« Tout homme qui rejette l’idolâtrie est ‘Juif’ » (Talmud Méguila 13 a)

Article publié dans la revue Miktav Hadash de juin 2015

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Les familles se querellèrent l’une avec l’autre. La famille de Yehouda dit : C’est grâce à moi que Mordekhaï a pu naître, puisque David n’a pas tué Chim’i ben Guéra. Et la famillle de Binyamin dit : il vient de moi. […] Rabbi Yo’hanan dit : toujours il venait de Binyamin. Et pourquoi l’appelle-t-on yehoudi ? Parcequ’il a renié l’idolâtrie, car tout homme qui renie l’idolâtrie est appelé yehoudi (juif)

Talmud de Babylone, Méguila 13 a

Si l’on en croit le Traité Meguila, être « juif » (yéhoudi) consiste en un seul principe : renier l’idolâtrie. Je voudrais ici témoigner de deux moments qui ont été importants dans ma propre existence. Le jour où j’ai compris qu’il y avait un Dieu, puis le jour où j’ai commencé à sanctifier le temps par le Shabbat. On me permettra cette courte méditation un peu personnelle liée à deux moments de révélation dans ma propre existence. On trouvera un développement plus long sur le chemin qui m’a mené du monastère au judaïsme sépharade traditionnel dans mon livre : Des Noces éternelles, un moine à la synagogue (Lemieux Editeur 2015).

Le jour où j’ai tout quitté pour l’amour de D.

Né jumeau monozygote d’une mère Corse dans un milieu sans croyance, éliminé de l’enseignement public du fait de mes modestes prétentions dans la voyoucratie, j’ai commencé ma brillante carrière dans un atelier crasseux de Michelin à Clermont Ferrand à l’âge de 15 ans.  C’était le début des années 80 et la gauche avait déjà abandonné tout espoir de rédemption pour les ouvriers. L’existence me semblait donc désespérément vide et je ne voyais pas trop ce qui pourrait me tirer de là. C’est à ce moment que j’ai tenté de me supprimer. Evidemment, je me suis loupé.

A la sortie de l’hôpital, Yves, de mémoire bénie, un colosse de 120kg avec des cheveux longs et blancs et une barbe de patriarche qui partageait son temps entre l’élevage des chèvres dans une ferme perdue dans la neige au pied du mont Sancy et la faculté de Clermont où il enseignait la philosophie médiévale, a décidé de m’aider. Quand il m’écoutait il allumait une bougie. Il lisait la Bible plusieurs heures par jour. Forcément, moi, le moineau paumé dans sa violence j’ai cherché à comprendre.

J’ai lu la Bible en commençant par le début. Ce réservoir de récits et de personnages fantastiques m’a tout de suite semblé un assez bon mode d’emploi de  l’existence. En lisant les histoires du courageux Abraham, du malheureux Job, de l’humble Moïse chargé de conduire un troupeau récalcitrant, ou du fantasque Jonas… je me décentrais de moi-même et de mon monde. Je vibrais en entrant en résonance avec ces situations tragiques ou poignantes.

Le Printemps est arrivé, et, peu à peu, est montée en moi une sorte d’évidence. Le monde autour de moi qui me semblait jusque-là opaque et prédateur m’a semblé pénétré par une sorte de lumière. Comme si la nature irradiait d’une énergie dans sa profondeur. Une énergie aimante et fraternelle. Les autres qui me semblaient jusque-là un danger avaient changé. Ma peur était tombée. J’avais baissé ma garde et eux pouvaient enfin baisser la leur et me parler. Nous étions seulement des frères.

Assez curieusement, durant les trois années qui ont séparé cette expérience de mon entrée au monastère, c’est tout mon système de valeurs qui a changé. Puisque le Père du monde et la maître de la Création m’aimait, lui donner ma vie me sembla un peu la moindre des choses. A 20 ans je suis devenu moine avec la ferme intention d’unir ma vie (c’est le sens du mot « monos ») avec cette mystérieuse puissance aimante qui habitait la profondeur de l’existence.

Au seuil de la révélation

On raconte un peu rapidement que nous voulons aimer les gens, que nous sommes spontanément fraternels avec eux, que nous voulons leur bien. En réalité, au seuil de la Révélation, l’homme est seulement un prédateur apeuré et vulnérable livré à un monde hostile. Et dans cette réalité et malgré tous les subtils mensonges que nous nous racontons, le désir humain va de soi à soi-même, il utilise les autres comme des moyens, des objets de ses besoins et non pas comme des sujets de leur propre existence. La prédation ou la séduction sont les deux parades qu’a trouvé l’animal humain pour survivre. Au seuil de la Révélation autrui n’est pas d’abord un autre moi mais un danger pour mon ego, non pas un sujet mais un autre objet que l’ego annexe à son désir. L’homme sans D. laissé à lui-même est déterminé par le rapport objectal qu’il établit  avec son monde et les autres.

La Torah, à travers des récits symboliques, raconte la lente émergence de l’humanité en l’homme, le mode d’être au monde particulier de l’animal humain, sa vocation spirituelle.

Car contrairement à ce qu’on croit spontanément, le D. d’Israël ne révèle pas à l’homme sa beauté ou sa bonté ou bien encore son amour. Il me révèle d’abord que je suis nu et que sans D. je suis seulement un mendiant sur une terre hostile.

La première révélation que D. fait à l’homme c’est que, laissé à lui-même, il existe parmi les objets de son désir et devient l’un d’eux, échappant à sa vocation humaine. Nous allons à nos idoles qui sont seulement la projection fantasmatique de la violence de notre propre puissance d’exister quel qu’en soit le prix à payer en terme de violence.

L’expérience de D. ne se donne donc pas comme une positivité, comme un objet de ce monde ou une vérité à croire, fut-ce son « existence ». Celui qui fait l’expérience du D. créateur est arraché au sol solide de son enfance, de sa famille, de ses représentations sociales, de sa culture, des us et coutumes de la société où il habite pour faire confiance à la profondeur mystérieuse de l’existence qui en réalité créé le monde à chaque instant. Le Lekh lekha adressé à Abraham l’arrache à sa culture, aux idoles de sa nation, l’envoie loin de la maison de ses pères, de ses convictions culturelles et sociales, de ses repères ethniques pris comme ultime mesure de toute réalité. « Abraham eut foi en l’Eternel ».( Genèse  1, 6) ; en lui est bénit non seulement le juif mais « toutes les familles de la terre » (Genèse 12, 3) c’est à dire les Nations.

Le joug des cieux et celui de la Torah

Accepter la royauté et le joug des cieux, suppose donc de renoncer à son propre regard ou celui des autres comme ultime mesure de soi-même, d’abandonner ses calculs, pour exister non plus devant le monde mais devant D.  Dans ce mouvement l’homme qui n’était jusque-là que préoccupé de sa survivre à n’importe quel prix, c’est-à-dire livré à sa propre violence, s’oublie et se décentre de son point de vue. Il expérimente l’existence comme le surgissement d’un ailleurs d’un Eternel dans son temps, sa dépendance radicale. L’Eternel surgit dans sa vie comme une réalité qui aurait toujours été là, intimement liée à la vie, mais dont il n’aurait pas pris conscience. C’est alors que l’homme peut partir à la recherche de son Créateur.

L’oubli de soi par amour de D. du veavta (tu aimeras) du Shema est le premier acte humain de teshouva. Aimant D. regardé par le regard aimant de Celui qui habille celui qui est nu, mon désir est libéré de son idolâtrie, de sa fermeture circulaire sur lui-même, consommant les autres et les annexant à ma mesure. Ne vivant plus « devant les autres », libéré de la peur de mourir, la vie n’étant plus garantie par moi-même mais par sa Source, je peux désormais considérer les autres non plus comme des moyens mais comme des fins,  des sujets de leur propre liberté. Le joug du Royaume, « vivre devant Dieu » est connexe du joug de la Torah, l’éthique envers autrui. C’est seulement parce que D. m’appelle d’une parole d’amour qui garantit mon existence que je peux baisser ma garde et commencer à considérer autrui comme une sœur ou un frère enfin humain, construire l’éthique et la justice pour vivre en sécurité dans le Shalom. Ce renoncement à l’idolâtrie, l’éthique dont il est le corollaire et la construction de la justice (« établir des tribunaux ») est le seul commandement imposé à l’homme Nations qui désire rejoindre Israël[1].

Le moyen concret qu’a trouvé le peuple juif pour assumer le joug du Royaume s’appelle le joug de la Torah, Torah vemitsvoth . Par la mitsvah je sanctifie la vie, j’en attribue la bénédiction non plus à mes efforts mais à D. C’est parce que je suis nu et que D. habille celui qui est nu, que je dois habiller celui qui est nu, parce que D. m’a relevé je dois relever l’âne de mon ennemi qui ploie sous le fardeau, parce que j’ai été étranger en terre d’Egypte je dois aimer l’étranger, rendre le bien pour le mal puisque D. fait ainsi… La Torah et les misvoth sont le chemin concret qu’a trouvé l’existence juive pour devenir une existence simplement humaine.

Ce qui caractérise donc le juif c’est cette volonté irrévocable de renoncer à l’idolâtrie. Cette techouva est un chemin de toute l’existence et de chaque instant qui doit être re-parcouru à chaque génération disent nos Sages. Même s’il y a une vertu pédagogique à pratiquer commandement dans l’attente d’une récompense (lo lishma), celui-ci doit être accompli de manière désintéressée par amour, pour le Nom, lishma, sans but en ce monde (ce qui reviendrait à objectiver Dieu).

Maïmonide souligne la centralité du renoncement à l’idolâtrie, il explique dans le Guide des Egarés que « le but principal de la Loi est d’extirper l’idolâtrie »[2] et ajoute dans le Mishné Torah [3]:

IV/ Le commandement qui proscrit l’idolâtrie a, à lui seul, la même importance que tous les autres réunis, selon le verset : « Quand, par erreur, vous n’aurez pas exécuté toutes ces ordonnances… » (Nb 15,22). La tradition nous a enseigné que ce texte vise l’idolâtrie. On en peut déduire qu’avouer l’idolâtrie revient à désavouer la Loi tout entière, tous les prophètes et tous les commandements dont ont été chargés les prophètes depuis Adam jusqu’à la consommation du monde, inversement, désavouer l’idolâtrie, c’est avouer la Loi tout entière, tous les prophètes et tous les commandements dont ont été chargés les prophètes depuis Adam jusqu’à la consommation du monde.
L’interdiction de l’idolâtrie est donc bien le commandement essentiel.

V/ Un Israélite pratiquant l’idolâtrie est assimilé sous tous les rapports au non-juif et non pas à l’Israélite qui se serait rendu coupable d’une transgression sanctionnée par la lapidation. Qui est passé au culte idolâtre a apostasié la Loi tout entière. De même les Israélites hérétiques ne sont plus à aucun égard, comptés pour Israélites.

L’ idolâtrie dans la culture

Dit autrement, l’homme est un animal culturel. Le processus d’humanisation passe par l’imitation d’une langue puis de gestes, d’une morale, puis de concepts qui nous permettent d’exister en dehors de la factualité animale. C’est cette imitation qu’on appelle Culture. Ce processus symbolique arrache l’homme à son animalité. Mais c’est justement de ce processus d’imitation qui n’a d’autre horizon qu’humain, fut-ce dans ses réalisations les plus prodigieuses,  les Empires, que celui qu’on appelle « Juif » se défie. Pourquoi ?  parce que le processus d’imitation mimétique, par la mise en miroir des désirs aboutit inévitablement à la guerre de tous contre tous, à la violence. Le prototype mythique de cette violence fondatrice et congénitale à la culture est le couple de frères ou de jumeaux : Abel et Caïn, Esaü et Jacob dans la Torah, Etéocle et Polynice à Thèbes, Romulus et Remus à Rome. Par sa particularité éthique signifiante –le kadosh, Le juif dénonce la violence qui habite toute culture et le processus idolâtrique de l’imitation de masse.

L’idole antique était naïve, une statue, les nôtres sont plus raffinées : surface financière, position sociale, culturelle, pratique spirituelle ou religieuse, sentiment d’appartenance à une élite républicaine…  L’idole, qu’elle soit populaire : le joueur de foot, la bimbo ou la It-girl ; ou élitiste : les voyages d’exception, une culture livresque, une aventure spirituelle extraordinaire…, survalorise le processus culturel d’imitation, elle en exalte l’apothéose dans le sacré. Le discobole grec fige l’ellipse parfaite du geste dans sa beauté ultime symbole de la perfection morale. Quand le joueur de foot court et que je suis sur mon canapé, il accomplit la perfection du geste. Le problème c’est que l’idole vit à ma place, quand je l’adore je crois exister mais en réalité j’échappe à ma propre liberté et j’oublie de vivre.

L’idole se dresse donc comme un dieu sous la main (un objet fait de main d’homme), une illusion d’humanité qui me permet de continuer à exister un instant comme un objet inanimé au milieu des objets sans accéder à ma liberté de sujet humain. Mais l’idole se révèle rapidement vaine. Elle a « une bouche mais ne parle pas, des yeux mais ne voit pas,  des oreilles mais n’entend pas, des narines mais en sent pas ».  Et en réalité « ils deviennent comme elles ceux qui les font ». (Psaume 115)

Pour la Révélation l’homme est déterminé par ce qu’il adore. Soit je vis déterminé par le monde des objets que la culture valorise comme désirables, au milieu de mes idoles ; sois je vis déterminé par une parole invisible qui m’engendre qui échappe au temps et à l’espace du monde phénoménal qui me conditionnent.

Chaque juif, chaque jour et à chaque instant, par choix libre est Abraham brisant les idoles de son père Téra’h. Le judaïsme n’est donc pas une religion parmi d’autres  ou la religion d’une autre culture, il fonctionne comme une fracture au sein même de la culture dont il dénonce la violence idolâtrique. Le converti, le guyour c’est celui qui retire l’avoda zara, le culte étranger dans sa propre culture. Il n’y a donc rien à gagner à être juif, la position du juif est forcément une position marginale et toute reconnaissance par la société et le monde est forcément suspecte.

L’idolâtrie n’est pas seulement l’adoration naïve de quelque statue de plâtre mais un processus de gens intelligents et raffinés, Maïmonide nous précise qu’Abraham s’opposa à la religion ambiante des Sabiens qui adoraient le soleil et son influence[4]. L’idolâtre qui adore les astres n’est donc pas un imbécile mais un astronome adepte des calculs complexes… le problème n’est pas sa science mais qu’il n’a d’autre horizon de sens que le cosmos. Il est un halluciné de l’immanence comme nous sommes aujourd’hui addict de consommation, de sexe ou de vaine reconnaissance sur les réseaux sociaux.

Mais une fois que l’homme a renoncé à l’idolâtrie « culturelle », il n’a encore parcouru qu’une partie du chemin. Car la vraie idolâtrie est en réalité religieuse. Maimonide raconte cela dans l’introduction de son commentaire des Pirké Avot :

Lorsqu’un enfant demande : Que me donneras-tu si j’étudie ? Et on lui répond qu’on lui donnera telle ou telle chose, car on sait que son manque de maturité l’empêche de considérer la valeur de la chose qu’il réalise et lui fait rechercher une fin à ce qui est déjà en soi une fin. On lui répond donc en fonction de l’étendue de sa stupidité, « réponds au sot selon sa sottise » (Prov. 26,  5). Et nos sages nous ont déjà avertis de ne pas poser comme fin et but de notre service et de notre accomplissement des commandements une autre chose qu’eux, quelle qu’elle soit, et c’est le sens du propos de cet homme parfaitement intègre, qui parvint au vrai,  Antigone de Sokho : « Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent le maître à condition de recevoir une gratification, mais soyez comme des serviteurs qui servent le maître à condition de ne pas recevoir de gratification »  (Pirqé Avot, chap. 1, mishna 3). Ce qui signifie qu’il faut croire en la vérité pour ce qu’elle a de vrai et c’est cela que l’on appelle “ servir par amour ”. Et les sages ont dit qu’il est écrit : « Heureux l’homme qui craint l’Éternel et qui désire ardemment ses commandements »  (Ps. 111, 1) -Rabbi Eléazar dit : Ses commandements et non le salaire des commandements (Avoda Zara 19a). N’est-ce pas la meilleure et la plus claire des preuves de tout ce que nous avons avancé ?[5]

Celui qui utilise le religieux pour exister, pour paraître, même à ses yeux, instrumentalise le spirituel et finalement l’Eternel lui-même. Il fait de Dieu un objet de ce monde, un outil à sa main, une pioche qui creuse sa tombe comme dit le Pirké Avot :

« Rabbi Tsadok disait : « Ne fais pas des paroles de la Torah une couronne pour t’enorgueillir ni une pioche pour creuser. Car ainsi a dit Hillel : ‘‘Celui qui se sert de la couronne de la Tora comme instrument périra.’’ D’où l’on conclura que celui qui tire un profit mercantile des paroles de Tora ôte sa vie du monde. »[6]

Le service désintéressé de D. et du prochain est la fin ultime de l’homme. Il n’y a aucune récompense à cela en dehors d’être un  être humain en ce monde et dans celui qui vient. « Heureux l’homme… » commence le premier psaume.

Tout homme qui renie l’idolâtrie est appelé Juif

Tout homme qui renie l’idolâtrie est appelé yehoudi (juif), nous dit le Traité Méguila. Cette affirmation un peu étonnante n’est pas une métaphore ou une hyperbole. Elle s’ancre dans des occurrences toraïques du mot yéhouda en constatant que ce mot ne signifie pas l’appartenance à la tribu de Juda mais désigne une façon de se situer face aux cultes étrangers. Nous dirions aujourd’hui une manière particulière d’exister dans la culture.

Si l’on en croit le Traité Meguila, être « juif » (yéhoudi) consiste en un seul principe : renier l’idolâtrie.

Ainsi le Talmud (Méguila 13 a) remarque que des Chaldéens déclarent à Nabuchodonosor à propos de ‘Hananya, Michaël et ‘Azarya : « Il y a des hommes (yéhoudim) qui n’adorent pas ton dieu » (Daniel 3, 12) ; et que ce mot ne signifie pas qu’ils ne sont pas de la tribu de Juda (Yéhouda) mais qu’ils sont appelés juifs (yéhoudim) parce qu’ils refusent de rendre un culte à une divinité étrangère. Celui qui refuse le culte ambiant est « juif ».

Plus étonnant encore, ce ne sont pas seulement des personnes issues du peuple d’Israël qui sont appelées juives mais la propre fille de Pharaon.

En effet, commentant le livre des Chroniques (1 Chroniques 4, 18) : « Et sa femme ha-Yehoudia enfanta Yéred, le père de Gdor, ‘Héver le père de Sokko, Yekoutil, le père de Zanoah’. Tels furent les fils de Bitya la fille de Pharaon que Mérèd avait prise »… le Traité Méguila s’interroge à propos de la fille de Pharaon qui a élevé Moïse après l’avoir sauvé de eaux : « Pourquoi l’appelle-t-on ha-yehoudia (la juive), Parce qu’elle renia l’idolâtrie ». Un certain rabbi Yo’hanan s’appuyant sur le verset « La fille de Pharaon descendit se laver dans le fleuve » (Exode 2, 5), dit « qu’elle descendit au fleuve pour se laver des idoles de la maison de son père ». Bref, elle descend dans le fleuve comme dans un Mikvéh pour se purifier de l’idolâtrie de son père Pharaon.

On se rappelle que Pharaon en plus d’une réputation bien connue de cruel collectionneur de briques est l’archétype du monarque idolâtre.  Alors qu’il commence à rêver Pharaon se voit « au-dessus du Nil » al aior « au-dessus du fleuve » (Genèse 41, 1) « au-dessus » et non pas «  sur la rive » comme traduisent la plupart des Bibles. Quand pharaon se prend à rêver il se voit divinisés, au-dessus de la vie qui irrigue l’Egypte de ses alluvions fertiles.

La sanctification du temps

Au bout de dix ans de vie monastique, devenu un moine aguerri,  je suis tombé amoureux d’une journaliste du 20h venue m’interviewer. A l’instant où je l’ai vue j’ai su qu’elle serait la femme de ma vie. Une fois de plus j’ai dû renoncer à toutes mes certitudes.

Elle avait deux enfants. Nous en avons fait deux autres. Je les ai tous élevés. Voici vingt ans que nous sommes ensembles. Elle avait des racines juives, j’étais moi-même un marrane de corse, nous l’avons découvert ensemble.

Quinze ans après avoir quitté le monastère, un samedi matin d’hiver, il avait neigé et la route était glacée. J’ai béni ma femme et mes enfants, pris mon talit et mon sidour, et, sans être bar Mitzvah j’ai poussé la porte de la synagogue juive orthodoxe séfarade au bout de ma rue.

Un peu surpris, la dizaine d’hommes qui étaient là, dont le rabbin Haïm Harboun qui deviendra mon maitre m’ont accueilli.

C’est ainsi qu’il y a cinq ans j’ai commencé à pratiquer le Shabbat et petit à petit retrouvé les gestes et les mots d’un judaïsme enfoui dans ma mémoire, comme un amnésique sort d’un profond sommeil. Le chemin de ma vie serait trop long à raconter ici et nous emmènerait trop loin mais ce second épisode rejoint ce que je viens de dire de l’idolâtrie.

L’animal humain laissé à lui-même court à ses idoles dans une existence vouée à la mort. En effet, le désir de vivre dont je parlais au début de cet article est lié au temps. Vivant dans le temps, nous attendons la réalisation de nos désirs. Mais en réalité le temps qui passe en même temps qu’il nous rapproche que l’objet de notre désir nous rapproche aussi de leur négation radicale, la mort. La mort menace en permanence le désir de vivre. Le temps du désir qui est le temps de l’homme est donc un processus mortel ; et comme le temps nous tue, nous cherchons à l’oublier. C’est d’ailleurs la principale fonction de l’idole. Ne dit-on pas « tuer le temps » quand on s’ennuie ? L’idole qui vit à ma place me libère de mon obligation d’humanité. La mistvah rend à l’instant humain sa densité en le libérant de la tyrannie du désir d’exister.

Etre juif consiste à prendre la responsabilité du temps. Toute la vie juive est une sanctification du temps par les mitsvoth, les fêtes, le Hosh Hodesh…. Dans la mitsvah chaque juif sanctifie les temps, fixe l’instant dans l’Eternité. Le Shabbat est bien sûr le rite privilégié de cette sanctification du temps.[7] Celui qui pratique le Shabbat s’éloigne des désirs de ce monde pour une journée. Cette manière d’agir  consacre D. comme l’Éternel, le maitre du temps. Mon maître Haïm Harboun a dit un jour que « sans l’homme Dieu en serait pas l’Eternel ».

Le Shabbat célèbre comme chacun le sait la Création du monde et la sortie d’Egypte, c’est-à-dire du pays de l’idolâtrie et de son esclavage. Ce n’est pas un hasard si l’ordre de le garder mentionné juste après l’idolâtrie du veau d’Or. Celui qui le profane nie l’éternité de Dieu.

Le Shabbat est le commandement central et la pierre angulaire du Judaïsme car, là encore, il s’agit d’un processus de renoncement à l’idolâtrie. Celui qui célèbre le Shabbat reconnait D. comme le Créateur du Monde et maître du temps  et de sa vie, il en abandonne la mesure pour la laisser à l’Éternel. Selon nos sages, tout homme qui garde le shabbat est appelé juif (Shomer shabbat). On le voit donc la rejet de l’idolâtrie est liée à la sanctification du temps.

Tout homme qui renie l’idolâtrie est appelé yehoudi (juif), cela me semble le grand principe du judaïsme. Je l’ai fait mien.

[1] Au point que Nahmanide défend que le bnei Noah est obligé au Kiddoush haShem plutôt que de profaner le Nom.

[2] Guide des égarés, III, 30.

[3] Michné Torah, Livre de la Connaissance, chapitre II, « Qu’il est interdit de rendre un culte à rien de ce qui est créé… »Traduction de Valentin Nikiprowetzky et André Zaoui (Le livre de la connaissance, Quadridge/PUF, 196, pg. 232.

[4] Guide des égarés, III, 29.

[5] Michna im Perouch Harambam, éd. Kappah, Jérusalem, 1963, vol.  2, p. 134-136, traduction Eric Smilévitch

[6] Pirké Avot 4, 7

[7] Voir Gérard Haddad et Didier Long, Tu sanctifieras le jour du repos, Salvator 2012.

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