Le débat autour du dernier livre de Michel Onfray sur Freud est très intéressant car il pose la question de l’écoute dans la construction de soi.
En effet, une foi entendues les critiques sur les contradictions de la vie personnelle de Freud (par exemple, il renonce officiellement à la sexualité à l’âge de 37 ans mais couche avec sa belle-sœur dans des hôtels de luxe écrit Onfray, aime l’argent…), des « petits défauts » qui, il faut bien le dire, si ils étaient soi-disant « connus de tous » n’avaient jamais eu affaire à un si efficace porte-voix, mais la vie de l’homme conditionne-t-elle sa théorie ? Et après tout, le cynisme libertaire post soixante-huitard peut-il donner des leçons de morale aux bourgeois qui troussaient leurs bonnes au siècle précédent ? L’exemple de Victor Hugo ne condamne pas son œuvre.
Désormais est donc admis le totalitarisme d’une généralisation abusive de la théorie de l’inconscient et de l’Oedipe à tout problème psychique. Reconnues aussi, les critiques sur la psychanalyse constituée comme religion, c’est-à-dire « une secte qui a réussi » selon les propre mots d’Onfray, excommuniant tous les mal pensants, dont C.G. Jung, anathématisant ses détracteurs… dont Onfray. Entendue enfin l’impossibilité de constituer la pratique clinique de la psychanalyse comme science – mais après tout n’est-ce pas le statut de toutes les sciences humaines qui au XIXème siècle se constituèrent un peu vite comme « sciences » en oubliant leurs a-prioris de croyances ? Sans parler de la « science économique » (1)… Une fois discutées toutes ces critiques salutaires, il n’en reste pas moins que le grand risque, à mon avis, à philosopher au coup de marteau piqueur, est de jeter l’objet de la psychanalyse avec l’eau du bain du marigot freudien.
L’ objet de la pratique analytique c’est l’écoute. Ce que re-découvre Freud dans la société bourgeoise viennoise pétrie de silences et de culpabilités refoulées, ou plutôt qu’il expérimente jusqu’ à en faire à tâtons une sorte de théorie « in progress », c’est que l’écoute par le jeu des associations libres permet à un individu d’accéder à lui-même, de se libérer au moins partiellement, en les identifiant par la parole, des contraintes qui l’enfermaient et d’inventer une liberté qui lui échappait. Ce que d’aucuns jugent aujourd’hui une révolution n’est pas sans prédécesseur. Ainsi de l’ «ouverture du cœur »(2), cette confidence confiante née dans les déserts d’Egypte au IVème siècle chrétien, puis de la confession chrétienne, cette écoute qui permet de gérer la culpabilité non plus comme un gouffre de ténèbres destructeur mais comme un moteur. Une confession des péchés qui est aussi confession de foi, d’origine bibilique et qu’on retrouve au 1er siècle dans les évangiles dans les paroles du fils prodigue : « père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils» (Luc 15, 21), ou sur les lèvres du publicain méprisé qui se tient à distance et supplie dans son coeur : «Mon Dieu aie pitié de moi qui suis un pécheur» (Luc 18, 13). Un acte qui vise à réablir la relation brisée entre Dieu et l’homme, à rétablir la fraternité humaine, forcément humble. Il s’agit alors de distinguer ce qui relève de la culpabilité, du « on-dit », de la contrainte sociale, des structures d’égoïsme collectif et le péché. Le péché, un mot un peu mal compris aujourd’hui qui signifie que chacun de nous est capable de faire d’autrui un objet de son désir, de l’asservir fusse jusqu’au meurtre, pour continuer d’exister en prédateur. La doctrine du « péché originel » ne consiste pas à croire à un vol de pomme quelque part au bord de l’Euphrate au second millénaire avant notre ère, elle signifie dans des récits symboliques, puisque certaines réalités ne sont accessibles que par le mythe, nous dirions aujourd’hui la fable, que le désir humain est circulairement fermé sur lui-même et qu’il est enfermé sur sa propre mort à défaut d’être libéré par la parole d’amour d’autrui, par une parole d’amour gratuite et libératrice qui seule peut l’arracher à sa propre mort, à son aliénation. Le désir ne s’origine pas en lui même sans causer sa propre perte, sa démesure est une illusion mortifère. Ces paroles d’amours humaines renvoient à une parole ultime, expérimentée dans les seules paroles humaines, celle de Dieu, que cherche la prière. C’est en ce sens que des paroles huamines des récits, des poèmes deviennent paroles de Dieu, épiphanies d’un désir tranfiguré d’amour.
L’Ubris qui est au centre de la tragédie grecque, qu’on peut traduire par la démesure est cet oubli de la condition de créature, qui fait de l’homme un ego sur pattes comme nous en voyons tant courir les plateaux télé, prêt à tout pour exister.
La critique de Freud, touche-t-elle la longue tradition d’écoute libératrice qui des sectes philosophiques grecques aux moines du désert en passant par la confession publique antique puis auriculaire médiévale et aussi sans doute la pratique clinique analytique a permis à des êtres de sortir de l’aliénation et des idoles de leur désir d’exister pour devenir des sujets de leur liberté ? Sans doute pas. La psychanalyse est une fable moderne, il s’agit bien d’une « Affabulation freudienne » comme dit Onfray. Mais, après tout, les fables comme les mythes ne décrivent-ils pas à leur manière des domaines de la réalité que la poétique seule : rime-associations libres, métaphores-déplacement , métonymie-condensation… permet d’expérimenter là où la raison et la science n’auront jamais cours ?
D’un point de vue plus personnel, ayant rencontré Michel Onfray, il ne m’a pas donné l’impression péremptoire et d’Ubris que laisse parfois supposer sa manière d’écrire. Il y a chez lui le pied de nez de l’homme qui échappe à la coterie des gens bien-nés. Le bras d’honneur et le règlement de compte avec le bourgeois Freud de Vienne au XIXème siècle est aussi celui du provincial avec ses successeurs du VIème arrondissement de Paris au XXIème siècle. Bref le type est sympathique et les questions qu’il pose devraient recevoir écoute attentive.
(1) Selon les mots de l’historien Eric Hobsbawm : « Bien qu’elle soit soumise à des impératifs de cohérence et de logique, la science économique a été une forme de théologie florissante – sans doute dans le monde occidental, la branche la plus influente de la théologie séculière – parce qu’elle peut être formulée, et l’est habituellement, de manière à échapper à toute espèce de contrôle […] On n’a aucune peine à montrer ce que les écoles de pensée et les caprices de la mode en économie doivent à l’air du temps et au débat idéologique » Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, 1914-1991, Complexe, 2003, p. 704. Voir aussi « Capitalisme et christianisme » DL.
(2) Saint Benoît (490 – 547), dans sa Règle, demande au moine d’ouvrir son cœur et de dire ses pensées. Il s’agit pour celui qui fait cette démarche volontaire de confronter sa vie à l’écoute (Ce mot «écoute », ausculta, est le premier mot de la Règle de Saint Benoît) du père spirituel. Cette pratique consiste à se décentrer de soi en se confiant à un autre afin d’expérimenter sa dépendance radicale par rapport à Dieu. le père spirituel étant «celui qui sait guérir ses propres blessures et celles des autres, sans les découvrir ni les divulguer » (RB 46, 6). Benoît rappelant son devoir de patience à l’abbé : « Qu’il sache qu’il a reçu la charge de conduire des âmes faibles et non d’exercer sur des âmes saines un pouvoir despotique(27, 6)». Cette pratique est à l’origine de ce qu’on a appelé la confession, sacrement de guérison.