Le pardon (Techouva) dans le judaïsme, par Marie-Pierre Samitier

Bourreaux et survivantsPour ceux que l’étude intéresse un chapitre du livre de Marie-Pierre Samitier, « Bourreaux et survivants, faut-il tout pardonner? » sur la Techouva. D’origine ashkénaze d’Alsace et de Troyes (familles Beck et Picard), elle  y interviewe les derniers rescapés de la Shoah.

Genèse du pardon : la Techouva

Il faut replonger aux origines du pardon qui est une invention du judaïsme. En hébreu, la Techouva se traduit par retour ou réponse. Elle désigne le processus de repentance. Dans la pratique juive, une faute ou un mal commis peuvent être pardonnés à condition d’engager un processus de Techouva. Pour prendre le chemin qui mène à la compréhension de ce qu’est le pardon, qui n’a rien à voir avec les excuses, il faut partir de ce qu’a été l’invention du pardon. Il est indissociable de la « Techouva » (הבושת) qui désigne le processus de repentance dans le judaïsme. Dans la pratique juive, une faute, un acte interdit, peuvent être pardonnés sous réserve d’engager une démarche de « Techouva ».

La « Techouva » est le « retour » puisque c’en est la traduction, c’est-à-dire une renaissance qui permet à l’homme à travers la repentance de se séparer de ses oripeaux de haine. Il s’agit d’un engagement intérieur pour un autre chemin, ce que Lévinas nomme le « Mieux » (texte du traité du Talmud de Babylone Yoma, in Quatre lectures talmudiques). La Techouva permet un renouvellement du juste et du bien. C’est le retour à une situation initiale mais en même temps il s’agit d’une anamnèse (au sens d’un « historique », d’un appel au souvenir) de la faute. Que fait-on lorsqu’on fait « Techouva » ? On regarde ce qu’il s’est passé en face. La faute est couverte plutôt qu’effacée, on renoncer à la faire payer et à en tenir compte. Le passé reste ce qu’il est mais il n’obstrue plus l’avenir. Dans le cycle sans fin de la culpabilité et de la vengeance. C’est pourquoi celui qui vient des Baal Techouva est fragile et vulnérable comme un bébé. La demande de pardon est une remise à l’autre de sa culpabilité. Il permet de dénouer une situation : le pardon est la libération de l’âme coupable. Par cet acte, celui qui fait Techouva va créer de nouvelles perspectives de comportement. La possibilité de revenir sur nos actes permet un renouvellement logique du juste et du bien. Elle en appelle à la sphère des valeurs, puisant sa source dans la pureté de cœur de celui qui manifeste une repentance. La Techouva est une « conversion », un retour à une situation initiale, « convertere » qui signifie se convertir, se retourner : l’inverse de se subvertir.

aj2Yad Vashem 2016, à droite la sculpture de notre ami Shelomo Selinger

marie-pierre

Marie-Pierre Samitier, Yad Vashem, 2016

Une anecdote talmudique résume le réalisme que demandent le pardon et son absolution :

On demanda à la Hokhmah, la Sagesse : « Qu’adviendra-t-il d’une âme qui a fauté ? » La Hohkmah répondit : « Le fauteur ; le mal le poursuivra », indiquant ainsi qu’il sera constamment hanté par sa faute.
On posa la même question à la prophétie. Elle répondit : « Le fauteur devra mourir ! » On posa la même question à la Torah qui répondit : « Qu’il apporte un sacrifice et le pardon lui sera accordé. »
Enfin, on demanda à D.ieu ! D.ieu répondit : « Qu’il fasse Téchouva, qu’il retourne à D.ieu et il sera pardonné. » Talmud de Jérusalem, Makot 11 a.

Les quatre réponses de la sagesse, de la prophétie, de la Torah et de Dieu ne sont pas quatre opinions divergentes mais quatre étapes nécessaires pour opérer un retour sincère à Dieu.

En première étape « Le fauteur ; le mal le poursuivra ! », l’homme est accablé sans répit par sa faute, il est hanté nuit et jour pas le mal qu’il a commis. En seconde étape, l’homme qui grâce à la sagesse, la raison a compris la gravité de sa faute prend conscience qu’il n’est pas digne de vivre « Le fauteur devra mourir ! » En troisième étape l’homme apporte un sacrifice, et il est sous-entendu que celui-ci n’a aucune valeur s’il n’a pas parcouru les deux premières étapes et qu’il est accablé de remords à en mourir. « Qu’il apporte un sacrifice et le pardon lui sera accordé. ». Dans ce cas le grand-prêtre tue la bête devant lui. En voyant mourir un animal l’homme prend conscience en acte par une sorte de sismothérapie que c’est sa vie qui aurait pu disparaître à cause de sa faute et non celle de l’animal. L’homme peut alors changer son comportement et seulement ainsi être pardonné : « Qu’il fasse Téchouva, qu’il retourne à Dieu et il sera pardonné. ». On le voit le pardon juif est l’objet d’un processus psychique très concret qui prend au sérieux la gravité du préjudice et sa dimension psychique profonde. Sans ce processus les sacrifies religieux sont inutiles. La Techouva désigne également le retour possible sur « Eretz, la Terre d’Israël », la dispersion (galout en hébreu, diaspora en grec) étant comprise comme la conséquence du péché d’Israël.

Le pardon et la nécessaire marque du temps

Il convient de prendre conscience avec recul du rituel religieux entourant le pardon, rituel symbolique et ne devant pas être sanctuarisé (au risque de frôler l’idolâtrie). Nous menons une description précise afin qu’elle soit rigoureuse et la plus proche possible de la tradition. Le pardon est installé dans le temps dans le calendrier juif avec Kippour (« les expiations » en hébreu) et les Jours redoutables. Le pardon, est le point à la ligne des Dix Jours Redoutables, les dix jours de repentir qui commencent avec Roch Hachana et s’achèvent le soir de Kippour. Les jours redoutables préparent à la journée du Pardon qu’est Kippour, Kippour n’étant pas le jour du repentir mais le jour destiné à rappeler à l’homme la question du repentir, en tout lieu, en chaque heure. Le repentir consiste à s’interdire de  commettre à nouveau la violence infligée à  l’autre, dans un engagement de ne plus jamais la produire. Ainsi, à  l’origine, le pardon  n’est pas « un don gratuit » , ce que pourrait laisser croire le terme « par- don ».  L’étymologie nous apprend que le mot kippér (ou kuppér) signifie en hébreu absoudre, effacer une faute, apaiser (racine qui forme le nom de certains de mes amis : Kupperty). Le pardon selon cette acception signifie réparation, expiation. Il provient  d’un héritage religieux voire théologique que nous allons développer. Il est inséparable du pouvoir que détient celui qui  l’octroie et à qui se remet celui qui demande pardon. Dans ce don- contre-don, la  condition du pardon est soumise à  l’assentiment de  l’octroyeur. Et lorsque Derrida « rêve de la pureté  d’un pardon sans pouvoir », il  commet une erreur. Le pardon est indissociable de la  conditionnalité et de la souveraineté. Pour pouvoir être délivré de la haine, il  convient  d’accomplir ce qui est inhérent au pardon, ce que nous allons voir. Il  n’est ni  l’excuse, ni le regret, ou encore la prescription, notion juridique voire politique. Le pardon implique la présence de Dieu ou du sacré dans le rapport à  l’autre, il implique des actes qui  n’ont rien de gratuit et sans lesquels il  n’est pas de pardon (cela pourrait  s’appeler autrement : excuses, regrets, etc…).  C’est pourquoi de pardon il  n’est pas question en matière de justice, mais il est question de rémission de la faute. Il est la transmission  d’un sacré qui puise sa source dans ce que Derrida nommait, là sans se tromper, « héritage abrahamique ». On ne peut être purifié de ses fautes et obtenir réparation sans avoir réparé soi-même.  C’est ainsi que notre civilisation  n’admet pas le pardon pur et « gratuit ». Il  s’agit  d’évaluer la souffrance, et  d’engager la repentance pour une « renaissance » afin que  l’offenseur et  l’offensé puissent agir en  conséquence afin de  commencer une autre vie.  C’est pourquoi la marque du temps est essentielle.

Voir aussi : Le Figaro : «Oscar Gröning est le premier responsable nazi à avoir demandé pardon» 

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