Lettres de l’exil Séfarad : Les pogroms de 1391 par Hasdaï Crecas

En Espagne les émeutes antijuives ont commencé en 1391 un siècle avant l’exil de 1492. Ces émeutes signèrent la fin du brillant judaïsme arabo-ibérique.

On parle beaucoup de Sefarad (l’Espagne) mais dehors du « RAMBAM » (Rabbi Moché Ben Maimon dit Maïmonide-12e siècle, Cordoue-Fès-le Caire) et du RAMBAN (Rabbi Moché Ben Nahman dit nahmanide, Gérone- Jérusalem ?) les penseurs séfarades sont des quasis inconnus pour la culture occidentale.

Gérone-Didier Long

Gérone – photo DL

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Ces auteurs sont les légataires directs des géonim babyloniens comme Rabbi Saadia ben Yosseph Gaon Soura (Egypte 9ème siècle, Babylonie 10ème siècle) dit Saadia Gaon qui assurèrent la survie du judaïsme rabbinique babylonien face à la conquête et l’assimilation arabo-musulmane et les maîtres du judaïsme arabo-andalou dont Maïmonide sera un des légataires incontesté.

Les plus importants penseurs, décisionnaires commentateurs de la Torah, poètes séfarades, étaient des rationalistes. Ils étaient tous de grands savants dans les sciences profanes de leur époque (médecine, astronomie…) en même temps que des philosophes de langue arabe puisant à travers les penseurs arables chez les grecs… Ils sont aujourd’hui de quasi inconnus. Ils considéraient le Talmud et le midrach comme la base de toute l’étude juive et, en dehors d’un Nahmanide, envisagent la kabbale comme une note en bas de page des tannaim, amoraim et autres guéonim…

Sage juif

Le simple fait que le considérable « Livre de la splendeur » (Zohar) de milliers de pages, puisse avoir été écrit en araméen en plein 13ème siècle par Moïse de Léon en araméen à la manière de de la guemara imitant des maîtres du premier siècle, ce dont sa propre femme n’ignorait pas le fait ! dit la familiarité avec le talmud et les midrachim et le puits de mémoire et de sagesse que ces gens étaient. Le retour opéra par un Rabbi Yehouda Levaï ben Betzalel dit le MAHARAL de Prague (17ème siècle) au midrach, alors que sa structure de pensée doit aussi à la kabbale sans qu’il le revendique ou en cite les écrits, en dit long sur la filiation avec la source arabo-andalouse et sur ce que le judaïsme moderne lui doit.

Juif Gérone

Le juif Salomon Vidal, Musée de Gérone, photo DL

Ces esprits sont donc d’une puissance inégalée et on ne trouve après eux qu’un Maharal de Prague qui admet sa filiation pour se hisser à leur hauteur. Au-delà des aléas de l’histoire et de notre long voyage en galout que l’Éternel semble bien avoir inscrit dans la structure même de l’être comme nous en a averti le Maharal (Guevourot AChem), nous devons absolument retourner à ces sources si nous voulons aujourd’hui juste comprendre les premiers mots de notre propre tradition juive.

Qui connait :

  • Rabbi Itsh’ak Elafassi surnommé le « RIF » au 11ème siècle,
  • Bah’ya ibn Pakouda dit Rabbenou Bahya (« notre maître Bahya ») au 11ème siècle, le chantre des « Devoirs du Cœur » (Hovot ha-lev) face à une génération engluée dans le matériel et la piété de routine et ce qu’il appelle « les devoirs à accomplir par les parties du corps » (Hovot ha-evarim)…,
  • Shmouel HaLevi ben Yosseph HaNaggid, grammairien, rabbin andalou et vizir et chef des armées d’un royaume d’Al Andalus qui mène la guerre et y écrit des poèmes magnifiques,
  • Plus connu ( ?) Yehoudda Halévy l’homme aux 800 poèmes au 11ème siècle le chantre de Sion et l’auteur du Kouzari,
  • Et bien sûr Benjamin de Tudèle, qui parcourut tout le monde juif de son temps au 12ème siècle et que notre maître le Rav Haïm Harboun a suivi d’un livre dans ses pérégrinations,
  • Ibn Tibon et sa famille aux 12ème et 13ème siècles rabbins provençaux traducteurs en hébreu d’ouvrages philosophiques gréco-arabes,
  • Rabbi Chelomo Ben Aderet dit « RACHBA » au XIVème siècle, Rabbénou Nissim, dit le « RAN » au 14ème siècle… ?
  • Qui connait le Or Hachem de Hasdaï Crescas ? un des plus puissants penseurs juifs de la fin du Moyen Âge, lié à la cour du roi d’Aragon et grand rabbin de la communauté de Saragosse au 14ème siècle ? Cet homme assistera aux grands massacres de juifs de 1391 et y perdra son propre fils à Barcelone. La reconquista s’est faire aux cris de « morts aux juifs ». Crescas écrit alors une lettre à la communauté des juifs d’Avignon pour raconter en détail ce qui s’était passé.

Les massacres contre les juifs de Séville le 4 juin 1391. Ils se sont propagés  dans la vallée du Guadalquivir : à Cordoue, Andújar, Montoro, Jaén, Úbeda, Baeza… et ensuite de la Meseta Sud : Villa-Real — aujourd’hui Ciudad Real —, Cuenca, Huete, Escalona, Madrid, Tolède (18 juin), et à d’autres zones castillanes : Logroño (12 août) et de la couronne d’Aragon : Valence (le 9 juillet), Orihuela, Xàtiva. Le massacres atteignent leur aproxysme à Barcelone, (5 août) puis continuent à Lérida (13 août). A Palma de Majorque le 2 août.

 

Nombre de réfugiés juifs fuient en Afrique du Nord après les massacres qui inaugurent le phénomène marrane.

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Hasdaï Crescas qui perd son fils le 09 juillet 1391 dans le pogrom de Valence écrit à la communauté juive d’Avignon :

« En ce jour amer de Roch ‘hodech Tamouz 5151 [été 1391], Dieu banda l`arc de l’ennemi contre la communauté de Séville où habitaient sept ou huit mille familles juives. Ils mirent le feu à ses portes et en assassinèrent un grand nombre ; cependant que la plupart étaient convertis au christianisme et que d`autres, en particulier des femmes et des enfants, étaient vendus comme esclaves aux arabes ; et les quartiers juifs devinrent déserts. Beaucoup périrent en martyre, beaucoup d’autres transgressèrent l`alliance sacrée. De Séville, l’incendie se propagea et anéantit tous les cèdres du Liban des communautés de Cordoue. Là aussi beaucoup abdiquèrent leur foi et la communauté fut anéantie.

Le 17 du mois de Tamouz fut un jour de douleur et de sanction, un jour plein de souffrances. La colère de Dieu s’enflamma contre la communauté de Tolède, source de la Torah et de la parole de Dieu. Cohanim et prophètes furent massacrés dans le temple de Dieu, les Rabbanim périrent publiquement en martyre, la noble descendance de Rabbi Acher ben Yih’iel [Roch], ainsi que leurs fils et leurs disciples. Là aussi beaucoup de ceux qui ne purent se défendre acceptèrent la conversion.

Le 7 du mois de Av, Dieu éradiqua sans pitié la communauté de Valence en laquelle vivaient environ mille familles. Près de 250 personnes y périrent en martyre tandis que les survivants fuyaient vers les collines, mais peu en réchappèrent et la plupart furent convertis. La plaie se répandit ensuite aux communautés de Majorque dans les îles de la mer. Le jour de Roch ‘Odech Eloul, des intrus pénétrèrent dans le quartier juif et le violèrent et le mirent au pillage et l’abandonnèrent comme une coquille vide. 300 personnes y périrent en martyre tandis que 800 autres fuyaient dans la tour du roi et que le reste subissait la conversion. Le Chabbat suivant, la colère de Dieu se déversa comme le feu, profanant son temple et violentant la couronne de sa Torah – la communauté de Barcelone –  qui fut percée et ce jour et compta 250 morts. Tout le reste de la communauté trouva refuge dans la tour alors que les ennemis, mettaient à sac toutes les rues juives et incendiaient certaines d’entre elles. La main du Gouverneur n’eut pas l’avantage mais il s’efforça de les sauver de toute sa puissance ; il fit apporter aux juifs qui se trouvaient là du pain et de l’eau, et opéra une sortie pour capturer les brigands. Alors la masse des simples gens rugit et se dressa contre les gouverneurs, et ils combattirent les juifs réfugiés dans la tour, armés d’arcs et de catapultes. Ils les frappèrent et les battirent dans la tour. Beaucoup périrent en martyre, parmi eux mon fils unique, une brebis innocente. Je l’ai offert tel un holocauste, j’accepterai le verdict et me consolerai en sachant la bonté de son destin et la félicité de son sort. Beaucoup d’entre eux se suicidèrent, certains en se jetant du haut de la tour et ils étaient déjà déchiquetés avant même d’avoir parcouru la moitié de leur chute. Quelques-uns abandonnèrent la tour et périrent en martyre dans la rue. Tous les autres furent convertis au christianisme, hormis quelques-uns qui s’enfuirent vers les villes aux alentours, si peu nombreux qu’un enfant les compterait mais de grands hommes. A cause de nos fautes, il n’existe plus un seul être humain aujourd’hui à Barcelone qui puisse être qualifié de juif. De même, dans la ville de Lérida, beaucoup périrent, le reste fut converti, seuls quelques juifs s’échappèrent.

A Gérone, où l’érudition et l’humilité s’étaient jointes en un seul lieu, les Rabbanim périrent publiquement en martyre. Seuls quelques-uns acceptèrent la conversion, la plupart trouvèrent refuge dans les maisons des habitants de la ville. Ils sont enfermés aujourd’hui dans la forteresse.

En fin de compte, dans le royaume de Valence, il ne reste plus aucun juif hormis dans la ville de Murviedro (Sagonte).

Dans la province de Catalogne, il ne reste plus aucun juif, hormis le peu qui échappèrent au massacre dans les villes alentours et ailleurs. Quant à nous ici, dans les villes d`Aragon il ne s’est produit ni brèche ni violence. Par la bonté divine toutes nos communautés sont rescapées ; mais malgré tous nos efforts, après la dispersion de nos biens, il ne nous reste rien d’autre que nos corps. Nos cœurs sont pleins de frayeur et nos yeux sont levés vers le ciel afin qu’il soit miséricordieux, qu`il guérisse nos blessures et nous aide à ne pas défaillir. »

(Rav Hasdaï Crescas, extrait de sa Lettre à la communauté d ‘Avignon traduite par Eric Slimévitch dans Lumière de l’Éternel, Hermann 2010).

 

 

Lettres séfarades : quand les juifs parlaient arabe

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Le Rav Harboun m’a confié un petit livre étrange avant de partir à Jérusalem. Comme on peut lire en haut de page c’est un livre du Rambam, (l’acrostiche de ‘Rabbi Moshe Ben Maimon’), Maïmonide, né à Cordoue en 1135 et qui erra en Espagne et à Fès au Maroc puis vécut 40 ans en Egypte. Maïmonide, le plus grand maître du judaïsme, médecin, talmudiste , théologien… dont la tradition dit « De Moïse jusqu’à Moïse, il n’y eut personne comme Moïse » et à qui on se réfère constamment.

Il s’agit des règles du shabbat par Maimonide.

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Rambam Halakhot Chabbat (« Maïmonide, les règles du shabbat »)

Mais le plus drôle c’est qu’on trouve au milieu de la page en lettre hébraïques, m’a fait remarquer mon ami, une inscription en lettres hébraïques mais en arabe : tafsir biarabia. « Commentaire en arabe ».

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L’arabe était la lingua franca des rives de la Méditerranée mais l’usage de ses caractères est prohibé au non musulmans ; l’hébreu était alors l’une des deux langues savantes de l’Europe occidentale. L’arabe était donc devenu la langue vernaculaire des séfarades utilisée aussi pour leurs écrits scientifiques, philosophiques. Dès la seconde moitié du IXe siècle, la plupart des textes juifs en prose, sont écrit directement en arabe.

Tafsir biarabia « le commentaire en arabe » Dans le monde musulman le mot tafsir (تَفْسِير tafsīr, « interprétation ») désigne le commentaire. (voir ici ). Ce mot est aussi utillisé pour l’interprétation du Coran (voir ici)

Il faut dire que la plupart des grandes œuvres sépharades ont été écrites… en arabe. Ainsi, Le Moré Névoukhim, le « Guide des Egarés » de Maimonide, ses épitres (Iggérot),  ont été écrit en arabe. Le Hak-Kûzari « Livre des arguments et des preuves pour le défense de la foi méprisée » (vers 1140) de Judah Ha-Levi est aussi écrit en arabe. Saadia Gaon (Sa`īd ibn Yūsuf al-Fayyūmi  en arabe) qui vit en Egypte et en Babylonie au Xème siècle écrit en arabe. Toute la poésie hébraïque de l’époque s’écrit en langue arabe.

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On écrivait donc en judéo-arabe (arabe en lettres hébraïques) :

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Manuscrit en judeo-arabe du Guide des perplexes Yémen, XIII ou XIVe siècle

 

Quitte à traduire ensuite en hébreu :

Le Guide des Égarés ms. hébreu, XIVe s., Majorque, 1352 traduction de Samuel Ibn Tibbon Bibliothèque nationale de France département des manuscrits © cliché Bibliothèque nationale de France

 

En réalité l’histoire permet de prendre du recul. Les musulmans ont longuement étudié Maïmonide, appelé en arabe Abou Amram Mousa Maïmoun Obad Allah, tout comme Thomas d’Aquin qui le cite en permanence dans sa somme théologique en l’appelant « l’aigle de la synagogue ». Juifs, chrétiens et musulmans ne sont pas nés pour se détester. On ne nait ni juif, ni chrétien ni musulman, on nait dans l’humanité disait Leibovitz. Voilà ce qu’écrivait Maîmonide, en hébreu :

Malgré tout, les pensées du Créateur du monde sont impénétrables pour l’homme, notre conception et notre pensée sont différentes de la sienne. En effet, toutes ces choses-là concernant Jésus le nazaréen, et l’Ismaélite qui vint après lui [Muhammad], ne sont venues qu’afin de préparer le chemin pour le roi Messie, pour améliorer le monde entier à servir Dieu ensemble : Alors je transformerai les peuples d’un langage commun pour que tous invoquent le nom de l’Eternel et le servent d’un cœur unanime [1]

Moïse Maïmonide, Mishné Torah (lois des Rois 11, 4).

[1] Livre de Sophonie 3,  9.

Lettres de l’exil séfarade : Nahmanide

Barcelone, juillet 1263. L’Espagne catholique est au fait de sa puissance. Le roi d’Aragon Jaime Ier piqué par la curiosité… et l’Inquisiteur Raymond de Pennafort, provoque devant sa cour et tout ce que l’Espagne catholique compte de mitres, théologiens, inquisiteurs, artisans, habitants de Barcelone et des faubourgs…. Rabbi Moïse ben Nahman (Nahmanide) né à Gérone en 1194, l’une des plus hautes autorités du judaïsme espagnol de l’époque, et, Paul Christiani, dominicain et juif converti au christianisme pour une Disputatio (« dispute » théologique dans l’esprit de l’époque, c’était avec la lectio le second pilier de l’étude) qui va durer quatre jours. Le match à grand spectacle, (à Barcelone Fabrice ! ), promet d’être passionnant, il est précédé d’une vaste campagne de communication en vue de conversions des juifs au christianisme, d’interventions du pape auprès du Roi (deux Bulles visant à ce que le roi modifie son attitude envers les juifs et censure les écrits rabbiniques)… Au menu: la venue du Messie et sa nature.

Girona - Call juderia

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Lettres de l’exil séfarade : Moïse Maimonide

Nous publions dans ce post et les suivants quelques fragments de la correspondance des exilés séfarades du Moyen Age.

Il y a chez nous une tradition grande et merveilleuse. Je l’ai reçue de mon père, qui l’a reçue de son père et du père de son père et celui-ci la reçut à son tour ; ainsi la chose remonte au début de l’exil à Jérusalem, comme il est écrit: « Les exilés de Jérusalem répandus dans Sefarad posséderont les villes du midi › (Obadia 1, 20). Cette tradition est expliquée dans la prophétie de Balaam où il y a une allusion: la prophétie reviendra en Israël après qu’elle lui aura été retirée.
(Maïmonide, Épître au Yémen, Gallimard, Tel, pg. 95)

Toute l’œuvre de Maïmonide, le Rambam (acronyme de HaRav Moshé ben Maïmon),  est placée sous le signe de la persécution, de la fuite et de l’angoisse qu’on retrouve dans ses lettres.

Maimonide

Statue du Ramban devant la maison où Maïmonide a vécu
à Cordoue (Photo Olivier Long)

Moïse, fils de Maïmoun (en arabe Abu ‘Imrân Mûsâ ibn ‘Ubaydallâh al-Qortobî), nait à Cordoue le 30 mars 1135  (14 Nissan 4895), d’une famille de rabbins renommés. Il vit dans un milieu très cultivé, ouvert à la littérature et la philosophie arabes.

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La synagogue de Cordoue où Maïmonide a vécu (Photo Olivier Long)

A l’âge de 13 ans en 1148 les Almohades venues de Mauritanie ravissent l’Andalousie auxAlmoravides. Ce sont des « intégristes » musulmans réformateurs qui persécutent les minorités juive et chrétienne, il faut choisir entre la conversion et la fuite, parfois les deux. C’est aussi l’année probable où Maïmonide perd sa mère. Pendant cinq ans (1150-1160) sa famille erre de ville en ville en Espagne et probablement en Provence. Lire la suite de « Lettres de l’exil séfarade : Moïse Maimonide »