La Soucca, rempart fragile à la folie humaine

La cabane délimite une clôture symbolique séparant la nechama de ce lieu indifférencié qu’est le désert où ‘rien n’appartient à personne’ (Talmud). Cette haie de sainteté est un tentative pour créer un intériorité afin de lutter contre la folie ordinaire.

Le judaïsme s’intéresse plus aux gestes qu’aux grands élans spirituels.

Il offre à celle ou celui qui le pratique des rites efficaces qui agissent directement sur les couches les plus profondes de son inconscient. Le geste répété agit comme un cadre symbolique qui conduit à établir un étayage psychique sain qui informe ensuite la vie de celui qui le pratique. En cela il rejoint les très nombreuses écoles de sagesse de l’antiquité pour qui la spiritualité était une pratique ( Cf les travaux de Pierre Hadot).

Le judaïsme agit non seulement à un niveau conscient mais inconscient, le sacrifice au temple pouvant être relu à la suite de l’analyse de Haïm Harboun comme un véritable processus d’abréaction qui permet par une brusque décharge émotionnelle d’extérioriser le refoulement.

Bien sûr, on ne peut pas réduire la mitsvah à cet aspect pratique et phénoménal, sinon le judaïsme serait juste une gymnastique de bien-être permettant d’intervenir dans le monde phénoménal (olam hazé). La bénédiction ou la prière mettent en contact l’instant humain et l’éternité – Olam Abba, le monde qui vient. Deux volontés s’y rencontrent. D.ieu supplie l’homme d’être humain afin qu’il accède à ce qu’il est, sa Nechama.

La prière ne vise pas le miracle, car sinon, cela voudrait dire que l’homme pourrait contraindre D.ieu, devenu un super ministre des finances, de la santé ou de l’amour… une fonction de ce monde parmi d’autres, fut-elle la plus haute, ce qui serait de la pure idolâtrie. Ceux et celles qui ont vu le miracle de la mer sont les mêmes que ceux qui ont fait le veau d’or nous avertit Maimonide. Le miracle ne prouve donc rien. La prière est avoda, travail, le geste ou la mitsvah sont sans raison, ils ne s’adressent qu’au Maître du monde sans autre but que de le servir et cela suffit. L’unité de Dieu signifie qu’il ne fait pas nombre avec la fragmentation de ce monde. Israël ou le juif ont une fonction signifiante de séparé, particularisé.

Le judaisme n’est pas non plus une check-list d’interdits ou de choses à faire laborieusement, mais une invitation à vivre, à faire exister cette nechama unique que D.ieu a donné à chacun.e. Que ferais tu si tu mourrais ce soir demande Maimonide dans ses chapitres sur la Techouva. En clair : est-ce que tu as véritablement pris au sérieux cette vie et la mission de faire exister ta Nechama ?

Ceci dit si la mitsvah ne vise pas le monde phénoménal elle ne s’absout pas de l’humain. Au contraire. Elle en rétablit les structures symboliques détruites par le péché. Elle crée de l’intériorité pour unifier (Je ne parle pas des mitsvoth liées aux préjudices mais de celles qui semblent sans autre objet que de servir D.ieu.).

La vie juive est une structuration symbolique de la réalité pour y créer une intériorité.

Si l’on prend les interdits (melakhot) liés au Chabbat, ils sont structurés par la fabrication du pain, par celle de l’habit et par celle de la maison. Pourquoi ? Parceque la vie (le pain) nécessite un espace qui la protège (le corps qu’enveloppe l’habit). Sans maison la socialité s’épuise, se répand. Sans membrane la cellule meurt.

La création de l’espace intérieur vise à unifier la vie de l’humain. De fragmentés, en vrac, nous pouvons nous recueillir. La havdala, la « clôture » permet de séparer le Kadosh du Hol, le saint du profane, le particularisé du vrac.

Il faut ici éviter une erreur. Le processus de création de la Torah est conçu comme positif. Le monde n’est pas un chaos dégradé et fragmenté d’une entité divine parfaite et une comme chez Plotin et les néoplatoniciens. La création hébraïque dans son processus de séparation est bonne, elle oriente l’histoire et le temps non pas vers une chute sans fin vers l’entropie mais vers une séparation des cieux, des eaux, etc… qui est bonne en soi et construit un processus créatif d’un monde vivable pour l’humain. La séparation du milieu divin fait ontologiquement partie de ce processus de Création.

L’unité psychique de l’être, de la famille, de l’individu est au cœur du Korban Pessah qui est consommé en un seul lieu, une seule nuit, l’agneau doit être âgé d’un an, ses os ne doivent pas être brisés, il ne doit pas être mi-cuit mais entièrement, on réunit toute la famille sous un toit…

Cette limitation du corps, de la maison comme espace social est aussi ce que réalise la Soucca. Cet abri provisoire nous permet de nous réunifier de prendre conscience des 4 directions vers lesquelles nous tendons le loulav. Comme Abraham dans le désert nous fabriquons des tentes provisoires d’une existence qui ne peut être que nomade malgré tous nos rêves de stabilité et de palais de pierres garantissant notre protection.

Qu’est-ce que : la dispersion (diapora-galout), l’éparpillement, le maassé merkaba ? auquel le judaïsme oppose : la terre d’Israël, le maassé beréchit, l’unité de notre peuple sur notre terre et sous la Torah?

La dispersion est en réalité la folie, quand aucun espace intérieur symbolique n’a pu se constituer et que la personne s’objectivant, n’ayant pas encore accédé à sa condition de sujet, erre parmi les choses. Chose parmi les choses. Fragmentée, dispersée, scindée. Une posture que la personne applique à elle même et à laquelle elle réduit son entourage qui devient un moyen et pas une fin. Voilà l’idolâtrie. Ce Tohou vavouhou de la Genèse avant que D.ieu ne parle.

Le Tohu-bohu c’est quand l’humain perd le lien avec la réalité car il n’est pas capable de la symboliser, de la parler, d’y poser des limites symboliques qui permettent de l’unifier. Quand il n’a plus le recul sur lui même pour identifier sa responsabilité. Le sujet s’effondre alors dans le néant. A courir après des illusions on finit par étreindre des ombres.

La mort pour la Torah n’est pas la mort physique mais l’incapacité à prendre une décision, par fragmentation dans le monde éparpillé des choses. Est mort pour le talmud le fou, l’homme ivre, le muet qui ne peuvent participer à l’assemblée en prière ou témoigner devant un tribunal (Beit din ou Sanhédrin).

Celle ou celui qui récite le modé ani (moda ani) au réveil sort du sommeil de la mort, il prend volontairement conscience de la vie en lui qui met en route ses neurones et synapses et véhicule les milliards d’informations de son cerveau à ses muscles qui permettent simplement d’ouvrir les paupières. Désormais le sujet peut par le questionnement et la réflexion se déprendre du rêve qui l’agit (l’inconscient à l’oeuvre est le clivage fondamentale de tout être humain), et, devenir maître de sa liberté, il peut décider.

On se rappelle que pour Wilfried Bion, le rêve protège l’individu de la psychose. Il permet de traduire les impressions sensorielles de la journée en images assimilables, de traduire les émotions brutes, qui sont « encaissées » et « cherchent à être assimilées » en apprivoisant leur terreur. Le rôle de la mère étant de rêver pour l’enfant, le protégeant de la psychose et de sa terreur d’exister.

Dieu vient chercher chacun de nous dans son désert pour lui construire une cabane. « Il le rencontre dans une région déserte, dans les solitudes (tohou) aux hurlements sauvages ; il le protège, il veille sur lui, le garde comme la prunelle de son œil. » (Dt 32, 10). Le tohou évoque la terreur sacrée, l’effondrement dans la folie, ces cauchemars qui nous terrorisaient enfant. Il est le désert où nos ancêtres sont passés de l’esclavage pathogène et addictif de l’Égypte, royaume de l’idolâtrie, à la liberté mentale qui est la condition du sujet sain.

Dans un livre fondamental, L’environnement non humain, écrit de 1951 à 1959 le psychanalyste américain Harold Searles raconte la terreur d’une patiente schizophrène envahie par la peur d’être transformée en rocher, en vache, en arbre, en pierre. Le sentiment de stabilité du moi repose sur cette séparation d’avec le monde des choses. Sans cette intériorité l’humain disparait.

L’unité intérieure de nos vies multiples est le fruit de la lutte contre l’effondrement dans le monde des choses, elle est le sens d’une existence saine, comme le montre Harold Searles :

« Je suis convaincu maintenant que plus une personne est saine, plus elle vit en ayant conscience d’avoir en elle une multitude de « personnes » -d’objets internes dont chacun apporte sa contribution au sentiment d’identité. »[1]

Les enfants agressés durant l’enfance, ayant vécu des intrusions sexuelles ou psychiques pénétrant leur corps ou leur psychisme ont des limites symboliques fragilisées. Toute extériorité sociale leur devient une menace. Ils vont alors créer des défenses du moi pour retrouver leur unité intérieure et ne pas être engloutis par le réel toujours menaçant. Comme le note Searles à contrario :

« J’ai, pour ma part, constaté de façon répétée et sans ambiguïté que la dé-différentiation, impliquant l’abandon des limites du moi, est l’une des défenses du moi qui dominent dans la schizophrénie »[2]

Le schizophrène lutte contre l’effondrement dans les choses. La sainteté biblique consiste dans la sortie de l’indifférencié par la particularisation (le sens du mot Qadosh).La Galout, la diaspora, la dispersion, l’indifférenciation, l’idolâtrie, ne sont rien d’autre que le clivage de la schizophrénie. Ainsi le Maassé merkaba, la Galout qui « mange les juifs », l’unité de la Shekhina « dans la poussière » s’oppose à l’unité du Maasse beréchit, l’unité sur la terre d’Israël. C’est une réalité physique et psychique.

Dans L’effort pour rendre l’autre fou (1959), Harold Searles décrit le processus qui rend un individu scindé, c’est à dire schizophrène. Searles constate que dans l’histoire des schizophrènes, un parent (ou les deux), scinde l’enfant en provoquant à la fois sa sympathie pour le guérir tout en rejetant ses efforts pour l’aider. Cette attitude conduit l’enfant à un sentiment d’impuissance et d’isolement face à cette folie qu’il pense être seul à connaitre. Scindé l’enfant n’a plus qu’une alternative : devenir ‘fou’ avec son parent, ou, faisant confiance à ses sensations et à la vie, l’abandonner pour survivre.

La cabane permet de se recueillir, de prendre conscience de la limite, de refaire l’unité intérieure, de sortir de la schizophrénie. Elle établit une limite dans l’espace comme la mézouza sur la porte de la maison pour récréer des limites dans le temps. Le Korban pessah symbolise l’unité dans ce monde scindé, fragmenté, divisé.

L’indistinction avec les objets environnant est la marque d’une existence pathogène. La Bible la nomme idolâtrie. C’est en ce sens que le Talmud affirme :

« Tout homme qui rejette l’idolâtrie est appelé ‘Juif’ » (Talmud Méguila 13 a)

Vivre c’est accepter la séparation, la distance, refuser la confusion ou l’idolâtrie. Vivre en humain c’est accepter que ce qui appartient à autrui ne m’appartient pas, que je ne peux pas pénétrer son corps sans autorisation, rentrer dans sa vie par effraction.

Le V’Ahavta Lereiacha Kamocha dont rabbi Akiba dit qu’il est le grand principe de la Torah doit se traduire non pas « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », c’est à dire dans une joyeuse confusion d’un amour indéfini qui prendra vite le visage de la contrainte et de l’intrusion, mais « Tu aimeras ton prochain parce qu’il est comme toi-même ». Une injonction divine qui signe le respect de ses droits, de son altérité radicale et transcendante à la racine de son intériorité et de sa conscience.

 Autrui n’est pas un autre objet de mon monde à ma disposition mais un sujet de sa liberté. Son habit, sa cabane, sa maison me font signe de son intériorité, de cette nechama que l’Eternel a déposé en lui et qui est transportée dans une arche, une cabane dans le désert où « hurle la solitude » comme dit le Deutéronome. Ce Temple fragile est l’être humain de passage. Toi. Ma sœur. Mon frère.

Vivre en humain c’est créer des clôtures toujours provisoires pour que l’autre, le petit, le faible, le fou, l’ancien, l’étranger, le prochain, soit protégé. Agir ainsi est la grandeur de l’humain. Le souci d’autrui est le propre de l’homme de la Torah. De celui dont le cédrat selon le Talmud symbolise l’étude et les bonnes actions conjointes. Celui, celle, qui réfléchit et agit. L’étude n’a d’autre fin que la prise de conscience rationnelle, et l’action pour protéger autrui. En dehors de cela l’être humain est livré à son narcissisme, ses fantasmes, les modes passagères, le miroir que lui tend son milieu ou la société de ce qu’est une vie réussie; c’est à dire la célébrité, c’est-à-dire la compétition des égos réduits à des critères discriminants, une compétition généralisée… quel qu’en soit le coût pour soi-même et pour autrui. Un vie violente.


[1] Harold Searles, Mon expérience des états-limites, Gallimard, 1994.

[2] Harold Searles, L’environnement non humain, pg 87.

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