Marc Chagall, Moïse reçoit les tables de la Loi
La tradition juive a observé que les paroles prononcée lors de la Création du monde étaient au nombre de dix tout comme les « dix commandements ». Le Pirké Avot l’exprime ainsi :
« Par dix paroles le monde a été créé. Ne pouvait-il pas être créé par une seule parole ? Il en fut ainsi pour corriger les méchants qui détruisent le monde créé par dix paroles; et pour donner une bonne récompense aux justes qui maintiennent le monde qui a été créé par dix paroles. (Traité des pères, chapitre 5 1)
A propos des dix paroles données au Sinaï, Rashi, citant la Mekhilta, commente :
» Toutes ces paroles…: cela nous apprend que le Saint-Béni-soit-Il prononça les Dix Paroles en une seule parole, l’homme étant incapable de parler de cette façon. S’il en est ainsi (s’Il a prononcé les dix paroles en une seule), pourquoi le verset répète-t-il (les dix commandements, un à un): « Je suis…, « Tu n’auras pas… »? C’est parce qu’Il est revenu sur chaque commandement pour l’expliquer individuellement.
Et Rachi ajoute :
« Tous les 613 commandements sont inclus dans les Dix commandements » (à propos de Ex 24, 12)
Tout comme lors de la création du monde, D.ieu dit et les choses sont. Les enfants d’Israël voient les paroles au Sinaï. « Parle, toi avec nous, et nous écouterons, mais que D-ieu ne parle pas avec nous de peur que nous mourions » (Exode 20, 14-15). Ce que Rashi commente : « Ils virent les voix…: ils virent ce qui s’entend, chose impossible à réaliser dans d’autres circonstances. »
Alors que les dix paroles qui créent le monde sont positives les dix commandements sont négatifs : Lo…
Il y a donc une idée de re-création de nous-même dans l’observance des commandements. Comme si paradoxalement, l’interdit au lieu de brimer notre liberté la rétablissait dans son intégrité créée originelle. D.ieu renouvelle chaque jour et à chaque instant la Création par sa loi. Création, Rédemption et don de la loi ne sont donc qu’un seul mouvement.
Une liberté paradoxale
Ce qui signifie que l’interdit au lieu de nous détruire, d’anéantir notre désir nous récréé de l’intérieur. Il brise la circularité de notre désir qui va de nous à nous même en utilisant les autres et aussi D.ieu comme des moyens; pour nous ouvrir à l’inconnu. Nous sommes spontanément et même si nous ne voulons pas l’admettre idolâtres (nous préférons nos illusions sociales ou religieuses à notre propre liberté) , meurtriers (nous anéantissons autrui quand il n’entre pas dans nos plans, souvent par la médisance), adultères ( nos fantasmes chosifient les corps des femmes des autres)… etc… La Loi en interdisant la réalisation de ces fantasmes en réalité destructeurs de notre liberté la rétablit. Elle nous rédime de l’intérieur. C’est pour cela que la Loi est donnée après la sortie d’Egypte : après l’appel à la liberté, elle propose d’inventer un chemin vivant pour que cet acte de libération originaire se poursuive.
L’interdit d’interdire est une forme d’esclavage, une fascination mortifère de la pulsion. Le « ne pas » ne dit pas ce que je dois faire, il définit les conditions de possibilité de cette vie qui m’est donnée à profusion. Il répond à l’interdit du fruit de l’arbre dans la Genèse. l’inter-dire permet en réalité un dire, une parole vivante. Il temporise la satisfaction immédiate de mon désir pour entrer dans une attente, une histoire, une structuration du monde par le langage humain qui recèle une certaine forme d’attente, une discussion autour des objets désirés, parlés au lieu d’être dévorés. Il ne s’agit pas d’interdire pour interdire mais d’interdire pour mettre en relation. La loi me dit « ne pas… » et ce lo témoigne de la vie d’autrui, de sa femme, de sa maison, de la vérité de la parole que j’établis avec lui. C’est aussi une interdiction ontologique : le lo qui interdit la représentation de D.ieu en barre l’accès dans une séparation structurelle et vivifiante de sainteté que je reconnais par la sanctification de l’existence.
La Torah est donc une réalité profondément psychologique qui fonctionne pour nous comme un pédagogue; qui par la crainte nous amène à l’amour véritable et désintéressé de l’Eternel, « de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces ». Ainsi que l’affirme Maïmonide : « En effet, ces deux buts, à savoir l’amour et la crainte de Dieu, sont atteints par deux choses : à l’amour on arrive par les idées que renferme la Loi sur la doctrine véritable de l’existence de Dieu ; à la crainte on arrive au moyen de toutes les pratiques de la Loi, comme nous l’avons exposé ». (Guide des égarés III, 51)
Une liberté d’autant plus paradoxale qu’Israël reste libre… tout en ne pouvant pas refuser :
Rav Avdimi a dit : [quand D.ieu donna les dix commandements] Il suspendit le mont [Sinaï ] au dessus d’eux comme un tonneau et dit : « Si vous acceptez la Tora, c’est bien. Mais sinon ce sera là votre sépulture! » (TB Shabbat 88a)
Paradoxe tellement existentiel qui nous le percevons en regardant en arrière dans nos vies : D.ieu bouge notre liberté alors que nous conservons entièrement notre libre arbitre !
Au Sinaï le peuple, après s’être arraché à la décadence et à le veulerie de l’esclavage d’Egypte s’est hissé au niveau des efforts héroïques des matriarches et des patriarches, qui ont partagé le pain des anges. Ces anges dont l’écoute et l’action coïncident en une seule volonté. Pour devenir l’instrument de la volonté de D.ieu.
Une liberté d’autant plus paradoxale que le naasé venishma dit : « Nous le ferons et nous écouterons » et non l’inverse, plus logique. Ce qui provoque l’exclamation de Rabbi El’ara (Shabbat 88a) : « Qui a révélé à mes enfants ce secret utilisé par les anges de service ! » car dans le Psaume 103 au verset 20 il est dit de la même manière inversée en apparence : « vous ses anges qui exécutez ses ordres, attentifs au son de sa parole » :
כ בָּרְכוּ יְהוָה, מַלְאָכָיו: גִּבֹּרֵי כֹחַ, עֹשֵׂי דְבָרוֹ; לִשְׁמֹעַ, בְּקוֹל דְּבָרוֹ. |
20 Bénissez l’Eternel, vous, ses anges, héros puissants, qui exécutez ses ordres, attentifs au son de sa parole. |
D’ailleurs notre parasha commence par Vayishma Yitro « Yitro entendit ». Tout le monde a entendu ce que D.ieu a fait pour Israël, mais lui Yitro ne fait pas que l’entendre… il rejoint Israël. Il accomplit.
Il n’y a pas de miracle pour celui qui croit
Les miracles ne valident pas la prophétie. Maïmonide remarque très justement. :
Israël n’a pas cru en Moïse, notre maître, à cause des signes qu’il a accomplis. S’en rapporter au témoignage des signes, c’est, en effet, laisser place en son cœur au doute que le signe a peut-être été exécuté par un enchanteur ou un magicien. […] Et par quoi Israël fut déterminé à croire en Moïse ? Par la scène du mont Sinaï (ma‘amad har Sinaï) : car ce sont nos yeux, et non ceux d’un étranger, qui ont vu, ce sont nos oreilles, et non celle d’un autre, qui ont entendu le feu, les voix et les éclairs. Lorsque Moïse approcha de la nuée ténébreuse et que la Voix lui parla, nous l’entendîmes personnellement lui enjoindre : « Moïse, Moïse va leur parler de telle ou telle sorte. » Comme le déclare le prophète lui-même : « C’est face à face que vous a parlé le Seigneur » (Dt 5, 4). De même, il est écrit : « Ce n’est point avec nos pères que le Seigneur a conclu cette alliance, [c’est avec nous qui sommes ici aujourd’hui tous vivants]. » (Dt 5, 3). (Mishneh Tora, Le Livre de la connaissance, Hilkhot yesodei ha-Torah, 8,1).
Le Rambam souligne que c’est à chacun de nous que s’adresse la Prophétie comme à Moshe rabbenou. Et ce qui valide cette prophétie ce ne sont pas les miracles mais la foi. C’est-à-dire le fait que nous adhérions personnellement et librement à la Torah. « C’est face à face que vous a parlé l’Eternel » (Dt 5, 4). Maassé avot siman levanim – « Tout ce qui est arrivé aux patriarches est un un signe pour les fils, c’est-à-dire chacun de nous mais chacun de nous doit prendre le risque de sa propre liberté de son engagement pour ou contre la Torah qui le libère. Chacun de nous, tout Juif, et à tout instant revit la scène originel du Sinaï où il écoute directement la Voix.
Celui qui croit à cause du miracle ramène l’Eternel dans ce monde. Il fait de l’éternel une force de la nature ou de la mécanique hydraulique qui ouvre les eaux, hors nous dit Maïmonide, les miracles de la nature sont, eux-aussi naturels. Ils ne sortent pas des lois de la Création : « Le miracle de la mer a été créé dans le Maassé Berechit », l’acte de création).
Alors pourquoi faut-il prier pour les autres, la santé de ses proches, pour avoir un travail… etc… Il faut prier car la prière change notre désir. Celui-ci se purifie au contact de l’Eternel. La prière ne guérit pas notre enfant mais elle change notre rapport. Quand je prie pour quelqu’un qui m’a fait du mal je change mon rapport avec lui et je suis désormais capable de rouvrir la relation. Que quelque chose advienne que je n’attendais pas. Cette méditation tourne le cœur vers l’Eternel et change notre regard, notre coeur.
Nos sages ont dit : « il n’est pas un brin d’herbe qui pousse ici-bas sans avoir son étoile dans le ciel qui le frappe et lui enjoigne de grandir » (Béréchit Rabbah 10, 6)… et aussi « Tout est entre les mains de Dieu… sauf la crainte de Dieu » dit la Mishna Avot. (TB Berakhoth 33 b.). Tout est entre nos mains et aucun miracle ne nous force. L’Eternel donne à Israël sa loi. C’est à dire des règles que l’homme est libre d’accepter ou de refuser mais qui permettent une structuration mystérieuse de son existence pour la tourner vers la vie et non vers la mort. « Tous les 613 commandements sont inclus dans les Dix commandements » résume Rashi à propos de Ex 24, 12.
La loi d’Israël et celles des nations
Il est très curieux que la Loi donnée à Israël soit introduite par une discussion sur Yitro qui donne le titre à cette Paracha du don de la Torah qui porte son nom. Yitro prêtre de Madian et beau-père de Moïse « se réjouit de tout le bien que l’Éternel avait fait à Israël et de ce qu’Il l’avait délivré de la main de l’Égypte » (Ex 18, 9). La Torah rapporte : « Jéthro dit : Béni soit D.ieu qui vous a sauvés ». Et le Talmud commente : « Ce fut une honte pour Moïse et les six cent mille Juifs qui n’avaient pas prononcé une bénédiction jusqu’à ce que Jéthro vienne dire : Béni soit D.ieu. » (TB Sanhédrin 18 a)
Etrange pour un prêtre idolâtre. Ce que nous apprends ici la Torah c’est le mérite qu’il eut de venir se convertir en réalité la guyour (de guer « étranger ») signifie le fait de quitter son étrangeté, au point selon Rachi : « d’avoir le sentiment de partir dans le désert, lieu chaotique, afin d’écouter des paroles de Torah ».
Yitro dit : « Je sais maintenant que l’Éternel est plus grand que tous les dieux, car c’est dans ce qu’ils [les Égyptiens] ont comploté contre eux [qu’ils ont trouvé leur châtiment]… ! » Jéthro, beau-père de Moïse, offrit un holocauste et des sacrifices à D.ieu ; Aharon et tous les anciens d’Israël vinrent partager le pain du beau-père de Moïse, devant D.ieu. » (Ex 18, 11).
Premier « Consultant en organisation » Yitro va même jusqu’à conseiller Moïse pour rendre justice au peuple. Yitro est le converti par excellence. La reconnaissance du D.ieu libérateur d’Israël va la conduire à rejoindre Israël. Et cela juste avant le Don de la Torah.
La Torah d’Israël ne nie donc pas qu’il y ait de la Prophétie aussi chez les nations et que d’autres hommes puissent accéder à la conscience de D.ieu. Maimonide commente :
Mais, si tu trouves une loi dont toutes les dispositions visent (non seulement) à l’amélioration des intérêts corporels, dont on vient de parler, mais aussi à l’amélioration de la foi, s’efforçant tout d’abord de répandre des opinions saines sur Dieu et sur les anges, et tendant à rendre l’homme sage, intelligent et attentif, pour qu’il connaisse tout l’être selon sa vraie condition, alors tu sauras que ce régime émane de Dieu, et que cette loi est divine. Mais il te restera encore à savoir si celui qui la proclame est lui-même l’homme parfait auquel elle a été révélée, ou si c’est une personne qui s’est vantée de ces discours et se les est faussement attribués. – Pour en faire l’expérience, il faut examiner (jusqu’où va) la perfection de cette personne, épier ses actions et considérer sa conduite (Guide des égarés, II 33)
La loi donnée à Israël reste donc normative de toutes les éthiques des nations tout comme ma Prophétie faite à Moïse ne peut être contredite. Les éthiques des nations révèlent leur vérité pas seulement dans leur énoncé théorique mais dans leur application concrète. On juge l’arbre à ses fruits (Cf Psaume 1 : Il est comme un arbre planté près d’un ruisseau qui donne du fruit en son temps) car le cœur de l’homme est tortueux et son cœur est malade :
Béni soit l’homme qui se confie en l’Eternel, et dont l’Eternel est l’espoir! Il sera tel qu’un arbre planté au bord de l’eau et qui étend ses racines près d’une rivière: vienne la saison chaude, il ne s’en aperçoit pas, et son feuillage reste vert: une année de sécheresse, il ne s’en inquiète point, il ne cessera pas de porter des fruits. Le coeur est plus que toute chose plein de détours, et il est malade: qui pourrait le connaître? Moi, l’Eternel, moi je scrute les coeurs, je sonde les reins, je sais payer chacun selon ses voies, selon le fruit de ses oeuvres. (Jr 17, 7-10)
La Torah d’Israël, ce « tu ne » ces dix paroles, s’est imposée peu à peu parmi les Nations.