Yirmiyahu Yovel « L’aventure marrane : Judaïsme et modernité »

Casa de Sefarad – Cordoba

Janvier 1492, Grenade tombe. L’Espagne à son zénith achève la Reconquista en chassant les arabes. Fin mars 1492, par l’Edit d’expulsion, les juifs qui ont financé la guerre sont chassés d’Espagne par Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon.  Juin 1492,  la couronne lance ses vaisseaux à la conquête de l’Amérique. Pour les juifs, le 31 mars c’est donc la valise ou la conversion… ou le cercueil. Certains fuient au Portugal. 100 000 personnes fuient la péninsule ibérique vers Livourne en Italie, plaque tournante vers la Turquie, le Hollande, la Tunisie, la Sardaigne et la Corse. Beaucoup périssent en mer. Des enfants sont livrés sur une île aux bêtes sauvages. D’autres se convertissent au christianisme. Ils seront bientôt rattrapés par les « lois de la pureté du sang » et l’inquisition qui pourchasse ces « nouveaux chrétiens » malgré les injonctions papales. Les buchers tournent à plein régime, la délation est généralisée, les prisonniers écoutés dans leurs cachots. Torturés.

Synagogue de Cordoue
Synagogue de Cordoue (Détail)

Les marrannes sont ces juifs convertis, conversos ou ‘nouveaux chrétiens’ qui ont tenté de maintenir leur identité face à l’inquisition espagnole puis portugaise. Certains juifs ne veulent pas quitter le pays où leurs pères vivent depuis 1400 ans (voir photo de la synagogue de Cordoue). Ils vont continuer à pratiquer en secret leur religion ; ces marranos, « porcs » en castillan, feignent de travailler le shabbat (trop), d’aller à l’église (sans regarder les statues…), ils font le signe de croix en marmonnant : «shakets teshaktsenu», « que cela te fasse horreur », en hébreu, ils sanctifiaient le shabbat en vénérant sainte Esther… découverts ils sont enfermés sans motif par l’inquisition au cours d’une justice uniquement à charge qui les amène peu à peu à avouer par la persuasion ou la torture. Le but, au bout de longues années, les faire abjurer, puis les livrer à la vindicte publique en leur faisant porter le san bénito accusateur tout en marchant pieds nus sous les quolibets (voir la photo de cet habit prise à la casa de Sefarad à Cordoue cet hiver), on les conduit au bucher.

« Diverses manières dont le Saint Office fait donner la question »,
Bernard Picart (1673-1733) (Madrid, Biblioteca National).

Le plus célèbre marrane est sans aucun doute Baruch Spinoza à Amsterdam, la Jérusalem du Nord. Yovel avait déjà écrit un « Spinoza et autres hérétiques » qui est comme la préface de ce nouveau livre.

San bénito que portaient les condamnés

Le livre de Yirmiyahu Yovel, de Princeton, qui  a enseigné à l’université de Jérusalem et à la New School University de New York publie en France L’aventure marrane : Judaïsme et modernité. (2011) paru sous le titre original : The Other Within («l’Autre dedans»). Il y analyse la subjectivité marrane.

Yovel décrit le processus identitaire marrane, le fait que ces nouveaux chrétiens recomposent une identité complètement nouvelle, par fidélité à leurs racines juives. Il réfléchit sur l’« autre intérieur », l’identité multiple, la subjectivité scindée, l’illusion de l’identité homogène.

Mais mieux encore, Yovel raconte qu’il reste de nombreux marranes, ces juifs secrets comme à Belmonte au Portugual.

Il  montre comment ces conversos qui, chassés par les religions se sont investis dans ce monde sont des précurseurs de l’âge moderne.  Il affirme que la sécularisation moderne est le fruit de l’indifférence au judaïsme comme au christianisme de certains d’entre eux et de l’importance accordée aux « choses de ce monde »…  il décrit « un discours ironique et des modèles de communication clandestine fondés sur l’allusion et le double langage »

Certains choisissent le couvent ! comme Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix… La subjectivité religieuse moderne, l’intériorité, sont les fruits de ce marranisme moderne, de cette identité intérieure cachée. Nombre d’auteurs de romans picaresques, Cervantès, Montaigne sont des marranes.

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