VAYE’HI : au delà de nos morts

Jacob pleure Jospeh

Jacob pleure son fils Joseph, Marc Chagall

Jacob vécut

La dernière sidra de Berechit qui raconte la mort de Jacob est intitulée « Jacob vécut » tout comme la paracha qui racontait la mort de Sarah était intitulée ‘Hayé Sarah, « les vies de Sarah ».

Déjà dans la paracha précédente le Pharaon demandait au vieil Israël :

« « Quel est le nombre des années de ta vie ? » Et Jacob répondit à Pharaon : « Le nombre des années de mes pérégrinations, cent trente ans. II a été court et malheureux, le temps des années de ma vie et il ne vaut pas les années de la vie de mes pères, les jours de leurs pérégrinations. » » (Gn 47, 8-9)

Rachi commente cela en disant : « Les années de mon état d’étranger (guér). Toute ma vie, j’ai été étranger sur terre ». Jacob a vécu en étranger aux jeux de pouvoir de ce monde.

La Haftarah nous enseigne que même s’il avait été un roi au lieu d’un berger sa vie ne se serait pas terminée moins simplement.

« Les jours de David approchant de leur fin, il dicta ses volontés à Salomon, son fils, en ces termes : « Je m’en vais par le chemin de tous sur terre; prends courage et sois homme! Obéis fidèlement à l’Eternel, ton Dieu, en marchant dans ses voies, en observant ses lois, ses préceptes, ses règles et ses statuts, tels qu’ils sont écrits dans la loi de Moïse » (1 Rois 2, 1–12)

« Noé marchait devant Dieu » (Gn 6, 9). Le « marche devant ma face et soit intègre » (Gn 17, 1) adressé par Dieu à Abraham, a été celui de tous les patriarches. Il restera encore à David, le plus haut des rois d’Israël dont la descendance engendrera le Messie, à, malgré tout, marcher devant Lui.

La mort physique, qu’elle soit celle d’un berger ou d’un roi reste banale pour la Torah. La seule vraie mort dont le peuple juif ait à craindre c’est l’amnésie sœur de l’oubli.

Jacob n’est pas mort

Un juif ne meurt jamais, son âme (nechama) est éternelle. Cette réflexion est résumée par l’adage Talmudique « Notre père Jacob n’est pas mort » (TB Taanit 5b).

« Rabbi Nahman et Rabbi Yitshak étaient attablés. Rabbi Nahman demanda à Rabbi Yitshak : ‘‘ Dis-moi quelque chose’‘». Il lui répondit : ‘‘Rabbi Yohanan a dit qu’on ne parlait pas pendant le repas, de peur d’avaler de travers et de se mettre en danger. ».

Après le repas, il a repris : ‘‘ Rabbi Yohanan a dit : ‘ Jacob notre père n’est pas mort ’. ‘‘Rabbi Nahman lui a répondu : ‘‘ Dans ce cas, son éloge funèbre a été prononcé en vain, en vain il a été embaumé et enterré ! ». Rabbi Yitshak a répliqué : ‘‘ C’est un verset que je commente ! Toi, n’aie pas peur, Jacob mon serviteur, parole de l’Eternel, et ne craint pas, Israël, car voici que je te délivre des régions lointaines et que tes enfants reviennent de la terre de leur captivité. (Jr 30, 10). Il fait le rapprochement avec ses enfants. De même que ses enfants sont en vie, ainsi il est en vie. » (TB Taanit 5b)

La tradition va rétro-projeter cette croyance sur le passé, puisque Jacob n’est pas mort, qu’en est -il de son père ? Et elle en infère qu’avant Jacob la mort était naturelle et non causée par des maladies. Le Zohar commente le verset : « On vint dire à Jacob : ton père est malade » (Gn 48, 1)

« Dans les temps anciens, avant l’avènement de Jacob, l’homme vivait tranquillement chez lui, dans sa maison. Quand arrivait pour lui le moment de mourir, la mort le surprenait, et il mourait sans maladie. Quand vint Jacob, il adressa cette prière au Saint Béni-Soit-Il :

‘‘Maître du monde, je te demande de faire de telle sorte que l’homme tombe malade deux ou trois jours et qu’il ne rejoigne son peuple (qu’il ne rende le dernier souffle) qu’après qu’il aura exprimé ses dernières volontés à sa famille et qu’il se sera repenti de ses fautes.’’ Le Saint, Béni-Soit-Il, en convint et exauça son vœu. » (Zohar II, 174b)

La Thora dit explicitement qu’Abraham et Issac sont morts ; pas Jacob.

Rabbi Yitshak cite le prophète Jérémie personnifiant Israël appelé du nom de Jacob. Même si notre paracha relate que Jacob a été pleuré embaumé et inhumé il n’est pas mort car ses enfants sont vivants. Donc lui aussi de manière rétroactive est vivant : « Notre père Jacob n’est pas mort » signifie que tant que son souvenir est célébré il existe pour le peuple d’Israël qui continue de vivre en lui.

Ce thème a une importance psychologique particulière. Ainsi, on sait aujourd’hui que la veuve d’un enfant peut faire « vivre son père » et le construire psychologiquement malgré la défaillance du père physique. « Ton père n’aurait pas fait cela »… « ton père m’avait dit ceci »… il ne s’agit pas de parler à la place des morts mais de faire vivre la fonction symbolique du père.

De même Jacob-Israël est présent dans ses enfants qui s’appellent le peuple d’Israël. Jacob n’est pas mort parce que ses enfants s’appellent Israël.

L’idée est que le juste ne meurt pas :

« Il est comme un arbre planté près d’un ruisseau qui donne du fruit en son temps, tout ce qu’il entreprend réussira […] Car l’Eternel connait le chemin des justes (tsadikim) » (Ps 1, 3.6)

Quid alors du chemin du méchant (racha) ?

« Tels ne sont pas les méchants, mais plutôt comme le chaume que pourchasse le vent. Aussi les méchants n’ont-ils pas le dessus dans le jugement, ni les pécheurs dans l’assemblée des justes. […] la voie des méchants se perd » (Ps 1, 4-6)

Le psaume 1 qui tricote les deux itinéraires des tsadikim et des rechaim nous rappelle que le pire jugement qui puisse être porté sur le comportement d’un homme est que son chemin se perde, aille nulle part. Le juste, lui, est assuré de la récompense en ce monde mais surtout du fait que l’Eternel le connaisse, sache qu’il existe. C’est l’homme qui existe pour Dieu et non Dieu qui existe pour l’homme.

La Guemara enseigne en effet que :

« Les justes après leur mort sont appelés vivants » (TB Berakhot 18 a)

Jacob : Am Israël haï

Pour la Torah Jacob n’est pas mort car Jacob est le peuple d’Israël. Ceci a une signification particulière, comme la Torah est Une, Israël est Un. Il ne s’agit pas d’une juxtaposition d’individus ou d’une synthèse de destins ou d’une caractéristique commune. La symbolique des fête de pèlerinage  montre que le peuple est Un à Pessah : unité du Korban Pessah; Un à Souccot avec les Nations : rassemblement du loulav, Un à Chavouot : alors que le peuple rassemblé devant la montagne entend une voix à laquelle il doit obéir.

En Jacob l’unité d’Israël est métaphysique. Jacob comme Israël sont un seul homme et un seul destin quel que soit l’itinéraire personnel de chaque juif.

Pour le Maharal de Prague comme Maïmonide c’est une évidence.

Pour le Maharal dans le nom même de Jacob est inscrite l’alliance de Dieu avec l’humanité du fait des mérites de Jacob :

« Le peuple juif a des mérites particuliers qu’il tient de ses ancêtres. Son ascendance témoigne de sa grandeur. Il doit toujours se souvenir de sa famille. Le peuple juif est appelé par le nom de, ‘Jacob’ Ce dernier est le premier qui a fondé une famille au sens le plus noble. Jacob était le microcosme du peuple Juif. Abraham a brisé l’unité de sa famille en chassant Ismaël. La famille d’Isaac était déchirée entre Jacob et Esaü. Par contre, Jacob a su réunir autour de lui tous ses enfants. ll est le symbole de l‘amour, de la responsabilité, de la sagesse, de la Torah, de la non-violence, de la gentillesse. C’est de Jacob que le peuple juif a compris que la centralité du peuple se trouve clans la famille et celle-ci est fondée sur l’amour dans le couple et sur l’amour des enfants » (Maharal de Prague, Netsa Israël 52, 61)

« Le peuple d‘Israël est le peuple de Dieu. Son nom corrobore cette qualité. Dieu a choisi Israel et Israel a choisi Dieu. Le peuple juif n’a aucune existence propre ni une réalité quelconque sans le Saint béni soit-Il. Il a renoncé à toute autre identité pour appartenir à Dieu. C’est pourquoi Dieu lui a donné la Torah. Celle—Ci n’a pas eu un autre peuple capable de l’observer, outre Israel. Ce dernier possède les qualités nécessaires et indispensables à la conservation de la Torah. Ces qualités ne sont pas toujours apparentes » (Maharal de Prague, Tiferet Israël 1, 4)

« Il existe une alliance éternelle entre Dieu et Israël. Le choix d’Israël n’est pas motivé par le nombre de personnes appartenant à ce peuple. C’est son petit nombre représentant toute 1’humanite, qui est à l’origine du choix de Dieu. L’état minoritaire a fait d’Israël un peuple microcosme. Israël commence par la lettre Yod qui est la plus petite de l’alphabet. Dieu a placé Israël au plus bas de l’échelle pour lui permettre d’évoluer et de s’élever constamment vers le spirituel. Cela fait partie de l’alliance contractée entre Dieu et Israel. Cette alliance durera éternellement ainsi que la pérennité du peuple juif » (Maharal de Prague, Guévourot Hachem 20, 28-29)

« L’Unité d’Israël est la conséquence de l’unité de la Torah. Car cette dernière a pour finalité de conduire l’homme à l’Unité. S’il n’y avait pas d’unité du peuple juif, celui-ci n’aurait pas reçu la Torah »

« Le respect de la Torah conduit à I’Unité du peuple juif. C’est pourquoi Israel, dans l’adversité, fait preuve de solidarité. Les juifs ne sont pas comme les autres peuples, parce qu’ils sont tous, les fils d’un même père » (Maharal de Prague, Netsah Israël 9, 18)

« L’unité nationale du peuple juif est une condition préalable à sa survie et à l’accomplissement de sa mission dans monde consistant à propager le message divin, dom les composantes sont : la bienveillance, la concorde, l’aménité, l’affection, la paix entre les hommes. »

« L’élection du peuple juif génère des devoirs et ne constitue pas une supériorité sur les autres peuples. Mais le peuple juif est le peuple de prédilection de Dieu » (Maharal de Prague, Netivot Olam, Netiv hatsédaka 2, 66)

Pour Maïmonide le destin commun est celui de toute l’humanité.

« Nous avons déjà dit cela plusieurs fois, et tu trouveras que les docteurs disent de même (Beréchit Rabba 10) : ‘‘Il n’y a pas jusqu’à la moindre plante ici-bas qui n’ait au firmament son mazal (c’est-à-dire son étoile), qui la frappe et lui ordonne de croître, ainsi qu’il est dit : ‘‘Connais-tu les lois du ciel, ou sais-tu indiquer sa domination (son influence) sur la terre ?’’ – (par mazal on désigne aussi un « astre », comme tu le trouves clairement au commencement du Beréchit Rabbâ, où ils disent : ‘‘Il y a tel mazal (c’est-à-dire tel astre ou telle planète) qui achève sa course en trente jours, et tel autre qui achève sa course en trente ans).’’

Ils sont donc clairement indiqué par ce passage que même les individus de la nature sont sous l’influence particulière des forces de certains astres ; car quoique toutes les forces ensemble de la sphère céleste se répandent dans tous les êtres, chaque espèce cependant se trouve aussi sous l’influence particulière d’un astre quelconque. Il en est comme des forces d’un seul corps, car l’univers tout entier est un seul individu, comme nous l’avons dit. » (Maïmonide, Guide des égarés)

Quand Israël se rassemble comme un seul homme pour la prière, c’est alors la techouva qui commence, le rassemblement des exilés et le retour vers l’Un.

L’angoisse de la mort et la culpabilité

Il existe aussi dans la Tradition un courant selon lequel la mort est le résultat des actions des hommes ; si les gens meurent c’est qu’il y a un coupable. Une idée poussée bien sûr par le sentiment de culpabilité devant la mort. Le sentiment ambivalent d’être épargné quand un proche meurt qui crée un sentiment de culpabilité : « Je suis heureux d’être encore vivant… pourquoi lui et pourquoi pas moi ? » doit être rédimé pour que s’évanouisse ma culpabilité. Une culpabilité d’autant plus complexe qu’il est facile de faire le deuil d’une personne que l’on aime où d’une personne que l’on déteste : « la séparation peut aussi être douce et légère, « aussi facile que d’enlever un cheveu d’un verre de lait » (Berakhot 8a, Baba Batra 17a)… mais combien il est compliqué de faire le deuil d’une personne qu’on aime et qu’on n’aime pas à la fois.

Pourquoi meurt l’homme ? à cause de ses fautes ! La mort du juste (tsadik) expie celle du pécheur (racha).

 « Et il a dit à l’Ange qui a détruit le peuple, ça suffit ! (2 Sam 34, 16). R. Éléazar a déclaré : Le Saint, béni soit-Il, a dit à l’Ange : Prenez un grand homme [rab] parmi eux, par la mort de laquelle plusieurs péchés peuvent être expiés pour eux. A cette époque, il mourut Abishai, fils de Zeruiah, qui était égal à la plus grande partie du Sanhédrin. » (TB Berakhot 62b)

L’idée est que la mort des justes est une expiation pour les pécheurs, selon le dicton : « ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers ». En réalité la mort du juste laisse un trou car il est une colonne visible de la communauté quand celle des vulgus pecum ne laisse pas de trace. La culpabilité collective projette donc en eux la violence sociale. Ce processus victimaire serait païen s’il n’était une invitation à la responsabilité humaine. « Non tu n’es coupable de rien… mais cette mort d’un de tes proches t’invite à prendre la responsabilité des choix qui te restent à faire tant que tu es encore sur cette terre… conduis toi comme si tu devais mourir ce soir ! »

On ne peut regarder Dieu sans mourir. Il est du côté du Saint et nous restons définitivement du côté du profane. En clair l’homme rejoint le Saint seulement après sa mort.

L’ange de la mort symbolise cette angoisse devant les derniers instants. On le rencontre dans une fascinante légende séfarade, le Légende du Rabbi Ben Levi tirée du Talmud de Babylone (Berakhot 51a) :

« Le rabbin Ben Levi, le chabbat, lisait un livre de la loi, dans lequel il est dit : « Personne ne peut regarder Ma face et vivre ». Et, en lisant, il a prié que Dieu donne à son fidèle serviteur cette grâce de le voir avec ses yeux de mortel et de ne pas mourir.
Une ombre est venue soudainement sur la page, et levant ses yeux, qui devenaient faibles avec l’âge, il vit l’Ange de la Mort debout devant lui, debout, tenant un épée nue dans sa main droite.
Le rabbin Ben Levi était un homme juste, mais il sentit dans ses veines un froid de terreur. Avec une voix tremblante, il dit : « Qu’est-ce que tu fais ici ? ». L’ange répondit : « Le temps approche où tu dois mourir par le décret de Dieu ». « Quoi qu’il arrive lui dit le vieil homme, laisse mes yeux de chair voir ma place au paradis ». « Et bien dit l’Ange, viens et vois ». Rabbi ben Levy ferma le livre saint, et se levant et relevant sa tête grise il dit : « Donne-moi cette épée ». L’ange sourit et se hâta d’obéir. Puis il le conduisit vers la cité céleste, le plaça en haut des remparts où le Rabbi Ben Levy vit de ses propres yeux de vivant sa place au paradis.
Alors dans la cité de D. le Rabbi descendit avec l’épée de l’ange de la mort, et les rues furent parcourues par un vent soudain de quelque chose que là on ignore, que les hommes appellent la mort.
Alors que l’Ange restait à l’extérieur en criant : « Reviens ! » la voix du rabbin lui répondit: « Non ! Au nom de Dieu, que j’adore, je jure que je ne viendrai pas ! »
Alors tous les anges ont crié : « O Saint, voici ce que le fils de Lévi a fait ! Le royaume des cieux est pris par la violence, et en ton Nom refuse que cela n’arrive ! Le Seigneur a répondu : « Mes anges, ne vous inquiétez pas, est-ce que le fils de Lévi a brisé sa promesse ? Laissez-le rester, et de ses yeux de mortel, regarder ma face et qu’il ne meurt pas encore. »
Derrière le mur, à l’extérieur, l’Ange de la Mort a entendu la grande voix, et a dit dans un souffle haletant : « Rends-moi l’épée et laisse-moi m’en aller ». Sur quoi le rabbin s’arrêta, et répondit : « Non! Tu as déjà assez causé d’angoisse parmi les fils des hommes ». Et quand il se tu, il entendit le terrible mandat du Seigneur qui résonnait dans les airs : « Rends l’épée ! »
Le rabbin baissa la tête dans une prière silencieuse ; Puis il a dit au terrible Ange : « C’est promis, aucun œil humain ne verra plus cela, mais quand tu prendras les âmes des hommes, on ne te verra plus, et avec une épée invisible, tu feras l’appel du Seigneur ».
L’ange repris son épée et s’évanouit dans l’ombre, il erre depuis sur terre sans qu’on le voit. »

La mort du Sage n’est pas tragique, elle semble couronner une vie pleine, comme apprivoisée. La mort des justes n’est pas un arrachement, elle est pour Rabbi Nahman « comme retirer un cheveu de la surface du lait » (TB Moed Katan 28a). Le même Rabbi Nahman ne craint que l’effroi devant l’ange de la mort. Mais on dit aussi des Sages comme Rabbi Hanina Ben Papa :

« L’ange de la mort était son ami » (TB Ketoubot 77b)

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