« Nous autres réfugiés » – Hanna Arendt

L’article « Nous autres réfugiés » de Hanna Arendt écrit et publié dans The Menorah Journal, en janvier 1943, aux Etats-Unis dans la langue de sa patrie d’adoption, alors qu’elle a fui l’Allemagne, vient d’être opportunément publié en Français par les éditions Allia. J’invite à lire ces lignes visionnaires.

Hanna Arendt y raconte pourquoi les Juifs ne seront jamais assimilés aux Nations quel que fut leur effort pour y parvenir. Elle relit 150 ans d’histoire de la Haskala (l’illusion des soi-disant ‘Lumières juives’) et leur échec.

Elle écrit à propos des juifs « serial assimilés » : ‘‘L’on compte parmi nous de ces optimistes singuliers qui, après avoir prononcé tant de discours optimistes, rentrent chez eux, allument le gaz ou font usage d’un gratte-ciel d’une manière tout à fait inattendue. Ils apportent la preuve, semble-t-il, que notre bonne humeur manifeste­­­­ se fonde sur une dangereuse inclination pour la mort.’’. Elle raille l’optimisme de ces nouveaux arrivés qui tentent d’oublier la catastrophe et ne fait que masquer “la tristesse désespérée des assimilationnistes”

Mais au delà de ces problèmes « juifs ». surtout elle réfléchit aux conséquences de la Shoah sur l’histoire de l’Europe, et elle prévient (tous les européens !) que : ‘‘ Pour la première fois, l’histoire juive n’est pas séparée mais liée à celle de toutes les autres nations. Le bon accord des nations européennes s’est effondré lorsque et précisément parce qu’elles ont permis à leur membre le plus faible d’être exclu et persécuté. ’’

Il vaut la peine de relire ces lignes en un moment de bascule d’une histoire qui s’annonce plus qu’incertaine pour les juifs d’Europe.

« Nous autres réfugiés » (Hanna Arendt)

« Un jour quelqu’un écrira l’histoire vraie de l’émigration des Juifs allemands et il faudra commencer par décrire ce M. Cohn de Berlin qui a toujours été allemand à cent cinquante pour cent, un super-patriote allemand. En 1933, ce même M. Cohn se réfugia à Prague et devint très rapidement un patriote tchèque très convaincu – aussi vrai et aussi loyal qu’il avait été un vrai et loyal patriote allemand. Le temps passa et vers 1937 le gouvernement tchécoslovaque, sous la pression des nazis, commença à expulser les réfugiés juifs sans tenir compte du fait qu’ils se sentaient de futurs citoyens tchèques. Cohn partit alors pour Vienne : pour s’y intégrer, un patriotisme autrichien sans ambiguïté était requis. L’invasion allemande contraignit M. Cohn à fuir ce pays. Il débarqua à Paris à une mauvaise période, si bien qu’il n’obtint jamais un permis de séjour en règle. Étant passé maître dans l’art de prendre ses désirs pour la réalité, il refusait de prendre au sérieux les mesures purement administratives, convaincu qu’il était de passer les prochaines années de sa vie en France. C’est la raison pour laquelle il préparait son assimilation en France en s’identifiant à « notre » ancêtre Vercingétorix. Mais mieux vaut ne pas m’étendre davantage sur les prochaines aventures de M. Cohn. Aussi longtemps que M. Cohn ne pourra pas se résoudre à être ce qu’il est en fait, un Juif, personne ne peut prédire tous les changements déments qu’il aura encore à subir.

Un homme qui désire se perdre lui-même découvre en fait les possibilités de l’existence humaine, qui sont infinies, de même que l’est la Création. Mais le fait de retrouver une nouvelle personnalité est aussi difficile et aussi désespéré que recréer le monde. Quoi que nous fassions, quoi que nous feignions d’être, nous ne révélons rien d’autre que notre désir absurde d’être autres, de ne pas être juifs. Toutes nos actions sont dirigées vers l’obtention de ce but : nous ne voulons pas être des réfugiés parce que nous ne voulons pas être juifs ; et si nous prétendons être de langue anglaise, c’est parce que les immigrants de langue allemande de ces dernières années sont marqués du signe « Juifs ». Nous ne nous considérons pas comme apatrides car la majorité des sans-patrie sont juifs ; nous ne désirons devenir de loyaux Hottentots que pour dissimuler le fait que nous sommes juifs. Nous n’y parvenons pas et il est impossible d’y parvenir ; sous notre façade d’« optimisme », vous pouvez aisément déceler la tristesse désespérée des assimilationnistes. « 

 » Si le patriotisme était affaire de routine ou de pratique, nous serions le peuple le plus patriotique du monde. Revenons à notre M. Cohn : il a certainement battu tous les records. Il est cet immigrant idéal qui voit rapidement et aime les montagnes du pays dans lequel un destin terrible l’a conduit. Mais puisque le patriotisme n’est pas encore perçu comme une affaire de pratique, il est difficile de convaincre les gens de la sincérité de nos transformations réitérées. Cette lutte rend notre propre société si intolérante : nous exigeons d’être pleinement reconnus individuellement, indépendamment de notre propre groupe, parce que nous ne sommes pas en position de force pour l’obtenir des autochtones. Ceux-ci, confrontés aux étranges créatures que nous sommes, deviennent suspicieux ; de leur point de vue, en règle générale, seule la loyauté à l’égard de notre ancien pays est compréhensible. Ce qui nous rend la vie très amère. « 

 » Nous avons écrit de gros volumes pour le prouver et payé toute une bureaucratie pour explorer son ancienneté et l’expliquer statistiquement. Nous avons demandé à des érudits d’écrire des dissertations philosophiques sur l’harmonie préétablie entre Juifs et Français, Juifs et Allemands, Juifs et Hongrois, Juifs et … Notre loyauté d’aujourd’hui si souvent suspectée a une longue histoire. Elle est l’histoire de cent cinquante ans de judaïsme assimilé qui a réussi un exploit sans précédent : bien que prouvant en permanence leur non-judéité, ils ont néanmoins réussi à rester juifs. « 

Cette confusion désespérée de ces voyageurs semblables à Ulysse, mais qui contrairement à lui ne savent pas qui ils sont, s’explique aisément par leur manie de refuser de conserver leur identité. Cette manie est bien antérieure aux dix dernières années qui ont révélé l’absurdité profonde de notre existence. Nous sommes comme ces gens qui ont une idée fixe et qui ne peuvent s’empêcher d’essayer de dissimuler continuellement une tare imaginaire.

C’est pourquoi nous nous enthousiasmons pour toute nouvelle possibilité qui, du fait qu’elle est nouvelle, nous paraît miraculeuse. Nous sommes fascinés par toute nouvelle nationalité, de même qu’une femme un peu forte est ravie par une nouvelle robe qui promet de lui donner l’apparence souhaitée. Mais elle n’aime cette nouvel le robe qu’aussi longtemps qu’elle croit en ses qualités miraculeuses et elle la mettra au rebut dès qu’elle découvrira qu’elle ne modifie pas sa stature ou, en l’occurrence, son statut. » […]

 » C’est l’histoire qui a imposé le statut de hors-la-loi à la fois aux parias et aux parvenus [les juifs assimilés qui ont réussi].  Ces derniers n’ont pas encore accepté la grande sagesse de Balzac : « On ne parvient pas deux fois », aussi ne comprennent-ils pas les rêves sauvages des parias et se sentent-ils humiliés de partager leur destin. Les quelques réfugiés qui insistent pour dire la vérité, au risque de l’« indécence », obtiennent en échange de leur impopularité un avantage inestimable : l’histoire n’est plus pour eux un livre fermé et la politique n’est plus le privilège des non-Juifs. Ils savent que la mise hors la loi du peuple juif en Europe a été suivie de près par celle de la plupart des nations européennes. Les réfugiés allant de pays en pays représentent l’avant-garde de leurs peuples s’ils conservent leur identité. Pour la première fois, l’histoire juive n’est pas séparée mais liée à celle de toutes les autres nations. Le bon accord des nations européennes s’est effondré lorsque et précisément parce qu’elles ont permis à leur membre le plus faible d’être exclu et persécuté. « 

[1] Source : Jérôme Fourquet, L’Archipel français, directeur du département opinion à l’Ifop.

Un commentaire sur « « Nous autres réfugiés » – Hanna Arendt »

  1. Il existe aussi sur France culture 10 lectures du «  monde d’hier » de Stefan Szeig qui est très éclairant sur l’époque actuelle ..
    Olivier (ville de Montpellier).

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