Marc Chagall, Joseph reconnu par ses frères
Cette Paracha est l’une des plus émouvantes de la Torah.
Voici donc les fils de Léa en fâcheuse posture. Benjamin a été pris la main dans le sac avec une coupe du vice-roi d’Egypte, Joseph, dans son sac. Les frères ont déchiré leurs vêtements en s’apercevant de ce dernier malheur qui les anéanti (Gn 41, 11). Un pur coup monté par Joseph.
« Le Midrach dit :
« Lorsque la coupe fut trouvée dans le sac de Benjamin, ses frères le frappèrent à l’épaule et lui dirent : Voleur, fils de voleuse ! tu nous fais honte comme ta mère a fait honte à notre père quand elle vola les pénates de Laban (Gn 31, 9 ) » (Midrach Haggadah et Tanhouma)
Le geste de déchirer ses vêtements est une sortie d’amnésie. La première fois qu’il est pratiqué dans la Torah c’est 22 ans plus tôt, lorsque Ruben le fils aîné de Jacob qui a sauvé Joseph en conseillant à ses frères de ne pas le tuer, retourna vers ses frères :
« Ruben revint à la citerne et voyant que Joseph n’y était plus, il déchira ses vêtements, et dit: « L’enfant n’y est plus et moi, où irai je? » » (Gn 37, 29-30)
C’est ensuite Jacob qui a déchiré ses vêtements en signe de deuil en apprenant la « mort » de Joseph dont les frères ont rapporté la tunique tachée de sang en guise de preuve.
« Et Jacob déchira ses vêtements et il mit un cilice sur ses reins et il porta longtemps le deuil de son fils. » (Gn 37, 40)
La déchirure est donc la trace mnésique de la mort de l’innocent. Les frères ont maintenant compris que le malheur qui les affecte est la récompense divine méritée de l’abandon de Joseph en esclavage vingt ans plus tôt. Juda va donc rappeler ce passé qui torture sa famille. Et c’est sur ce discours de Juda, qui n’imagine pas un seul instant s’adresser à une autre personne qu’à un haut fonctionnaire égyptien, que commence notre Sidra.
Le courage de Juda
Le discours de Juda commence par la confession publique du nœud du problème qui empoisonne la famille depuis des années. Le fait que Jacob a eu deux femmes, que Joseph a été laissé pour mort, que Jacob a aimé Rachel plus que Léa :
« Mon seigneur avait interrogé ses serviteurs, disant: ‘Vous reste-t-il un père, un frère?’ Nous répondîmes à mon seigneur: ‘Nous avons un père âgé et un jeune frère enfant de sa vieillesse: son frère est mort et lui, resté seul des enfants de sa mère, son père le chérit. » (Gn 19, 20)
Et plus loin :
« Les fils de Rachel, épouse de Jacob: Joseph et Benjamin. » (Gn 46, 19)
Rachi commente :
Les fils de Ra‘hel, femme de Ya’aqov, Tandis qu’à propos des autres fils, il n’est pas écrit : « femme de… ». C’est que Rachel était le « fondement de son foyer » (Beréchith raba 73, 1. Voir Rachi supra 31, 4).
Cette Rachel dont le seul souvenir vivant est Benjamin et que « Le jeune homme ne saurait quitter son père; s’il quittait son père, il en mourrait. » (Gn 22, 22). Ce même Jacob dont Juda rapporte les propos quelques versets plus loin : « Ton serviteur, notre père, nous dit: ‘Vous savez que ma femme m’a donné deux enfants ‘‘Vous savez que ma femme m’a donné deux enfants’’ » (Gn 44, 27). En clair Jacob considère uniquement Rachel comme « sa femme » et tout autre enfant n’est pas légitime.
Comme le dit le Rabbi Yossi dans le Talmud :
« Toute ma vie, je n’ai jamais appelé ma femme ma femme ni mon bœuf mon bœuf mais ma femme ma maison et mon boeuf mon champ » (TB Guittin 52 a)
Rachel représente donc plus que la femme de Jacob. Rachel c’est la maison d’Israël.
Le traité Sotah 13b s’étonne que Joseph laisse Juda appeler Jacob « Ton serviteur » sans broncher… et attribue immédiatement quelques années de vie en moins à Joseph !
« Rab Juda a dit au nom de Rab: Pourquoi Joseph a-t-il été appelé ‘os’ au cours de sa vie [NDA : alors qu’il n’est pas encore mort : Cf. Gn 50, 25] ? Parce qu’il n’intervint pas pour sauvegarder l’honneur de son père, lorsque [ses frères] lui dirent: Ton serviteur, notre père, il ne leur répondit pas. Rab Judah a également dit au nom de Rab, et d’autres déclarent que c’était R. Hama, fils de R. Hanina: Pourquoi Joseph est-il mort avant ses frères? Parce qu’il s’est donné des airs supérieurs. » (TB Sotah 13b)
Juda lui parle devant Joseph qu’il n’imagine pas autrement que comme un puissant avec courage, sans les préséances d’usage.
Ce n’est certes pas dû au hasard que l’emblème de Juda soit un lion, symbole de force, de courage et de liberté. Il nous apparaît tel que nous aimerions voir tous nos héros : droit, ferme, et par- dessus tout conscient de ses responsabilités.
Il ne reste plus à Juda à la fin de son discours pour accomplir la techouva jusqu’au bout et réparer à proportion du préjudice qu’à proposer de s’offrir lui-même en esclavage comme Joseph est parti en esclavage. Ce courage qui assume les fait et attend la punition méritée, qui veut éviter à son père de mourir de chagrin en cas de perte de Benjamin va briser le cœur de Joseph qui va « élever la voix en pleurant » et avoue à ses frères :
« « Je suis Joseph; mon père vit-il encore? » Mais ses frères ne purent lui répondre, car il les avait frappés de stupeur. Joseph dit à ses frères: « Approchez-vous de moi, je vous prie. » Et ils s’approchèrent. II reprit: « Je suis Joseph, votre frère que vous avez vendu pour l’Égypte. » (Gn 45, 3-4)
La sidération des frères est celle de la honte nous dit Rachi. Elle est probablement l’état le plus courant de l’homme arrivé au bout de ses propres ressource, à cet instant où il ne peut plus rien attendre que de Dieu. Face à l’énormité de l’évènement les mécanismes de défense des frères sont terrassés figés dans la violence traumatique de l’inceste qui a conduit à la tentative de meurtre. Le choc psychologique a réactualisé la blessure profonde et ancienne qu’a créé la disparition de Joseph dans leur enfance. Un homme dont nul ne sait ce qu’il est devenu. Joseph c’est cet enfant déclaré pour « disparition inquiétante » qu’on n’a jamais retrouvé.
La Mafia qui fait disparaitre les gens sait parfaitement que ce genre de disparition non verbalisable, sans symboles comme l’enterrement, créée une blessure psychologique plus profonde que le meurtre. A ce moment la famille ne peut pas entamer un processus de deuil. L’oubli est impossible. Les frères sont face à l’innommé et à l’innommable avec aucun mot pour le dire.
Les frères muets ont l’exacte attitude inverse de Juda qui a confessé ses fautes et proposé son propre sort en réparation.
Le Midrach commente :
« Comme il les voyait en train de reculer, il s’est dit : Mes frères sont maintenant remplis de confusion ! Aussi leur a-t-il parlé avec douceur, sur un ton suppliant, et il leur a montré qu’il était circoncis » (Beréchith rabba 93, 8).
Joseph « se jeta au cou de Benjamin son frère et pleura; et Benjamin aussi pleura dans ses bras. Il embrassa tous ses frères et les baigna de ses larmes; alors seulement ses frères lui parlèrent. » (Gn 45, 14-15). Ce récit a inspiré des lignes magnifiques à Thomas Mann. Les larmes nous viennent aux yeux à sa lecture.
Joseph a mené ses frères jusque-là car il devait avoir la preuve de l’apaisement des passions et des haines à son égard et celui de Benjamin de ses frères. Le pardon qu’il accorde à ses frères à travers la personne de Juda est sans restriction, mais il exige en revanche qu’ils sachent l’accepter avec le même élan que lui, Joseph, a su le leur apporter. « Ne soyez pas irrités contre vous-mêmes de m’avoir vendu pour l’Egypte … » et surtout « ne vous disputez pas durant le voyage » en rejetant la faute l’un sur l’autre, suivez l’exemple de Juda, son expérience morale qui ne se réduisait pas seulement à la connaissance passive. Si le remords vous bloque dans un passé qui vous écrase, libérez-vous en et optez pour un repentir franc et intégral qui vous mènera à une conversion efficace, vous détournera définitivement de la faute pour vous conduire avec confiance vers la libération et l’unité.
Il ne leur demande pas, mais il leur impose après l’anamnèse l’oubli et par l’oubli, l’espoir.
Jacob, Jacob !
Jacob apprend avec stupéfaction que Joseph est vivant et qu’il est devenu un personnage considérable dans le pays des Pharaons.
A l’embarras des frères de Joseph pressés d’annoncer la bonne nouvelle à leur père Jacob, répond l’émotion de celui-ci. La Torah emploie une expression remarquable pour exprimer l’émotion d’un vieux père.
« …Ils dirent …Joseph vit encore… et il règne en Egypte… son cœur lui manqua car il ne le croyait point » (Gn 45, 26)
Maïmonide explique l’éclipse de l’esprit prophétique de Jacob qui ignorait la survie miraculeuse de son fils préféré en ces termes :
« La douleur sans mesure dans laquelle son deuil l’avait plongé obscurcissait ses sens, son don prophétique… La prophétie n’est concevable que dans la sérénité et la joie, ce que déjà un texte talmudique avait avancé » (TB Chabbath 30b)
Mais le vieil Israël s’écrie « II suffit: mon fils Joseph vit encore! Ah! J’irai et je le verrai avant de mourir! » (Gn 45, 28). Sa décision de le rejoindre est vite prise. Sa joie est immense, et pourtant Dieu trouve nécessaire de le tranquilliser dans un rêve, tout comme il a rêvé au gué du Yabok puis des anges montant et descendant de l’échelle.
« Le Seigneur parla à Israël dans les visions de la nuit, disant : « Jacob ! Jacob ! » II répondit : « Me voici. » » (Gn 46, 2)
« Dieu, en l’appelant deux fois par son nom, lui témoigne Son amour » nous dit Rachi. Abraham lors de la ligature d’Isaac, Jacob, Samuel ou Moïse devant le buisson ardent ont été appelés deux fois par leurs noms.
Là encore le rêve de Jacob est lié à une angoisse. Au moment du plus exaltant bonheur le patriarche éprouve de l’inquiétude. Sa joie n’est pas sans mélange. Il a peur de quitter le pays qu’il sait être le cadre futur de l’histoire de ses descendants. C’est pour rejoindre ce pays qu’Abraham a abandonné le foyer familial. C’est vers le pays qu’ont convergé les pensées des ancêtres. S’expatrier n’est pas chose facile.
« Ne crains pas de descendre en Egypte ! » : la valeur de l’exil
« Ne crains pas de descendre en Egypte, tu y deviendras un peuple grand et fort ». (Gn 46, 3)
Celui qui porte depuis sa lutte avec l’ange le nom d’Israël peut pourtant entreprendre tranquillement le voyage. Le Seigneur lui a assuré : Je descendrai avec toi en Egypte, et je te ferai remonter en Israël. Cette certitude que Dieu accompagne Israël dans toutes ses pérégrinations a rendu les sombres pages de l’histoire juive supportables. Elle a détruit la fable selon laquelle l’exil n’était rien d’autre qu’une punition. Elle a permis au Juif de tous les temps de ne jamais douter de Dieu
Bien plus, cette promesse fait de la situation de la minorité juive un test de degré de civilisation du milieu qui l’environne. Je descends avec toi en Egypte. Je demeure avec toi dit Dieu à Jacob – si tu es persécuté, Je le suis aussi- si tu es heureux, je le suis aussi, Atem édaï vous êtes mes témoins, dira plus tard le prophète.
Que Dieu fasse à Jacob l’honneur de l’accompagner et voilà notre patriarche, pour ainsi dire, obsédé par cette présence. Il va revoir Joseph. Son amour paternel se traduit par une fébrile impatience. Joseph arrive, se jette à son cou et pleura longtemps Rachi nous explique :
« Joseph embrassa Jacob, mais Jacob n’embrassa pas Joseph car il récitait le Chéma, la proclamation de l’unité divine »
Cette récitation du Chéma, en un tel moment, nous paraît presque déplacée. Qui n’aurait excusé Jacob de s’abandonner à des effusions somme toute naturelles. Mais Jacob avait conscience de ce qu’il devait à Dieu. En ces instants mêmes, plus que dans d’autres, sa joie de juste est une joie d’amour envers Dieu qui s’exprime envers son fils « tu aimeras de tout ton cœur »… « Tu l’enseignera à tes fils que tu sois levé ou que tu sois couché ».
Selon la vision traditionnelle l’exil est un châtiment fruit du péché d’Israël :
« Je vous disperserai parmi les nations… et vos villes resteront ruinées » (Lv 26, 33)
« L’Éternel te dispersera parmi les peuples d’une extrémité de la terre à l’autre » (Dt 28, 64)
Mais le Maharal de Prague dans son Guébourot Hachem[1] demande
« Pourquoi notre ancêtre Abraham a-t-il été châtié ? Et pourquoi ses descendants ont-ils été réduits en esclavage pendant deux cent dix ans ? Pourquoi cette immense colère de Dieu à son égard ? »
C’est qu’Abraham a douté de la promesse divine concernant la possession de la Terre.
Le Maharal souligne la disproportion entre le délit d’Abraham qui a douté de la promesse divine et le châtiment infligé à sa postérité.
« La dispersion d’Israël parmi les peuples n’est pas du tout naturelle et on ne peut l’attribuer aux fautes ni aux péchés ».
Et le Maharal souligne que la faute d’Abraham bien que mineur a permis à Dieu de lancer le processus de l’exil et de l’esclavage sans lesquelles la libération d’Israël d’Egypte et l’existence de Dieu et sa providence auraient été inconnus des hommes.
« Car que vaudrait le monde si l’existence de Dieu n’y était pas connue et proclamée ? »
L’exil est donc une réalité posée par décret divin (guézérah), une réalité ontologique créée dès le maassé berechit. Le Maharal remarque que les mots Galout (exil) et Géoula (Rédemption) sont des anagrammes. Il en déduit la valeur positive de l’exil comme en miroir de la Rédemption, congénital, et le fait que toute réalité créée est marqué par un ‘hissaron, un manque à être, une imperfection radicale dont l’exil est la marque :
« Dieu a adjuré Israël par les cieux et la terre, qui sont les fidèles gardiens de l’ordre d’une nécessité naturelle et qui ne modifient rien de tout ce que le Saint béni soit-il leur a demandé. Le décret de maintien de l’exil relève lui aussi de l’ordre de cette nécessité naturelle. » (Netsa’h Israël, ch. 24)
Il fallait que Jacob descende en Egypte, qu’Israël parte en exil ? Cette descente est une propédeutique d’apprentissage des valeurs de vérité, de justice, d’amour au bénéfice de toute l’humanité. Pour le Maharal l’étude, le culte et les actes de générosité dont le Pirkéi Avot[2] (1,2) considère qu’ils sont les trois piliers sur lesquels repose le monde et qui répondent aux trois interdictions fondamentales : les unions interdites, l’idolâtrie et le meurtre… à l’origine de la disparition de la génération du déluge et de la destruction du premier Temple (Gn Rabba, 82, 11).
On peut être authentiquement juif au cœur de l’exil, un lieu de dispersion morale et mentale où l’âme est fragmentée, pulvérisée. Chaque fois qu’Israël se rassemble et se recueille pour prier il exprime son unité essentielle et son rassemblement autour de Dieu. « Rachel enterrée à Bethléem est sur la route de l’exil » souligne la tradition. Grace à cet amour de Rachel Joseph a su rester un juste en Exil, Jacob a pu descendre le retrouver, Israël peut se maintenir un pour témoigner du Dieu Un parmi les nations.
Comme nous l’avons remarqué selon le Rabbi Yossi dans le Talmud :
« Toute ma vie, je n’ai jamais appelé ma femme ma femme ni mon bœuf mon bœuf, mais ma femme ma maison et mon boeuf mon champ » (TB Guittin 52 a)
Rachel représente la maison d’Israël en Exil.
[1] Guébourot Hachem, chap. 9, p. 55b, en hébreu. Les hauts faits de l’Éternel, trad. E. Gourévitch, Éd. du Cerf, 1994, p. 152.
[2] Chimone le Juste fut parmi les derniers des Hommes de la Grande Assemblée. Il disait : « Le monde repose sur trois piliers : [L’étude de] la Torah, le service [de Dieu] et les actes de bienveillance. »