui demande des vêtements. Si une personne se présente devant les collecteurs de charité avec des vêtements en lambeaux, on lui donne des vêtements sans poser de questions. » (Bava Batra 9a)

Mais un autre sage n’est pas d’accord avec cette vision qui dit que celui qui est humilié par ses loques doit être rétabli dans son honneur d’homme et dit que tout doit être discuté !

Ne pas culpabiliser en donnant

Car toute la difficulté du don est de ne pas humilier celui qui reçoit.

C’est bien connu les personnes à qui on donne et qui n’ont pas le moyen de rendre transforment leur culpabilité en haine ; La faute à qui ? Au donateur.

Le traité Bava Batra 10b une baraïta le résume ainsi :

« Celui qui dit  »ce Sela est pour la Tsedaka afin que mon fils soit en bonne santé’’ ou  »Pour que je mérite le Olam Haba (le monde qui vient)’’ est un Tsadik Gamour (véritable juste) » (Pessahim 8a).

Celui à qui on donne se sent grandit car c’est lui qui donne une valeur incommensurable en recevant. Sa culpabilité de recevoir est donc annulée.

Tsedaka tatsil mimavet, La charité sauve de la mort

Celui qui n’est plus généreux sort du cycle de la vie qui n’est que générosité pour nous. Des bras nous ont accueilli en ce monde, nous avons tété un lait que nous n’avons pas fait, écouté et appris des mots d’une langue inconnue de nous, nous marchons chaque jour sur des chemins que d’autres ont creusé pour nous. Celui qui oublie qu’il est un débiteur insolvable se trompe sur sa propre réalité. Une anecdote du Talmud rapporte en quoi la charité est le flux du D. vivant :

Le rabbin Ḥiyya bar Abba dit: Le rabbin Yoḥanan soulève une contradiction entre deux textes. À un endroit, il est écrit: “Les richesses ne profitent pas le jour de la colère, mais la charité délivre de la mort” (Pv 11, 4) , et ailleurs il est écrit: “Les trésors de la méchanceté ne rapportent rien, mais la charité délivre de la mort” (Pv 10,2) . Pourquoi est-il nécessaire d’avoir ces deux versets sur la charité, qu’elle délivre de la mort? Le rabbin Ḥiyya bar Abba continue: Un verset sert à enseigner que la charité délivre d’une mort non naturelle en ce monde, et un autre verset sert à enseigner que la charité délivre du jugement de la géhenne du monde à venir. 

C’est pourquoi la charité est le début et la fin de tout amour désintéressé :

« Rav Asi dit: La charité est équivalente à tous les autres mitsvot combinés » (Bava Batra 9a)

« Sur le chemin de la Charité se trouve la Vie et son sentier aboutit à l’immortalité » (Prov. 12, 28)

« Ben Zoma disait : « Qui est riche ? Celui qui se contente de sa part ainsi qu’il est dit (Psaumes 128, 2) : « Lorsque tu te nourriras du travail de tes mains, tu seras heureux et le bien sera pour toi » – tu seras heureux dans ce monde, le bien sera pour toi dans le monde futur. » (Pikei Avot 5, 1)

Pour le Maharal est riche celui dont le but n’est pas la richesse mais de jouir du travail en lui-même, de manière désintéressée car ce désintéressement est en lui-même le bonheur, ce qui est la vraie richesse.

Et concrètement ?

Maïmonide dit :

« le pauvre vient et demande la satisfaction de son manque et les moyens du donateur ne suffisent pas à y faire face, qu’il lui donne selon ses possibilités. En quoi cela consiste-t-il ?

– 20 % de ses revenus c’est de la générosité

– 10 % c’est la moyenne

– Moins c’est de la parcimonie (X, 5)

si le pauvre te demande et tu n’as rien à lui donner, essaie de le rassurer et de l’encourager, car son cœur est affligé et déprimé. Et malheur à celui qui humilie le pauvre. » ( Michné Torah, Lois des Dons aux Pauvres , VII, 5)

Et il ajoute à l’attention de ceux qui voudraient « utiliser leur Torah comme une pioche » et risquent de creuser leur tombe (Pirkei Avot) :

«Parmi nos plus grands savants, certains furent bûcherons, portefaix, porteurs d’eau, forgerons, fabricants de charbons de bois, ils n’ont jamais sollicité la communauté, et lorsqu’on voulait les aider, ils refusèrent. » ( Michné Torah, Lois des Dons aux Pauvres , XV, 18)

Et c’est ainsi que le plus grand penseur du judaïsme se comporta toute son existence.

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