Pourquoi D.ieu « dit en disant » (לאמר) ?

De nombreuses fois la parole de D.ieu est amenée dans la Torah par le verbe lemor (לאמר) qui répète l’action de dire : « Et D.ieu exprima toutes ces paroles-là pour dire » (Ex 20,1)… qu’on peut traduire par « D.ieu parla ainsi pour ainsi dire ».

Vayedaber Hashem el-Moshe lemor. וַיְדַבֵּר יְהוָה, אֶל-מֹשֶׁה לֵּאמֹר

« D.ieu dit à Moïse en disant », Lémor semble alors dire « c’est à dire », « pour ainsi parler »

On peut proposer une première explication ontologique, penser qu’il s’agit de protéger D.ieu de tout anthropomorphisme.

C’est ce qu’exprime Jean Scot Erigène, (scottus c’est à dire « l’irlandais », de cette Irlande du IXe siècle d’où venaient les saints et les moines). Un érudit à la cour de Charles le chauve qui parlait l’hébreu, le grec et le latin :

« Aucun homme connaissant correctement la nature des choses ne peut mettre en doute le fait que tous les existants s’avèrent contenus dans l’Intelligence divine. »

(Érigène, Periphyseon, V. 925a)

Si on transpose cela non plus en terme d’ontologie mais de langage, car la pensée hébraique pense que la parole précède la nature et non l’inverse, l’expression originelle va de D.ieu aux hommes mais son énoncé en ce monde et l’explication qui la suit sont bien inter-humaines. « La Torah parle le langage des hommes ». Comme si ‘D.ieu n’avait jamais dit cela directement mais l’avait assurément pensé en lui même’. Le texte biblique est la réception humaine de cette voix qui ne peut pas s’entendre autrement que dans le langage humain. Mais rien ne dit que D.ieu ne parle pas à la pierre, l’arbre ou l’oiseau pour les créer d’une voix que eux seuls comprennent. A moins que le langage humain soit une sorte de fenêtre (Adam nomme les êtres dans Beréchit) qui permet aux mondes minéraux, végétaux et animaux d’accéder à la Parole de D.ieu.

On peut aussi avancer que le monde n’est que le reflet alors que la Torah qui est en l’ADN. Ce que nous voyons n’est que le reflet de la Torah qui est l’ADN de ce que nous voyons (Dieu à fait le monde en prenant la Torah comme plan- Talmud). Mais quelle est cette parole de D.ieu cette Torah originaire? Ce n’est bien sur pas la Torah écrite, le texte mais la tradition orale c’est à dire la transmission vivante jusqu’à nous des Rakhamim .

A moins que nous soyons sourds, aux autres, à la vie à l’amour et que lorsque nous entendons, la parole humaine devient alors parole de D.ieu, c’est à dire Emet, la réalité ?

On peut aussi dire que l’Eternel s’est retiré du texte comme de ce monde, il est absent, et qu’il ne reste que sa trace. Sa voix est une voix de « fin silence » comme il se révèle au prophète Elie à l’Horeb. Devrions nous alors devenir des torah vivantes pour le révéler en ce monde ? Pour que ce silence parle comme une musique ?

Toujours est-il que Torah parle le langage des hommes mais se révèle pour moi comme parole de D.ieu qui n’est pas un homme (Le logos ou le Verbe pour les alexandrins et les chrétiens). C’est bien Isaïe qui parle un homme situé qui prêche entre – 766 et – 701 avant notre ère à Jérusalem en hébreu mais cette parole fait sens ici et maintenant pour moi. Elle se révèle dans mon présent comme un ordre de D.ieu à accomplir pour accéder à la plénitude de mon humanité.

Raphaël Draï de vénérée mémoire explique le lémor en disant que parce que la parole divine est performative, elle ne saurait être gardée par devers soi.

« La Thora écrite est liée à la Thora orale parce que, une fois que la première a été énoncée par Dieu à l’intention de son interlocuteur, celui-ci ne saurait conserver par devers lui ce dont Dieu l’a informé à l’intention et à l’attention d’autrui. L’information divine doit être communiquée.

Cette obligation est exprimée par le verbe indicatif-impératif : lemor, comme on l’a vérifié lors de la théophanie du Sinaï : « Et Dieu exprima toutes ces paroles-là pour dire » (Ex 20,1).

Quelles sont les implications opératoires d’une telle obligation ? Le verbe amar désigne l’exercice non plus expressif mais explicatif, et donc social, de la parole divine. Si l’expression originelle va de Dieu aux hommes, l’explication qui la suit est bien inter-humaine. La Tradition juive en indique les modalités.

Une fois que Moïse avait reçu le davar divin dans la tente de la rencontre (ohel moêd) (Ex 40,2), il y appelait Aharon pour lui en faire d’abord la présentation. Aharon se plaçait ensuite à sa droite. Entraient alors Eléazar et Ithamar. Une nouvelle présentation de la parole divine leur était adressée. À leur tour les deux fils d’Aharon se plaçaient à la gauche de Moïse… »

Raphaël Drai, La Torah, pg. 61 à 113

Il suit en cela la première Mishna du Pirké avot qui explique que Moïse « reçu » (kibel, Kabbalah) la Torah et la transmis ‘transmettre’ (messarah) à Aaron.

« שֶׁה קִבֵּל תּוֹרָה מִסִּינַי וּמְסָרָהּ לִיהוֹשֻֽׁעַ Moïse reçut la Torah au Sinaï et la transmit à Josué ; Josué la transmit aux Anciens, les Anciens aux Prophètes et les Prophètes la transmirent aux Hommes de la Grande Assemblée. »

PA 1,1

La parole est bien de D.ieu mais, le emor, la profération, l’élocution, est de Moïse, un homme, lui-même bègue et qui doit passer par Aaron pour communiquer. Ca fait beaucoup de monde entre Dieu et les humains : Moïse, Aaron, Israël, les Nations … on est en plein clivage psychique !

Manitou remarque que :

 » ceux qui connaissent les Taamim remarquent qu’il y a en fait : Vayedaber Hashem / el-Moshe lemor, alors que la traduction que j’ai faite demanderai que ce soit cantilée de la manière suivante : Vayedaber Hashem el-Moshe /  lemor – ce qui n’est pas le cas. Cela signifie tout simplement que cette Mitsvah transmise par Mosheh à Israël, concerne Moïse d’une certaine manière. […] Ce mot de lémor qui est dans ce verset introduisant ce que Dieu transmet à Moïse pour qu’il le transmette à Israël, mais on ne sait pas ce que Dieu dit à Moïse. On connait le résultat de cette  révélation à Moïse : qu’il puisse transmettre à Israël ce qui suit : …. Dieu a parlé à Moïse lémor jusqu’à ce qu’il arrive à dire ce qui suit… lémor pour dire, pour que Moïse dise à Israël. »

source

Et il pose la question de savoir : Pourquoi Moïse devrait être être intermédiaire entre Dieu et le peuple ? comme dans certaines religions où un intermédiaire entre D.ieu et les hommes serait nécessaire. Si vraiment Israël est Israël, D.ieu s’adresse à Israël directement. Pourquoi aurait-il besoin d’un parolier ? Ce qui renvoie à une question encore plus générale : pourquoi était il nécessaire qu’il y ait des prophètes en Israël ?  Manitou répond à sa propre question en disant : « Lorsque le peuple au Sinaï a dit : « kol asher diber Hashem naassé » (Tout ce que dira D.ieu nous le ferons) cela sous-entend que D.ieu parle directement à Israël qui lui obéit.

Manitou introduit une remarque importante : « Chaque fois qu’une Mitsvah est introduite par un verset sans le terme Lémor, il faut s’attendre à ce qu’il n’y ait aucune Malhoquet (discussion) dans la Guémara ».

Et il convoque Yitro 19, 3-6 : « Ve atem tihyou li mamlekhet kohanim vegoï qadosh  eleh hadevarim asher tedaber el-beney Yisra’el» et vous serez pour Moi un peuple de prêtres et une nation sainte, voici les paroles que tu dois raconter aux enfants d’Israël.

Il est de notoriété publique que nous n’obéissons pas parfaitement à la Torah et que nous sommes encore assez loin d’être la « lumière des Nations ». Si Israël a aujourd’hui encore besoin de Cohanim et les Nations ne nous reconnaissent pas comme leur cohanim. Israël est incapable de la Torah et l’humanité est devenue antisioniste, bref, refuse Israël jusque dans sa réalité politique la plus concrète. Cela signifie que le lemor désigne accomplissement messianique de la parole de D.ieu, sa réalisation.

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