La mémoire de l’hébreu : Aharon Appelfeld

Aharon-Appelfeld

Aharon Appelfeld fait souvent ce cauchemar : « Parfois je me réveille, avec l’angoisse que cet hébreu acquis avec tant de peine disparaît. Je veux l’attraper, je ne peux pas ».
Et LA question : 
« quitter le yiddish n’est-ce pas trahir les morts ? »

Rescapé de la Shoah, Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine. Citoyen israélien, il est l’un des plus grands écrivains juifs de notre temps.Il a publié de nombreux romans, dont Histoire d’une vie (prix Médicis étranger 2004). Et cette année en France Les Partisans (édition de l’Olivier 2015).

« Je suis venu d’Europe (en Israël) après la guerre en 1946. En 1946, j’avais alors treize ans et demi, je n’avais pas de parents je n’avais pas d’éducation non plus,  je n’avais même pas de langue à l’époque, c’est à dire que je possédais des bribes de pleins de différentes langues mais je n’avais pas à proprement dire une langue qui soit à moi. Et en Europe on ne voulait pas accueillir d’orphelin, et je suis venu ici et c’était le lieu où les réfugiés étaient accueillis (…) -Comment l’hébreu est-il devenu votre langue ? Tout d’abord ma langue maternelle c’est l’allemand. La langue de notre environnement c’était l’ukrainien, la troisième langue c’était le roumain, parce qu’à partir de la première guerre mondiale la région était sous contrôle roumain, et la quatrième langue c’était le Yiddish la  langue que mes grands parents parlaient. Et il y avait encore bien d’autres langues, il y avait des polonais qui vivaient dans la région, alors nous parlions le Polonais, et ensuite sont venus les russes, donc nous avons parlé le Russe… » (Interview de Laure Adler, France-Culture 08 juin 2015)

Il raconte son histoire dans une livre magnifique Histoire d’une vie :

« J’ai éprouvé le besoin de rassembler toutes les bribes de mon existence pour en avoir un aperçu. Histoire d’une vie, ce sont les mémoires d’un écrivain, non d’un historien ou d’un chroniqueur. Enfant, j’ai été très marqué par la disparition de mes parents. Mon existence d’alors comprend de nombreuses failles que j’ai tenté de combler. Il y a donc un peu de fiction dans ces mémoires intitulées « Histoire d’une vie »  et non «  Histoire de ma vie »  par souci d’exactitude ; il s’agissait de prendre un exemple, de dérouler le fil d’une destinée. L’imagination a pu suppléer aux insuffisances de la mémoire ; par ailleurs, il y a des événements sur lesquels je n’arrive pas encore à écrire, la façon dont ma mère a été tuée, les cruautés dont j’ai été témoin… »

« Ma mère a été assassinée dès le début de la guerre, lorsque les Roumains et les Allemands ont envahi notre région à la frontière roumano-ukrainienne. J’ai été renvoyé de chez nous avec mon père vers un lieu de regroupement et c’est là qu’a commencé une marche extrêmement longue de ces pauvres affamés. Nous avancions sans nourriture, l’hiver était rude, les gens tombaient, et une fois qu’ils étaient à terre, on les abattait. C’est ainsi que nous avons marché jusqu’à ce que nous soyons arrivés à un endroit clos, où l’on m’a séparé de mon père, suite à quoi, je ne l’ai plus jamais revu. Lorsque j’étais avec lui, c’était bien mieux. Mon père prenait soin de moi, me protégeait. Nous avons vendu nos habits, un manteau, un pull, tout ce que nous portions sur nous, malgré le froid intense, pour acheter de la nourriture. À l’âge de huit ans et demi, je me suis retrouvé seul, enfant juif isolé, pris entre les Allemands et les Ukrainiens, avec à l’horizon cinq années de guerre et le sentiment intuitif que je devais cacher mon judaïsme et mon identité. »

« J’imaginais que ma mère m’attendait, qu’elle reviendrait me chercher, et je n’avais aucun doute à ce sujet, tant elle m‘aimait et était attachée à moi, qu’il était totalement hors de question qu’elle ne vienne pas à moi. Je savais qu’elle n’était plus de ce monde, mais j’ai conservé cette illusion qui m’a accompagné durant toute la guerre. »

Ne sachant ni le yiddish, ni l’hébreu, il raconte son chemin vers la prière juive. Dans un camp de réfugiés en partance vers la Palestine, il fut saisi à 13 ans par le besoin vital de prier, lui qui ne connaissait pas la première lettre de l’écriture sacrée. Il entendait les autres prier et cette mélodie triste et monotone dont il ne comprenait rien, lui devenait vitale, le seul moyen d’apaiser cette soif immense de ses origines.

Il demanda aux fidèles de lui apprendre à prier. Les fidèles le rejetèrent, ne voulant pas perdre du temps avec un quasi-analphabète et sans autre culture que celle de la survie. D’autres lui dirent qu’il était dans un camp vers la Palestine, et que là-bas on ne prie pas, on travaille. Un seul accepta de lui enseigner et il lui montra les premières lettres en hébreu sur fond jaune. Il lui demanda de les répéter puis de les apprendre par cœur. À chaque erreur, et il n’y avait que des erreurs, il le giflait violemment. Au lieu de s’enfuir loin de cette violence et de cette humiliation, Aharon persévéra. Pour lui douleur et prière étaient indissolublement liées. Pas à pas, gifle après gifle, il parvint sans les comprendre à savoir dire les prières. Il finit par savoir prier comme on prend un bain purificateur avant de débarquer en terre sacrée.

(source)

Ecoutez son interview sur France Culture, ce qu’il dit de sa vocation d’écrivain est magnifique :

http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=5046817

La mémoire de l’hébreu… Soixante deux ans plus tard

L’homme qui enseigne l’hébreu sur cette photo prise ce matin en 2015 et qui vient d’écrire shana (« l’année ») :

Haim Harboun

…. est le même que celui qui est à droite, en janvier 1953, maître de la classe d’Hébreu du cours complémentaire de l’école Georges et Maurice Leven à Marrakech. Soixante deux « années » justement, plus tard ! Un certain Haïm Harboun…

Capture

Ha shana haba be Yeroushalaïm, « L’an prochain à Jérusalem ! » 

Voici ce que j’ai écrit de l’hébreu dans mon livre Des Noces éternelles, un moine à la synagogue:

L’hébreu est une langue concrète, physique. Ainsi le désert se dit tohou. Il vient d’une racine WHT qui signifie « être dévasté ». Le mot sonne comme le hurlement d’une hyène ou d’un chacal dans le désert. Comme le hurlement du chien qui apprend la mort de son maître, celui de la femme dont le soldat prend l’enfant. Celui qui a entendu ce cri sait ce qu’est la parole humaine, cet instant où elle sort de l’animalité pour devenir humaine. Du coup quand on lit la Bible en hébreu, celle-ci prend un tout autre sens. Ainsi, la phrase du début du Livre de la Genèse lors de la création du monde qui le raconte avant la création de la lumière dit  : « La terre était informe [tohou-vavohou : qui a donné « Tohu Bohu »] et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit (rouah, le « souffle » de vie) de Dieu se mouvait au-dessus (al penei : « sur le visage ») des eaux (amaïm au pluriel, la multitude des gouttes d’eau) [1].

Ce tohou prend une profondeur insoupçonnée quand on la lit dans sa langue originaire, le tohou c’est chacun de nous quand nous sommes dévastés. Si l’on convoque d’autres textes pour mieux comprendre ce que cette phrase veut mystérieusement dire, comme le prophète Isaïe qui écrit au VIIIè siècle avant notre ère: Voici, ils ne sont tous que vanité, Leurs oeuvres ne sont que néant, Leurs idoles ne sont qu’un vain [tohou] souffle. [2] : la vanité humaine est à nouveau associée au néant primordial, le tohou c’est la vanité, ce qui ne mène nulle part, le « on » des systèmes de croyances humaines et des apparences… Le Livre du Deutéronome de son côté raconte : l’Eternel l’a trouvé dans une contrée déserte, Dans une solitude [tohou] aux hurlements sauvages ; il le protège, il veille sur lui, le garde comme la prunelle de son œil [3]… Dieu nous aime dans notre tohou, alors que nous hurlons de solitude, il vient nous chercher dans notre vanité et nos illusions pas dans notre célébrité et nos petites gloires. La condition pour que la lumière se fasse est donc que nous passions par une forme de néant de tout ce que nous croyons humainement. Seule la lumière de l’Eternel est unification, mais elle ne peut se manifester et Il ne peut être reconnu que dans un processus lent, passant par la destruction apparente.  Celui qui traverse cette solitude peut s’écrier avec le psalmiste : L’abîme [tohou] appelant l’abîme [tohou] à la voix de tes cataractes, la masse de tes flots et de tes vagues a passé sur moi. Au long du jour, le Seigneur m’envoie son amour ; et la nuit, un chant est sur mes lèvres, ma prière au Dieu vivant !

L’Hébreu me poussa dans mes derniers retranchements.Assoiffé, je remontais le cours vers la source.

HH aux platines  !!!  (cet hiver)
HH aux platines !!! (cet hiver)

[1] Livre de la Genèse 1, 2

[2] Livre d’Isaïe 41, 29

[3] Livre du Deutéronome 32, 10