Tripalium, une approche structurale du travail, par Gérard Haddad

haddadDans son nouveau livre Tripalium, pourquoi le travail est devenu une souffrance notre ami psychanalyste et psychiatre Gérard Haddad [1] revient aux premiers pas de son existence professionnelle comme ingénieur agronome en Casamance. Après avoir analysé dans Tu sanctifieras le jour du repos la manière dont le Shabbat structurait le temps et l’espace tout en libérant l’homme de la tâche de la semaine , dans Tripalium il poursuit cette réflexion en nous proposant une réflexion sur les structures élémentaires du travail. Il nous en présente ici le contenu et la méthode.

TripaliumLe grand mystère, disait Lacan, n’est pas l’apparition de l’homo sapiens, c’est celle de l’homo faber, le premier primate qui s’est mis à travailler. S’il y a une essence de l’homme, ne faut-il pas la chercher de ce côté-là, dans son rapport au travail ? Or l’homme d’aujourd’hui a mal à ce travail, mal dont la gravité mine les fondations de nos sociétés. Un mal à deux visages. Celui du chômeur emporté par une marée noire montante quand une énorme centrifugeuse, à la vitesse croissante, l’éjecte du processus productif. Mais aussi mal de l’homme au travail, éprouvant dans sa tâche une souffrance parfois si extrême qu’elle lui rend l’existence insupportable.

Les psychanalystes tentent de comprendre la douleur humaine dans l’espoir de l’apaiser. Longtemps ils ont vu dans les avatars de la sexualité, dans ses échecs, la racine principale de cette douleur. Freud avait bien pressenti l’existence d’une autre cause au mal de vivre dans le rapport du sujet à son labeur. Il s’intéressa ainsi aux travaux de Hans Sperber, qui dans son essai De l’influence des facteurs sexuels sur l’origine du langage, tenta, non sans maladresse, de trouver non seulement une origine sexuelle au langage mais aussi un lien entre sexualité et travail. De son labeur  l’homme tire les moyens de sa subsistance, mais aussi une satisfaction, une sublimation utile de ses pulsions sexuelles et agressives. C’est cette satisfaction que beaucoup de nos contemporains ont perdue. L’intuition de Sperber est restée dans les limbes de la doctrine freudienne.

Pourtant, Sociologues et psychologues ne cessent d’interroger ce mal en se fondant sur l’analyse concrète de situations actuelles. Je propose, en complément de  cette méthode phénoménologique, une approche « structurale ». Elle consiste, à la manière des chimistes, à saisir le travail humain au niveau « moléculaire » en essayant de définir ses structures élémentaires, constituées d’un sujet, de son outil et de l’objet qu’il traite. Ces structures sont au nombre de trois.

Un exemple de la structure la plus simple nous est donnée par le paysan africain tel que j’ai pu l’observer en Casamance il y a un demi-siècle. Elle est constituée d’individus effectuant tous la même tâche, la seule division des travaux étant sexuelle : Le labour est affaire d’hommes, le semis est confié aux femmes. Cette structure simple mais rigide, se révèle peu perméable au progrès technique.

L’observation d’une rizière asiatique nous révèle une seconde structure dans laquelle existe une division des tâches, le travail de l’un étant repris et transformé par l’autre. Il y a déplacement et réutilisation de l’effort d’un premier agent par un second. Cette structure permet l’aménagement de systèmes d’irrigation et l’utilisation de la traction animale, impossibles dans le système africain.

Ces deux structures traditionnelles ont été bouleversées par l’apparition de machines de plus en plus perfectionnées qui permettent à un seul agent de condenser les opérations effectuées jusque là par plusieurs agents. C’est cette condensation qui opère comme centrifugeuse expulsant le travailleur de son champ, puis l’ouvrier de son usine. En un siècle, la population rurale française est passée de 50 %  à 2% de la population totale. A un horizon plus ou moins proche, le travail humain sera remplacé par celui de robots déjà omniprésents.

Mais les survivants de cette sélection implacable – second aspect du problème – manifestent eux-mêmes une nouvelle  souffrance dans leur fonction. Celle-ci naît, au niveau moléculaire, d’un double divorce. Divorce entre sujet et l’outil qu’on lui impose,  de plus en plus réduit à un jeu d’écrans ; divorce avec l’objet  à traiter. Outils comme objets, si peu « naturels » détruisent insidieusement la satisfaction sublimatoire qui compensait la pénibilité de la tâche. Cette double frustration est à l’origine de nouvelles pathologies psychiques.

Ne nous voilons pas la fa ce, les remèdes à ces maux touchent à l’impossible. Un arrêt de la centrifugation résultant du progrès technique est-elle imaginable ? Après nos usines, elle dépeuple déjà les campagnes de Chine  avant d’en frapper les usines. Le partage du travail, solution logique, ne pourra être efficace que s’il est conçu à l’échelle planétaire. Nous assistons à la mort du travail de l’homme,  c’est-à-dire à la mort de son être même. Fin de l’homo faber.

Comment résoudre aujourd’hui le problème de la souffrance au travail ? Car on sait qu’il existe des îlots où ce travail reste source de satisfaction, ce dont on peut tirer des enseignements. D’abord dans le domaine de la recherche. La recherche scientifique contemporaine connaît une profonde métamorphose. Les travaux solitaires, les structures pyramidales cantonnées à une discipline cèdent la place à des commandos pluridisciplinaires où un mathématicien, un physicien, un biologiste travaillent un même programme. C’est la « pollinisation croisée des esprits ».    Peut-on imaginer que nos ateliers s’inspirent de cette pratique pour retrouver le goût du travail en équipe ?

Des milliers de travailleurs ont trouvé parade à leur mal. Ce sont les bricoleurs, les artisans (potiers, tisserands) et jardiniers du dimanche. D’où l’explosion que connaît le bricolage.

L’analyse des structures élémentaires du travail ouvre un champ où psychanalyse, sociologie, économie, trouvent un lieu de rencontre conforme à l’esprit du temps.

[1] Psychanalyste, auteur de Tripalium, pourquoi le travail est devenu souffrance (Ed. François Bourin). Rédacteur au mensuel « La revue ».

Laisser un commentaire