VAERA : PEUT-ON PERDRE TOUT JUGEMENT MORAL ?

Chagal obscurité sur l'Egypte

Marc Chagall, la neuvième plaie, l »obscurité sur l’Egypte

L’appel de Moïse qui initialise la paracha a été lu par beaucoup de commentateurs comme un reproche :

« Dieu adressa la parole à Moïse, en disant : « Je suis l’Éternel. 3 J’ai apparu à Abraham, à Isaac, à Jacob, comme Divinité souveraine ; ce n’est pas en ma qualité d’Etre immuable que je me suis manifesté à eux » (Ex 6, 2-3)

Rachi commente ce verset en disant :

Il a instruit son procès (voir 2 R 25, 6) pour s’être exprimé en termes durs lorsqu’il lui avait demandé : « Pourquoi as-tu fait du mal à ce peuple ? »[1] […]  Beél Chaddaï. Je leur ai fait des promesses et chaque fois je leur ai dit : « Je suis beél Chaddaï ». Et de mon Nom Hachem je ne me suis pas fait connaître (lo noda’ti) à eux. Le texte ne dit pas : « je n’ai pas fait connaître » (lo hoda’ti), mais : « je ne me suis pas fait connaître » (lo noda’ti). Je n’ai pas été connu d’eux dans mon attribut de vérité, qui fait que je m’appelle Achem, digne de confiance pour tenir parole. Car je leur ai fait des promesses, mais je ne les ai pas encore exécutées.

En clair : les Patriarches ont éprouvé l’Eternel comme Chaddaï, « celui qui limite » (dai : « ça suffit ») et n’ont pas eu besoin de miracle comme Moïse pour reconnaitre et adhérer à Dieu. Ils ont fait confiance à Dieu bien de manière nishma, désintéressée bien que les promesses qu’Il leur a faites et n’ont pas été encore exécutée, et ce jusqu’à leur mort. Moïse et le peuple ont, eux, besoin de signes, avancent toutes sortes de bonnes raisons avant d’obéir à Dieu : « Je suis bègue… que vont-ils me dire ? Quel est ton Nom ? etc… ». Ce qui peut être lu comme un manque de confiance en Dieu.

Après avoir répété les promesses faiets aux Patriarches, Dieu s’adresse à nouveau à Moïse pour lui fixer sa mission, dans la droite ligne du reproche initial, bien sûr, il renâcle :

« L’Éternel parla à Moïse en ces termes : « Va, dis à Pharaon, roi d’Égypte, qu’il laisse partir de son pays les enfants d’Israël. » 12 Mais Moïse s’exprima ainsi devant l’Éternel : « Quoi! les enfants d’Israël ne m’ont pas écouté et Pharaon m’écouterait, moi qui ai la parole embarrassée! » » (Ex 6, 10-12)

Toute la suite de l’histoire répond à ce premier enfermement de Moïse qui aurait dû bondir de joie à l’annonce de la libération par Dieu de l’esclavage, avec un sourd en chef : Pharaon.

L’enfermement de Pharaon

Un conditionnement psychique ou social eut-il se stratifier à tel point que tout jugement moral disparaisse ? C’est la question lancinante que pose le livre de Chemot à propos de Pharaon, ce puissant sans autre nom que sa fonction.

On se rappelle que celui-ci qui se rêvait « au-dessus » du Nil se prenait pour la Vie elle-même qui irrigue l’Egypte et que les égyptiens avaient divinisé. Le premier signe que montrera Moïse à Pharaon, le fleuve changé en sang a pour but de le réveiller de son aveuglement transgénérationnel (Joseph avait déjà prévenu le précédent Pharaon) : non le Nil n’est pas équivalent à un humain, l’eau n’est pas le sang de l’homme ou de l’animal. Masi à ce signe Pharaon répond par la magie, ses magiciens feront de même que Moïse, par ces lois peu connues des hommes qui tentent de se faire passer pour divines, pour des miracles.

Le dernier signe qui sera donné au Egyptien est un autre sacrifice de sang, celui des agneaux, un autre dieu de l’Egypte et des premiers nés de l’Egypte.

« Le sang c’est la vie » (Gn 9, 4-6) nous a dit Berechit et la vie est à Dieu. Le Créateur est le maître de la vie et s’y substituer conduit directement à la mort physique, psychique, sociale, écologique. Voilà le message de la sortie d’Egypte.

Cette allégorie du sang de l’accouchement sera largement reprise par les prophètes. Dieu a appelé Israël alors qu’il était encore « dans son sang ».

« Quant à ta naissance, le jour où tu fus enfantée, ton nombril ne fut pas coupé, tu ne fus pas lavée dans l’eau pour être purifiée, tu ne fus pas saupoudrée de sel ni enveloppée de langes. […] Mais je passai auprès de toi, je te vis t’agiter dans ton sang, et je te dis: « Vis dans ton sang! » » (Ez 16, 6)

Le nombre de versets, insistant sur la reconnaissance de la puissance de l’Eternel a intrigué de nombreux Commentateurs et particulièrement Abrabanel. Celui-ci  écrit :

« Pharaon était en contestation avec Moïse sur trois principes. ‘‘  Je ne connais pas l’Eternel’’ (Ex 2, 5). Le second d principe posé par Moïse était celui d’un Dieu Providence, donnant à chacun selon  ses œuvres, ce que Pharaon niait également ‘‘Qui est l’Eternel ? ’’ Enfin Moïse posait comme troisième principe, que ce Dieu Providence était le Dieu D’Israël et que, le Tout- puissant,  pouvait changer la nature des choses et les modifier plus ou moins profondément selon sa volonté. C’est ce que Pharaon niait en disant : ‘‘ Qui est l’Eternel pour que j’obéisse à sa voix ? » ‘‘ Quel est son pouvoir pour que je me soumette à lui et que j’écoute sa voix ?’’ C’est cette attitude qui explique les dix plaies. Elles avaient pour but de confirmer la vérité des trois principes contestés. Les trois premières plaies vinrent confirmer l’existence de Dieu, les trois suivantes l’idée d’un Dieu Providence. Quant aux trois dernières plaies elles vinrent prouver la vérité du troisième principe impliquant la possibilité, pour Dieu de changer à son gré les phénomènes naturels. »

Pharaon, convaincu d’être le dieu tout puissant, se permet de dire : « Qui est l’Eternel pour que j’obéisse à sa voix « Je ne connais pas l’Eternel ». Notre Sidra s’empare de ce thème qu’elle développe très longuement. Le but est de briser l’obstination du cœur de Pharaon et à lui apprendre à « connaître l’Eternel ». Il convient de relever à ce propos les versets suivants : « Et les Egyptiens reconnaîtront que je suis l’Eternel » (Ex7, 5) ; « A ceci tu reconnaîtras que je suis l’Eternel » (Ex 7, 17 ) « Afin que tu reconnaisses que nul n’égale l’Eternel notre Dieu » (Ex 8, 6.)  « Afin que tu reconnaisses que moi, l’Eternel je suis au milieu de ce pays. » ( Ex 8, 18) ; « Afin que tu reconnaisses que la terre est à l’Eternel » ( Ex 9,29). Par dix fois, allusion aux dix commandements, revient cette idée de la « connaissance de l’Eternel » au cours de ces chapitres relatant les Dix plaies.

Le Midrach va encore plus loin. Il considère les dix plaies comme un système éducatif de tout un peuple. Il écrit à propos de la première plaie :

« Pourquoi les eaux furent-elles frappées les premières et transformées en sang ? Parce que Pharaon et les Egyptiens adoraient le Nil. Aussi le Saint béni soit-Il décida de frapper d’Abord le dieu de Pharaon et ensuite son peuple. C’est ce que dit le proverbe : « Frappe Dieu ; et les prêtres se mettront à trembler » (Chémoth Rabba 9)

La Pirqé de R. Eliezer (ch. 19), elle, avance une autre explication :

Dieu frappa les eaux du Nil et les transforma en sang en réponse à l’action des Egyptiens qui avaient jeté les enfants des Hébreux dans le fleuve, ainsi qu’il est dit : « Tout enfant mâle, jetez-le dans le fleuve. ».

L’Egypte est ce lieu de la confusion mortifère entre la mort et la vie, une distinction qu’opère justement le judaïsme dans chacun de ses actes.

Le Midrach voit dans les dix plaies une punition conformément à la règle juive Mida kénéguèd Mida – une mesure pour une mesure. En vertu de cette loi aucune faute ne reste impunie. Qu’importe le temps qui passe entre la faute et sa punition. La justice divine ne tient pas compte ni du temps ni de l’espace. La transcendance divine est hors du temps et de l’espace. C’est une leçon valable pour toutes nations. L’histoire juive a eu souvent l’occasion de constater l’application de cette loi. Car malheureusement aucun peuple au monde n’a été aussi victime que les Juifs.

Le libre arbitre de Pharaon

Dès lors se pose la question du libre arbitre de Pharaon, de sa capacité à décider. Peut-on être à ce point imbu de soi-même au point de se considérer comme l’origine de la vie elle-même qu’on en arrive à perdre tout jugement moral libre ?

Tout au long de cette Paracha qui parle d’une négociation de remise de peine et de remise en liberté inconditionnelle la Torah nous dit que Pharaon n’est pas libre : il ne peut pas laisser partir les hébreux. Pire, c’est Dieu lui-même qui a endurcit son cœur, bref le Pharaon est une marionnette manipulée par Dieu. Au bout de deux plaies : le Nil transformé en sang et les grenouilles, Pharaon a abandonné l’appui des compétences de ses magiciens, mais il ne renonce en rien à sa volonté propre d’ennemi de Dieu. Une attitude qui le caractérisera malgré la mort de son fils premier né et jusqu’à sa propre mort dans les eaux en furie de la mer.

L’enjeu est d’importance et c’est même la pierre d’achoppement de toute foi. Si l’homme est juste l’objet du fatum (« le destin » en latin, des stoïciens) ou du mektoub (« c’est écrit » en arabe) il est juste le sujet d’un spectacle et de conditionnements auxquels aucune de ses décisions ne peuvent s’opposer. La monde devient dès lors le vaste jeu de forces bonnes et mauvaises, de caprices des dieux, entre lesquels l’homme est déchiré. Dès lors qu’importe ses décisions ou sa volonté. ? A quoi bon une Torah puisque l’homme n’a qu’un choix : réaliser la pièce de théâtre écrite à l’avance qu’est sa vie et celle de la cité. Il peut alors s’écrier avec Shakespeare dans Macbeth : « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ».

Toute la paracha semble le récit d’un affrontement entre Dieu et Pharaon avec le pauvre Moïse qui passe les plats. Un miracle par ci, un miracle par-là, dix fois et à la fin le sort en est jeté sans que tout ce jeu à trois n’ai abouti à rien d’autre que manifester « l’endurcissement du cœur de Pharaon » décidé d’avance.

Et que servirait de prouver par des miracles que Dieu est plus grand dans un pays ou le miracle à jet continu est un sport national ? Le Talmud fait parler Pharaon :

« Ce que vous avez fait est de pure sorcellerie ! C’est comme amener de la paille à Afarayim, une ville remplie de paille ! De même, vous amenez de la sorcellerie en Egypte, un pays rempli de magies ! » (TB Menahoth 85a).

Les Hakhamim se sont inquiétés de cette situation capable de saper toute bonne volonté. Et le Midrach se demande, à juste titre, si ce récit n’anéanti pas la notion même de techouva au cœur du judaïsme :

« Rabbi Yo’hanane a dit :  » Cela ne donne-t-il pas aux hérétiques l’opportunité d’argumenter qu’il (Pharaon) n’avait aucun moyen de se repentir, puisqu’il est écrit: ‘car J’ai endurci son cœur’ » (Midrach Rabba, Exode 13, 3)

Rabbi Shimone ben Lakish lui répond donc aussitôt, ce qui ava devenir l’opinion de Rachi puis de Maïmonide :

« « Que les bouches des hérétiques se ferment… Quand Dieu avertit un homme une première fois, une deuxième puis une troisième, et qu’il ne se repent toujours pas, alors Dieu ferme son coeur au repentir afin qu’Il le punisse selon ses péchés. Il en était de même avec Pharaon l’impie. Puisque Dieu l’a mis en garde à cinq reprises, et qu’il n’en a pas pris note, alors Dieu lui dit:  » tu as raidi ta nuque et durci ton coeur; Eh bien, j’ajouterai cela à ton impureté’’’ » (Midrach Rabba, Ex 13, 3).

Si « le Seigneur endurcit le cœur de Pharaon » c’est parce que le refus répété de la parole de Dieu par Pharaon a créé en lui l’incapacité d’entendre.

Cette hypothèse est intéressante d’un point de vue psychologique. Le Pharaon peut être compris comme un pervers narcissique, c’est-à-dire une personne dont le self est tellement détruit qu’il n’éprouve plus aucune empathie et tente de se mettre à la place de la Loi. De ce fait Pharaon assimile sa fonction à être l’égal de Dieu, une conception que lui a transmise une longue lignée défaillante et dysfonctionnelle. Pharaon n’est plus capable de liberté et du moindre jugement moral (au sens kantien du terme). Sa volonté est annihilée devant son ego détruit par une génération précédente (celle du Pharaon de l’époque de Joseph) et en même temps démesuré. Démesuré à la mesure de son annihilation.

Les délire de grandeur de la génération précédente accompagnés de rêves se sont maintenant transformés en un déni de réalité et des hallucinations collectives :

  • fantasmes de confusion : l’eau = le sang ;
  • fantasmes de morsure et de dévoration : les grenouilles, les bêtes sauvages, les poux, les sauterelles ;
  • fantasmes de destruction : les ulcères, la peste, la grêle, la nuit.

Ces obsessions de dévoration, de contamination, de crainte d’attraper une maladie grave, de perte de repères vitaux fondamentaux… sont des compulsions fréquemment observées lors des examens psychiatriques.

De l’absence de volonté à l’incapacité à décider de quoi que ce soit

Cette progression de l’auto-destruction de la volonté de Pharaon qui endurcir son cœur, de son propre fait et alors que Dieu n’y est pour rien, habite la description des cinq premières plaies:

  1. Le fleuve changé en sang :

« Le cœur de Pharaon persista et il ne leur céda point, selon ce qu’avait prédit l’Éternel. Pharaon s’en retourna et rentra dans sa demeure, sans se préoccuper non plus de ce prodige » (Ex 7, 22-23)

  1. L’invasion des grenouilles :

« Mais Pharaon, se voyant de nouveau à l’aise, appesantit son cœur et ne leur obéit point, ainsi que l’avait prédit l’Éternel » (Ex 8, 11)

  1. la vermine et les poux :

« Les devins dirent à Pharaon : « Le doigt de Dieu est là! » Mais le cœur de Pharaon persista et il ne les écouta point, ainsi que l’avait dit l’Éternel » (Ex 8, 15)

  1. L’invasion des bêtes sauvages :

« Mais Pharaon s’opiniâtra cette fois encore et il ne laissa point, partir le peuple » (Ex 8, 28)

  1. La peste :

« Pharaon fit vérifier et de fait, pas un animal n’était mort du bétail des Israélites. Cependant le cœur de Pharaon s’obstina et il ne renvoya point le peuple » (Ex 9, 7)

Mais volonté de fermeture de Pharaon est relayée par la volonté de Dieu lui-même à partir de la sixième plaie. C’est Dieu lui-même qui endurcit le cœur de Pharaon :

  1. Les ulcères :

« Mais le Seigneur endurcit le cœur de Pharaon et il ne céda point, ainsi que le Seigneur l’avait dit à Moïse » (Ex 9, 12)

  1. La grêle destructrice :

« Pharaon, se voyant délivré de la pluie, de la grêle et des tonnerres, recommença à pécher et endurcit son cœur, lui et ses serviteurs. 35 Et Pharaon persista à ne pas renvoyer les enfants d’Israël, comme l’Éternel l’avait annoncé par l’organe de Moïse » (Ex 9, 34-35)

« L’Éternel dit à Moïse : « Rends toi chez Pharaon; car moi-même j’ai appesanti son cœur et celui de ses serviteurs, à dessein d’opérer tous ces prodiges autour de lui » (Ex 10, 1)

  1. Les sauterelles :

« Mais l’Éternel endurcit le cœur de Pharaon et il ne renvoya pas les enfants d’Israël » (Ex 10, 20)

  1. Les Ténèbres sur l’Egypte :

« L’Eternel endurcit le coeur de Pharaon et il n’accepta pas de les renvoyer » (Ex 10, 27)

  1. La Mort des Premiers-Nés :

« Et j’endurcirai le cœur de Pharaon et il les poursuivra ; puis j’accablerai de ma puissance Pharaon avec toute son armée et les Égyptiens apprendront que je suis l’Éternel. » Ils obéirent » (Ex 14, 4)

Pourquoi donc cette suite de calamités ? Rachi répond en commentant le dernier verset

« Lorsque le Saint béni soit-Il exerce Sa vengeance contre les impies, Son Nom s’agrandit et s’honore (Mekhilta). C’est ainsi qu’il est écrit : « J’entrerai en jugement contre lui… » suivi de : « … je serai agrandi et consacré, je serai reconnu… » (Ez 38, 22 et 23). De même : « Là-bas Il a brisé les éclairs de l’arc… » précédé de : « Eloqim est connu en Yehouda » (Ps 76, 2 et 4). De même : « Hachem est connu, Il a fait justice » (Ps 9, 17).

Les dix plaies manifestent l’orgueil irréductible de Pharaon et la vanité de cette fonction sans nom tout en manifestant la grandeur du Nom. C’est à dire de l’Eternel qui règne sans nom possible en ce monde en dehors de ses attributs et reste le seul Créateur « afin que tu saches que nul ne M’égale sur la terre », (Ex 9, 14).

Si Dieu dit à Moïse «Demain, de bon matin, présente-toi devant Pharaon, car il se dirigera vers les eaux… » (Gn 8, 16)… c’est parce que celui-ci se fait passer pour un dieu qui n’a nul besoin de manger ou de se soulager, Moïse doit donc aller le voir à l’heure où il se cache pour déféquer dans le Nil disent de multiples Midrachim[2].

Pharaon est simplement un homme assailli par ses peurs qui s’entoure de charlatans pour les conjurer. Son obsession fondamentale est Dieu qu’il voudrait égaler et donc les hébreux qui le représentent, à commencer par Moïse et dont il faut réduire les naissances forcément pullulantes alors même qu’ils ont déjà dépensé leur argent et leurs corps à construire deux villes à la sueur de leurs fronts. Cette obsession des juifs par un pouvoir obsessionnel est devenue un lieu commun et la matrice idéologique de l’antisémitisme d’Etat de Rome à Hitler en passant par l’Espagne de Ferdinand de Castille et d’Isabelle d’Aragon.

Les dix plaies, la dé-création du monde, un décalogue à l’envers

Dans son « Gvourot Hachem » le Maharal de Prague rapporte que chacune des dix plaies correspondent aux « Dix Paroles par lesquelles le monde fut créé » (Pirkei Avot 5, 1).

La dernière des « Paroles de la Création » est : « Je vous accorde tout herbage portant graine, sur toute la face de la terre […] Ils serviront à votre nourriture », (Gn 1, 29) : Toute la nourriture de l’Egypte vient du Nil, donc la première plaie le transforme en sang.

  •  « Que les eaux fourmillent d’une multitude animée, vivante ! » (Gn 1, 20), les grenouilles fourmillent par millier à partir du fleuve et envahissent l’Egypte à la seconde plaie.
  • « Que le sol apparaisse » (Gn 1, 9) et ainsi apparaît la vermine.
  • Les bêtes sauvages de la quatrième plaie sont celles créées le sixième jour.
  • La peste émanant d’un « flux astral », son apparition en Égypte montre que le Créateur créa l’univers tout entier !
  • Les ulcères qui défigurent l’homme en défigurant son visage répondent au : « Faisons l’homme à notre image ! » (Gn 1, 26).
  • La grêle tombée du ciel a été créé au second jour de la Création.
  • Les sauterelles détruisirent les herbes et les arbres fruitiers créés le troisième jour.
  • L’obscurité s’oppose à la première parole de Dieu « Que la Lumière soit ! » (Gn 1, 3)
  • La mort des premiers-nés enfin démontre aux yeux des Egyptiens que le « commencement » (Béréchit) n’était pas Pharaon mais un pur acte de création d’un Créateur absolument unique.

Pour d’autres commentateurs ces dix plaies sont non seulement une jugement des actes malfaisants de Pharaon envers les hébreux selon le principe de rétribution : « Oeil pour œil, dent pour dent, plaie pour plaie » (Lv 24, 20)… codifié par l’adage talmudique : Middah kenegued Middah, « mesure pour mesure » mais ces dix châtiments d’un jugement sont aussi un avertissement aux hébreux pour les prévenir. Comme une sorte de décalogue avant l’heure !

Les quatre coupes

« Je suis l’Éternel ! Je veux vous soustraire aux tribulations de l’Égypte et vous délivrer de sa servitude ; et je vous affranchirai avec un bras étendu, à l’aide de châtiments terribles. Je vous adopterai pour peuple, je deviendrai votre Dieu ; et vous reconnaîtrez que moi, l’Éternel, je suis votre Dieu, moi qui vous aurai soustraits aux tribulations de l’Égypte. » (Ex 6, 6-7)

Dieu lui-même annonce quatre délivrances dans notre Paracha :

–         Vehotséti – « Je veux vous soustraire aux tribulations de l’Égypte » : délivrance de la pauvreté et de la ruine matérielle… (et des impôts !) :

–         Vehitsalti – « Je veux vous délivrer de sa servitude » : délivrance de la violence physique et des insultes.

–         Vegaalti – « Je vous affranchirai » : délivrance de l’asservissement et liberté.

–         Velaqahti – « Je deviendrai votre Dieu; et vous reconnaîtrez que moi, l’Éternel, je suis votre Dieu » promesse de délivrance de la ruine spirituelle.

Pour la Torah la pauvreté matérielle, le rabaissement par des insultes, l’asservissement des corps visent à diminuer l’estime de soi des hébreux. La diminution de cette estime de soi à la racine, centrale pour la construction du psychisme nous dit Maïmonide, vise à détruire non seulement les corps et les esprits mais aussi le simple souvenir de l’identité construite par la mémoire transgénérationnelle des Patriarches. Il s’agit d’oublier le maassé avot siman levanim.

Dans sa lettre adressée au fils de Saladin, Al-Afdal, La Guérison par l’esprit, Maïmonide montre que ce complexe d’infériorité, cette mésestime de soi, souvent exprimée sous sa forme négative : la surestimation de soi et le  délire de grandeur, est à l’origine de toutes les autres maladies de l’âme :

« Les médecins-philosophes nous ont singulièrement mis en garde contre les méfaits du complexe d’infériorité, et ils ont tracé la voie permettant de traiter ceux qui cultivent un tel penchant jusqu’à ce que ce mal – qui est à l’origine de tous les autres – disparaisse complètement ». Ainsi, la connaissance du système de l’éthique comme de la prophétologie et des lois qui découlent de l’attitude des prophètes eux-mêmes – tout ceci contribuera au redressement de la vie de l’esprit. Jusqu’à ce qu’il [l’esprit] en acquiert de précieuses qualités et ne déploie plus que dans un sens positif. » (Moïse Maïmonide, La guérison par l’esprit[3])

Cette perte d’estime de soi dans l’esclavage introduit une vulnérabilité psychique du peuple désormais sujet à toutes les addictions dont l’épisode du veau d’Or sera l’apothéose. Cette fracture psychique est la clé des épisodes qui suivront.

Il faudra la construction du Michkane, symbole du Chabbat pour que les hébreux puissent se reconstruire, refabriquer l’estime de soi d’une population brisée via la construction symbolique d’une maison.

Ces quatre promesses correspondent aux quatre coupes mentionnées dans les rêves du panetier et de l’échanson de Pharaon alors que Joseph est en prison en Egypte et aux quatre coupes de délivrance bues à Pessah nous dit la Tradition :

 « C’est de là que nos Sages ont établi l’obligation des quatre coupes le soir de Pessah… R. Houna au nom de R. Benaah dit: les quatre expressions de délivrance prononcées en Egypte – vous soustraire, vous délivrer, vous affranchir, vous adopter; R. Chmouel bar Nahman dit: les quatre coupes citées ici (du Pharaon); R. Levi dit: les quatre empires (qui ont asservi Israël: Babel, la Perse, la Grèce et Edom-Rome); R. Yochoua ben Levi dit: les quatre coupes empoisonnées que Dieu fera boire aux nations [… ] et les quatre coupes de délivrance qu’il donnera à boire à Israël aux temps futurs. » (Yalkout Chimoni, Berechit, 147)

Rabbi Chmouel bar Na’hman dit : Les quatre coupes ont été institués en rappel des quatre coupes mentionnées lors du passage de Yossef dans les geôles égyptiennes. (Berechit Rabba 88, 5)

Le vin et le pain sont au centre des songes du maître échanson et du panetier de Pharaon que Joseph a réussi a interprété alors qu’il était en prison. C’est parce que le mot cos (« verre, coupe ») est répété à quatre reprises dans ces deux rêves que les Sages d’Israël décidèrent qu’on bénirait quatre coupes lors du Seder de Pessah qui célèbre la sortie d’Egypte.

Le pain est l’aliment de base de toute humanité, le vin est le symbole du gout, du délice, de la fête. Ces deux éléments qui symbolisent le solide et le liquide ont une portée quasi ontologique et sont donc distingués par des bénédictions spéciales lors de leur consommation.

Les quatre coupes sont bues en position accoudée, ce qui était la position des maîtres allongés sur leur couche pour manger dans l’antiquité, les esclaves restant debout pour servir.

Le Maharal de Prague dans son commentaire sur la sortie d’Egypte le Guévourot Achem commente :

« Au sujet de l’asservissement du corps, il est dit: Je veux vous soustraire etc…, et au sujet de l’asservissement mental vous délivrer de sa servitude, car le labeur était infernal, tant du point de vue de la qualité du travail exigé que de sa quantité – la qualité étant liée aux dimensions corporelles, tandis que la quantité, fonction directe de la rapidité d’exécution, dépend du mouvement, qui est de l’ordre du mental…Cependant, l’expression  » je vous affranchirai  » fait allusion à une troisième dimension, celle de la stature spécifique (de ce peuple), car aucune essence ne peut être dépendante d’une autre – bien au contraire, elle est autonome. Et puisque toute stature spécifique est essence, il est dit  » je vous affranchirai « , c’est-à-dire que vous accéderez à l’indépendance. Et en ce qui concerne la quatrième dimension, celle du Klal ou organisme collectif, le verset dira « Je vous adopterai « , je vous constituerai en peuple; et de votre côté, vous serez ce peuple qui est le mien!  » » (Maharal de Prague, Guévourot Achem, chap. 60)

L’asservissement en Egypte a un impact psychique sur les individus selon les catégories de l’espace et du temps : stress lié à la rapidité d’exécution et saturation psychique liée à la quantité des ordres et aux cadences… qui détruit l’unité de l’image du moi et la perception d’unité de l’individu.

Mais cet asservissement a aussi un impact sur les relations interindividuelles, car le groupe d’esclaves n’est pas un peuple mais une juxtaposition d’individus isolés dont la socialité a été désintégrée, l’esclave se définit comme l’objet de quelqu’un et pas comme sujet social interdépendant. Une communauté est plus que la somme de ses parties. On le remarque régulièrement, les failles des individus qui semblent parfois isolés fonctionnent comme des symptômes communautaires qui révèlent des fragilités de la communauté elle-même. Pour résoudre une affection psychique il faut parfois convoquer la famille ou la communauté de vie.

La spécificité d’Israël est d’avoir été constituée comme une nation libre à partir de l’esclavage. La constitution comme peuple, Klal, « communauté » crée une intersubjectivité particulière liée à cette naissance.

Alors que dans Berechit on avait affaire à une histoire familiale avec le livre de Chemot on assiste à la naissance d’une Nation. Si le livre de la Genèse était le Livre de l’homme, le Livre des Noms est celui de la naissance de la Nation. L’affranchissement concerne non seulement la subjectivité mais aussi l’intersubjectivité.

De manière semblable, Le Maharal de Prague établit un lien entre les quatre coupes du seder de Pessah et les quatre matriarches d’Israël (arba mi yodea? Arba imahot ! ), matrices d’une identité hébraïque autonome.

« Tu pourras comprendre tout cela lorsque tu sauras que le mot « galah » (racine de Galout ») et le mot « gaal » (racine de Gueoula) ont les mêmes lettres. Sauf que le second fait allusion à la délivrance divine de tous les 4 points cardinaux, et qu’il réunit alors leur dispersion. Or, toute réunion dans le monde est au centre, car les extrémités sont divisées, tandis que le centre est un. C’est pourquoi le alef représentant l’unité et le rassemblement des diasporas se trouve au milieu du mot; alors que « galah » se termine par hé, désignant la dispersion – qui concerne les 4 directions, et aussi le centre…[…] Car le centre réunit et relie en permanence les extrémités. Et cela permet l’existence d’une force de réunification même dans l’exil; de sorte qu’ils ne seront pas divisés totalement, et qu’ils sauront utiliser cette force résiduelle de réunion pour se rassembler à nouveau. » (Maharal de Prague Netsah Israël)

La délivrance d’Egypte est donc le paradigme de toute sortie de la galout (Diaspora) qui est guéoula (Rédemption). La réunification qui s’ensuit est une unification conjointe : unité psychique des individus, unité de la nation hébraïque sur sa terre et spirituelle d’Union avec Dieu. La délivrance annoncée est donc une reconstruction par rapport à l’exil, une réunification de l’Unité de la personne, ce qui sera le symbole du Korban Pessah.

La conscience juive diminuée

L’esclavage d’Egypte qui est une allégorie de la vie en diaspora est la matrice d’une conscience juive diminuée. En Egypte l’âme juive a cédé son identité contre le plat de lentilles de la culture égyptienne. Le grand risque de la vie diasporique est l’assimilation où le juif perd toute particularité. Il refus alors la mission de Jonas pour devenir banquier, artiste, metteurs en scène, hommes de théâtre, universitaire, il invente la sociologie tout en devenant chrétien comme les juifs à Vienne au 19ème siècle… dans le but de se faire accepter d’une Cité qui de toute manière ne veut pas de lui, non pas parce qu’il est différent mais parce que cette différence conteste le cœur même de la culture, l’idolâtrie qui l’habite et dont Pharaon est l’archétype, l’idolâtre en chef au pays de toutes les turpitude. Cédant à la généralisation qui assimile toutes les religions à un vague état d’âme dans la contemplation des nuages ou à des lieux communs au marché du bon cœur, le juif abandonne alors ce qu’il est. Et devient un esclave.

L’antisémitisme a produit une conscience juive diminuée, celle de l’homme qui rase les murs. Comme l’analyse si bien Théodore Lessing : « Le peuple d’Israël est le premier, le seul peut-être de tous, qui ait cherché en soi-même la coupable origine de ses malheurs dans le monde. Au plus profond de chaque âme juive se cache ce même penchant à concevoir toute infortune comme un châtiment »

Qui n’a pas entendu dire : « S’il m’arrive un malheur, c’est probablement que j’ai fait quelque chose de mal et que je le mérite »[4]. Ce sentiment de culpabilité profond est bon s’il permet de changer en s’appuyant sur une analyse de responsabilité réelle, mais il est mortifère s’il est ressassé en boucle allant jusqu’à paralyser l’individu dans la dépression et le dénigrement de soi.

La révélation est une conscience de soi augmentée, non pas par l’enflure et les vains efforts pour oublier la mort ou sa peur mais par un appel intérieur qui grandit l’homme en l’appelant à sa vraie grandeur, celle du service comme Moïse, le bègue, convaincu d’être une serviteur inutile, « l’homme le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12, 3)… Mais le plus haut des prophètes, celui aura le courage d’emmener son peuple loin de la servitude d’Egypte.

[1] Cf la demande de Moïse en Ex 5, 22 à la fin de Chemot : « Mon Dieu, pourquoi as-tu rendu ce peuple misérable? Dans quel but m’avais-tu donc envoyé? »

[2] Midrach de Rabbi David hanaguid; Midrach Tanhouma ; Chir hachirim rabba, 8 ; Midrach Aggada

[3] Moïse Maïmonide, La guérison par l’esprit précédé des Lettres de Fostat, Bibliophane/Daniel Radford, 2003.

[4] Théodor Lessing, La Haine de soi : le refus d’être juif (Der jüdische Selbsthaß), 1930.

Un commentaire sur « VAERA : PEUT-ON PERDRE TOUT JUGEMENT MORAL ? »

  1. Didier Long je lis tous vos articles Mais je sais que vous avez des origines corses et que vous venez de temps en temps en corse et j’aimerais que vous nous fassiez une conférence sur les rapports entre les coutumes corses et Juives Fratellenza

    Envoyé de mon iPhone

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