A L’ATTENTION DES PARTICIPANTS DU GROUPE FACEBOOK MEMORIA EBRAICA DI A CORSICA
Bastia il y a une semaine
A l’aube, quand le premier bateau rentre dans le port de Bastia derrière le clocher de Saint Jean il lance un coup de corne de brume qui réveille la ville.
Depuis mon enfance cette vue des toits de Bastia à partir du toit terrasse du tout petit appartement de ma grand-mère en haut de la rue du Castagno me hante l’esprit. A gauche on voit le clocher de l’église Saint Jean et en bas la rue du Castagno, celle de la synagogue rabbi Méir, qui s’enfonce vers le vieux port et la mer.
Là-haut dans le grenier il y a une armée de clés accrochées au poutres du toit censées nous « protéger » m’avait dit ma grand-mère enfant. Mais de quoi ? De quelles maisons ouvraient-elles les portes ? Cette femme, veuve trés jeune, très pieuse disait les prières pour chasser le mauvais œil, allumait une veilleuse dans de l’huile les jours de fête…. et nous envoyait un cédrat à Noël.
J’ai passé 10 ans cloitré en silence dans une cellule de 10 mètres carré dans la forêt du Morvan. On a le temps de réfléchir. Cette vue des toits de Bastia revenait dans ma prière. L’appel des cloches qui rythmaient ma vie de moine se confondait parfois avec celles du clocher de Bastia. Comme un mystère que je n’arrivais pas à percer.
Un jour j’ai arrêté de regarder le clocher dans le ciel et je me suis demandé ce qui se passait dans la rue en bas de chez moi, dans mes profondeurs, Pourquoi Méir ?
Rabbi Méïr est un Sage de la Mishna (IIè siècle) très émouvant. Mort en Aise Mineure, il avait demandé à ses disciples de l’enterrer sur la côte faisant face à celle de la Judée « afin que la mer qui lave la terre de mes pères touche aussi mes os » rapporte le Talmud[1]. Rachi au Moyen Age, interprète le « Quand pourrai-je marcher devant le Seigneur, sur la terre des vivants ? » du psaume en disant que « la terre des vivants » c’est eretz israël.
J’ai creusé, creusé, et peu à peu je me suis retrouvé non pas chrétien mais juif, comme une sorte d’évidence qui reliait la Corse d’où viennent les miens et la terre des vivants. J’allais à Jérusalem… c’était un peu comme chez nous. Mitsva après mitsva je découvrais la halakha, le chemin, et peu à peu je comprenais, je revenais à la maison. C’était tellement étrange de construire ma cabane à Souccot et de prendre le cédrat et le loulav… Je retrouvais le cédrat de mon enfance, les palmes, la myrte (du féminin en corse), l’olivier… comme un amnésique se souvient. Tout remontait avec pleins d’émotions.
Un jour en 2014 le dimanche de Pessah, le Rabbin Harboun m’a appelé.
« Didier, tu ne devineras pas où je suis…
– Non ?
– A Bastia, dans la synagogue de ta rue. J’ai emmené un miniane avec moi en bus et nous avons ré-ouvert la synagogue en bas de chez ta grand-mère.
– C’est comment ?
– C’est mignon comme tout. Nous avons sorti les rouleaux de la Torah.
– Et les Corses que disent-t-ils ?
– Ici ce n’est pas comme en France, les gens sont gentils comme tout ; on s’est assis à une terrasse sur le port et même avec nos kippas les gens sont venus vers nous. Ils doivent être juifs.
– Tu en es sûr rabbi ?
– Que Dieu te bénisse fiston ! »

C’était extraordinaire que mon maître dans le judaïsme aille à plus de 80 ans chercher pour moi là-bas ce secret, comme si la boucle était bouclée. Pour lui tout cela n’avait rien d’étrange.
Alors j’ai écrit un livre pour raconter tout cela comme une bouteille à la mer : Des noces éternelles un moine à la synagogue.
Vous imaginez ma surprise quand le soir de la Hilloula de Rabbi Méïr un homme m’a envoyé un SMS. Le SMS disait : « Mon frère Benny et moi Guy Sabbagh sommes les petits fils du Rabbi Méir Tolédano né à Bastia en 1938 qui a été le rabbin de Bastia pendant 50 ans et qui y est enterré ».
Benny et Guy ont débarqué un lundi soir dans mon bureau m’apportant une pile de lettres et de télégrammes, ceux de a communauté de Bastia arrivée en 1915, ils voulaient organiser une journée de remerciement à la Corse et me demandaient mon aide.
Ils me montrèrent alors la méguilah d’Esther de leur grand-père surmontée d’une colombe. Il faut savoir qu’Esther est la reine des marranes car elle a vécu cachée et a sauvé son peuple.
On peut lire Méïr gravé en bas à droite de la Méguilah
Le lendemain même à midi, sans que nous nous soyons concertés, le rabbin Harboun m’a appelé de Marseille pour me passer une dame, Martine Yana, responsable du Centre communautaire à Marseille. Elle voulait « Contacter les juifs de corses de 1915 pour une exposition en mars prochain ». Elle me parla des lettres qu’elle avait obtenues par l’Alliance. La coïncidence était étrange, je lui dis qu’ils étaient venus me voir la veille et lui décrivait le contenu des lettres en sa possession… les mêmes que celles des Sabbagh. Etrange coïncidence.
Nous nous sommes ensuite réunis avec le rabbin Harboun et Martine a proposé de lancer un groupe facebook sur la mémoire des juifs de corse. Ce que j’ai fait.
Je sais maintenant qu’il y a un amour très profond qui unit les peuples Corse et Juif. Il est très probable que de nombreux marranes sont arrivés en Corse à partir de 1492. C’est ce qui a fait de moi et de beaucoup d’entre nous : « une âme juive dans un corps de chrétien » comme dit m’a dit au départ mon ami le Rav Haïm Korsia alors que tout cela me troublait. Nous sommes comme les toits de Bastia avec un clocher dans le ciel et une synagogue au fond de nous. De mon côté, Corse, j’ai décidé de revenir sous les ailes de la Shékhina de notre peuple, Israël.
Nous sommes de très nombreux judéo-corses en Israël en Amérique, en Corse et sur le continent. L’âme juive vibre en nous, elle se rallume comme l’étincelle sous la cendre. L’Éternel ne nous a pas abandonnés. Car si nous, nous pouvons oublier, D. Lui, n’oublie pas ses enfants dispersés. L’âme juive est éternelle.
« Or, quand te seront survenus tous ces événements, la bénédiction ou la malédiction que j’offre à ton choix; si tu les prends à cœur au milieu de tous ces peuples où t’aura relégué l’Éternel, ton Dieu, que tu retournes à l’Éternel, ton Dieu, et que tu obéisses à sa voix en tout ce que je te recommande aujourd’hui, toi et tes enfants, de tout ton cœur et de toute ton âme, l’Éternel, ton Dieu, te prenant en pitié, mettra un terme à ton exil, et il te rassemblera du sein des peuples parmi lesquels il t’aura dispersé. Tes proscrits, fussent-ils à l’extrémité des cieux, l’Éternel, ton Dieu, te rappellerait de là, et là même il irait te reprendre. Et il te ramènera, l’Éternel, ton Dieu, dans le pays qu’auront possédé tes pères, et tu le posséderas à ton tour; et il te rendra florissant et nombreux, plus que tes pères. Et l’Éternel, ton Dieu, circoncira ton cœur et celui de ta postérité, pour que tu aimes l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur et de toute ton âme, et assures ton existence. » (Dt 30, 1-6)
En bas de la rue du Catagno il y a une semaine
[1] Talmud de Jérusalem, Kilayim 9, 4