
Un commentaire de la paracha du dernier Shabbat (à lire ici) par le Rav Haïm Harboun.
La Paracha se déroule le 8e (Chémini) jour de la dédicace du sanctuaire. Ce renseignement n’a pas été inscrit en début de cette Paracha de manière fortuite. Ce « huitième jour » apparait neuf fois dans le livre du Lévitique, c’est celui de l’expiation d’Aaron (Lv 9, 1), de la circoncision (Lv 12, 3), de la purification du lépreux (Lv 14, 10 et 23), de celle de l’homme (Lv 15, 14), de la femme (Lv 15, 29), du temps, pendant lequel un boeuf, un agneau ou une chèvre doit rester avec sa mère s’il doit être sacrifié (Lv. 22, 27), de l’assemblée solennelle un lendemain de shabbat de la fête des tentes-Soukoth (Lv. 23, 36 et 39). Le huitième jour est donc un jour suprême qui arrive après le shabbat –au sommet de la sainteté du temps de la semaine juive, un jour « surnaturel », les sept jours représentant le temps de ce monde, un jour de pureté (Tahor) de reconnexion avec D., l’impureté consistant non pas à être ‘sale’ mais déconnecté de D., hors circuit. Si cette paracha décrit minutieusement une pratique sacrificielle de purification c’est pour nous expliquer à travers elle la restauration de l’homme et de la création. Cette reconstruction du monde cassé où nous vivons, signifiée par la liturgie juive qui a remplacé les sacrifices du Temple. Elle nous parle de notre guérison quand nous nous mettons au service (avoda) du très-Haut.
Revivre le trauma pour le guérir
Il est extrêmement étrange que la Paracha commence dès ses premiers versets par dire que le huitième jour Moïse appela son frère Aharon et lui dit : « Prends toi un veau parmi le bétail pour le sacrifice ». N’importe quel auditeur un peu attentif, sait que c’est Aharon lui-même qui a été à l’origine de la fabrication du veau d’or. Un « veau » précisément. Comment Moïse peut-il rappeler à son frère l’objet de la culpabilité qui le hantait sans aucun doute ? Comme s’il ravivait une blessure en grattant la plaie… A cette question Rachi répond que le « veau » du sacrifice est le moyen de réparer la faute du « veau » d’or prends-toi un veau. « Pour lui faire savoir que le Saint béni soit-Il, par ce veau-là, lui avait pardonné l’affaire du veau d’or à la fabrication duquel il avait participé. ».
Nous retrouvons dans la réponse de Rachi un principe psychologique moderne qui consiste à guérir un traumatisme en faisant revivre ce même traumatisme. En effet, la victime d’un traumatisme est emprisonnée dans des souvenirs qui lui font sans cesse revivre une situation qui a été gravée dans son inconscient. Ce refoulé réapparait dans ses rêves ou à l’occasion d’un affect qui réactive ce trauma parfois bien des années plus tard. Le premier traumatisme est donc une faille, une fêlure intime toujours prête à nous briser en mille morceaux au moment où nous nous y attendons le moins. Il s’agit alors de faire revenir à la conscience cette mémoire enfouie, pour qu’elle cesse de nous hanter.
C’est ce que réalise le sacrifice du veau qui rejoue une scène traumatique, la fait rituellement advenir à la conscience rituelle pour l’exorciser et en anéantir le potentiel destructeur.
L’acte sacrificiel et fondamentalement idolâtre, courant dans le monde religieux païen à l’époque, consistant à donner des aliments ou des êtres fragiles à des dieux, est donc ‘retourné’. Les juifs pratiquent des gestes… mais pour anéantir l’idolâtrie au lieu de l’alimenter. Car le rite sacrificiel conscient du « veau » permet ainsi de guérir de l’idolâtrie (du veau d’or), comme un antidote. La verbalisation, le rite, permet à celui qui l’exécute de comprendre ce qui l’a amené dans un chemin mortifère pour sa vie spirituelle. On le voit, la Torah n’ignore rien de la profondeur de la psychologie humaine, que la science moderne théorisera plusieurs millénaires plus tard.
Au cœur du drame
Pour qui n’aurait pas compris que c’est là le drame humain fondamental qui se joue, le lien ou la rupture avec le Saint, la paracha commence par ‘vayhi’ ce qui nous laisse prévoir un drame. Chaque fois qu’un texte commence par vayhi, une exclamation qui résonne comme un cri de douleur c’est qu’un drame va se produire. ‘Vayhi’, c’est le premier mot du Livre de Ruth : « A l’époque où gouvernaient les Juges, il y eut une famine dans le pays » (avec une assonance : Vayhi bimei), est aussi celui de la meguilah d’Esther : Ce fut au temps d’Assuérus (Vayhi bimei). De quel drame s’agit-il ici ?
Le vayhi de notre sidra annonce la mort des deux enfants d’Aharon : Nadav et Avihou. Y a-t-il pour un père un plus grand drame que celui de fermer les yeux de ses enfants ?
Comment comprendre ce drame qui nous révolte ?
A travers cet épisode dramatique la Torah a voulu donner une leçon à ceux qui ont pour mission de répandre la notion du sacré. Les personnes dont la fonction est de répandre la connaissance de l’Eternel dans ce monde, doivent veiller scrupuleusement à leur conduite. Car celle-ci constitue un modèle pour tous leurs fidèles. Cela ne veut pas dire que cette personne est « meilleure » mais que, chargée de signifier le Saint, elle ne doit pas montrer un contre-exemple qui en anéantirait la possibilité même de signification. Par ailleurs, on ne peut pas aborder le sacré sans une préparation minutieuse. Voilà la part que l’Eternel a réservé à nous les juifs en ce monde.
Examinons maintenant quelles fautes ont entraîné leur mort. Que disent nos sages ?
Les causes du drame.
Le midrache décline quatre raisons de la mort de ces deux malheureux Nadav et Avihou :
- Le nom respect du lieu où ils devaient se tenir
- le non-respect à l’égard de l’acte du sacrifice
- Un feu apporté de l’extérieur
- L’absence de concertation entre les deux fils d’Aharon.
Des raisons un peu mystérieuses (en quoi consiste cet irrespect ?) qu’éclaire Rabbi Mani dans le Midrache Tanhouma (section Aharé mott) en évoquant cinq raisons :
- Nadav et Abihou étaient ivres quand ils ont procédé au sacrifice. Car le Lévitique rapporte que l’Eternel dit à Aaron : « Tu ne boiras ni vin ni liqueur forte ni toi, ni tes fils, quand vous aurez à entrer dans la Tente d’assignation, afin que vous ne mouriez pas » (Lévitique 10, 9)
- Ils n’ont pas procédé aux ablutions des mains : « Aaron et ses fils y laveront leurs mains et leurs pieds. Pour entrer dans la Tente d’assignation, ils devront se laver de cette eau, afin de ne pas mourir » (voir Exode 30, 19-20)
- Ils ont entrepris les rites du sacrifice dans une tenue négligée. Ils auraient dû porter des manteaux : « Aaron doit la porter (une robe à clochette d’or et grenade) lorsqu’il fonctionnera, pour que le son s’entende quand il entrera dans le saint lieu devant le Seigneur et quand il en sortira et qu’il ne meure point » (Exode 28, 35)
- Ils n’avaient pas des enfants : « Or, Nadab et Abihou moururent devant le Seigneur, pour avoir apporté devant lui un feu profane, dans le désert de Sinaï; ils n’avaient point eu d’enfants » (Nombres 3,4)
- Ils n’étaient pas mariés (Cf. Lévitique 16, 6)
Donc, si l’on en croit le Midrache ces deux jeunes gens ne tenaient aucun compte de la Torah, s’affranchissaient allègrement de la crainte de D. et répandaient à qui voulait l’entendre une idée profane du sacré qu’ils étaient censés promouvoir. Vivant en moribonds ils répandaient leur doctrine, ce qui les conduisit à la tombe.
Mais on peut aussi proposer une autre explication à partir d’un verset du Livre de l’Exode :
Moïse et Aaron remontèrent, accompagnés de Nadab, d’Abihou et des soixante-dix anciens d’Israël. » Ils contemplèrent la Divinité d’Israël. Sous ses pieds, quelque chose de semblable au brillant du saphir et de limpide comme la substance du ciel. Mais Dieu ne laissa point sévir son bras sur ces élus des enfants d’Israël et après avoir joui de la vision divine, ils mangèrent et burent. (Exode 29, 9-11)
On le voit, la cause invoquée est différente. Ils ont « contemplé la Divinité, « joui de la vision divine » (ce qui est impossible pour un œil humain !) mais en plus de cela, ils se sont soulés : on frise le délire mystique augmenté par l’alcool ! Nadav et Abihou auraient, selon cette interprétation été animés d’un amour excessif pour D. leur désir d’atteindre la connaissance et la gloire de D. se transformant en un délire mystique. Et on peut sans trop forcer l’interprétation tirer de ce texte l’enseignement que la torah refuse le religieux délirant et exalté des fous de D. Cette religion qui a la tête dans le ciel et laisse les hommes dans leur boue. Qui conduit à décrocher de la réalité pour planer dans le virtuel. Cette religion qui garde les mains propres… car elle n’en a pas. Le mysticisme mal compris, peut conduire à la folie. L’homme religieux en vérité est celui qui garde les pieds sur terre, qui devient responsable de ce monde et de son sort, qui prend au sérieux l’avenir de la création et de l’humanité, qui sanctifie le temps et devient responsable de l’histoire. Nadav et Avihou seraient selon cette interprétation des gens qui voulaient trop se rapprocher de D. Qui veut faire l’ange… fait la bête. Celui qui veut trop se rapprocher de D. peut se prendre pour lui et tomber dans le délire psychotique.
« Moïse dit à Aaron: « C’est là ce qu’avait déclaré l’Éternel en disant: Je veux être sanctifié par ceux qui m’approchent et glorifié à la face de tout le peuple! ». L’expression Bikrobaï équadèch « Je veux être sanctifié par ceux qui me sont proches » (Lv 10, 3) est un leit motiv de la Paracha.
Rachi a, lui, une interprétation complètement différente, et tellement juive ! qui « sauve » Nadav et Abihou. Il demande « C’est là ce qu’avait déclaré l’Éternel… » : mais où l’avait-il déclaré ? et il répond :
Dans Chemoth 29, 43 : « Là je rencontrerai les fils d’Israël, et il sera sanctifié par mon honneur (bikhvodi) » (Zeva‘him 115b). Il ne faut pas lire : bikhvodi, mais : bimekhoubadaï (« par ceux qui m’honorent »). Mochè a dit à Aharon : « Aharon, mon frère ! Je savais que la maison serait sanctifiée par ceux qu’aime l’Omniprésent, et je me demandais : “Sera-ce par moi ou par toi ?” Je sais désormais qu’ils sont plus grands que moi et que toi » (Torath kohanim).
Rachi, lui, montre donc de son côté combien Nadav et Abihou sont considérés par D. au point de dépasser en importance même Mochè et Aharone. Et il poursuit :
« Et à la face de tout le peuple je serai honoré ». Lorsque le Saint béni soit-Il juge les justes, on Le craint, on Le glorifie et on Le loue. S’il agit ainsi envers les justes, à plus forte raison envers les impies. C’est ainsi qu’il est écrit : « Tu es redoutable, Éloqim, de tes sanctuaires (mimiqdachèkha) » (Tehilim 68, 36). Il ne faut pas lire : mimiqdachèkha, mais : mimeqoudochèkha (« de ceux que tu as sanctifiés »).
Le silence d’Aaron
Mais le plus étonnant, après la mort de ses enfants, c’est le silence d’Aaron : vayidom Aaron « Et Aaron garda le silence ». Aaron reste muet et accepte le décret divin. Le texte dit sobrement : « Et Aaron garda le silence. ». Rachi dit : « Il a été récompensé de son silence. Et quelle rétribution a-t-il reçue ? De se voir adresser à lui seul la parole divine, puisque le passage concernant ceux qui boivent du vin (versets 8 et suivants) n’a été dit qu’à lui. ».
Et si à la suite de Rachi on pense que Nadav et Abihou sont des tsadiqim plus importants que Mochè et Aharone, alors leur mort est sembable à celle des justes, elle n’est pas le résultat d’un Hilloul Achem mais elle est un quidouch Achem. Comme celle de tous les justes elle est une expiation pour les enfants d’Israël (Moed Katan 28a, Yoma 1, 1, Vayikra Rabah 20, 7). Quand Aaron s’est tu et a accepté la sentence il a, par son silence accepté le joug du Royaume. Il a compris ce que cela voulait dire.
Parfois la folie des hommes, leur délire incommensurable, nous laisse sans voix. Face à la mort violente, à celle incompréhensible d’un enfant, l’insupportable arrachement du cœur dans le silence est une forme de grandeur. Le silence est une sidération devant le sacré qui, en dernière instance, nous reste incompréhensible car : « Vos pensées ne sont pas mes pensées et vos chemins ne sont pas Mes chemins » (Is 55, 8-9). Mais tout cela ne peut faire l’objet d’une théorie et reste bien mystérieux pour nous les hommes. Vayidom Aaron.
La cacherout, un art de vivre et une écologie du vivant
Enfin, notre Sidra se termine très curieusement par les règles de la cacherout qui nous redisent l’importance de la nourriture dans la vie juive. On mange comme on vit. Manger comme vivre (en humain !) est un art. Qui veut faire l’ange fait la bête, mais qui oublie le Ciel peut manger… comme une bête !
Je voudrais vous montrer rapidement que ce texte à une interprétation écologique.
En effet les critères de choix des oiseaux cachères sont les suivants a) tout oiseau qui attrape sa nourriture en vol est interdit. b) Il est interdit de consommer, donc de tuer, tout oiseau dont la fonction est de maintenir une chaine écologique.
Il faut savoir que les noms hébraïques donnés aux animaux portent en eux la signification de l’animal. Un âne se dit Hamor qui vient de Homère –« matière », car il porte des biens. Un chien se dit kélèv, un mot dans lequel on trouve le mot Lèv –« cœur » parce que le chien s’attache à l’homme. La cigogne se dit Hassida qui vient de Hassid–« pieux, fidèle », elle est fidèle car elle revient chaque année. Elle est bienfaitrice parce que la cigogne montre du Héssèd– « bienveillance », elle agit avec bonté (hassidout), car c’est un oiseau qui nourrit ses sembables.
C’est encore la cigogne qui distribue la nourriture aux autres, donc qui est vitale pour la chaîne du vivant, la chaîne alimentaire.
Les critères de la Torah et les règles de la cacherouth ont ainsi pour but de construire des êtres saints respectant la nature, conformément à l’ordre de la Torah, l’homme doit être le protecteur de la nature. C’est l’ordre que l’Eternel donne à l’homme dans le Livre de la Genèse.( lé’ovdah oulchomrah).
Toute la cacherouth vise à protéger la vie. Elle est une écologie du vivant. Rachi commente joliment le verset : « voici les animaux (zot habéhéma) que vous pouvez manger, entre tous les quadrupèdes qui vivent sur la terre »:
« ‘haya (litt. : vivante) Du mot ‘hayim (« vivant »). C’est parce qu’Israël est attaché à l’Omniprésent et qu’il mérite de rester « en vie » qu’Il l’a séparé de l’impureté et lui a imposé des mitsvot. Mais Il n’a rien interdit aux nations du monde. Cela ressemble à un médecin venu examiner un malade. [Il permet à l’incurable de manger à discrétion, tandis qu’à celui qui pourra guérir, il spécifie ce qui lui est permis et ce qui lui est interdit], comme expliqué dans le Midrach Tan‘houma. »
Cherchez ! Cherchez !
Pour la petite anecdote, Le Talmud (Kiddushin 30a) constate que cette paracha est pile au milieu de la torah en terme de nombre de mots au point que dans certains séfère Torah, on passe à la ligne. Hors ce centre se trouve entre deux mots identiques, au verset 10, 16 : « Au sujet du bouc expiatoire, Moïse fit des recherches (daroche), et il se trouva (darache) qu’on l’avait brûlé. ». Rabbi Haïm Joseph David Azoulaï (Le Hida) disait au XVIIIème siècle :
« Darosh à la fin d’une ligne, et Darash au début d’une ligne cela signifie – lorsque vous avez cherché (darosh) la Torah au point que vous pensez que vous avez épuisé tout le sens, et que vous pensez que vous êtes à la fin de la « ligne » –pas la ligne de mise en page, mais la ligne de recherche et d’étude – vous devriez alors réaliser qu’en réalité vous êtes seulement en train d’expliquer le début de la ligne ».
Cherchons, cherchons « Un trésor est caché dedans » comme dit un poète ! « Cherchez le Seigneur pendant qu’il est accessible! » (Is 55, 6)