Le commentaire de la Sidra par le Rabbin Harboun et DL
Quand tu entreras dans la vigne de ton prochain, tu pourras manger des raisins à ton appétit, jusqu’à t’en rassasier; mais tu n’en mettras point dans ton panier. (Dt 23, 25) Quand tu vendangeras ta vigne, n’y grappille pas après coup; ce sera pour l’étranger, pour l’orphelin, pour la veuve. (Dt 24, 21).
Le combat contre les pulsions et la vraie guerre
La sidra Ki-tetsé commence ainsi : Ki Tétsé lamiléama, quand tu partiras en guerre. Pourquoi : quand « TU » ? ». Pourquoi pas Ki-Tétséou : quand VOUS partirez à la guerre ? A-t-on déjà vu un homme partir seul à la guerre ?
Cette formulation a interpellé nos Sages qui ont compris cette guerre comme une guerre très particulière, celle contre le monde des pulsions intérieures. En effet nos pulsions nous entrainent souvent bien loin d’où nous aurions voulu aller. Elles semblent parfois irrépressibles. Quand le monde de ses pulsions domine un individu c’est la définition même de l’addiction. La guerre dont il est parlé ici selon une première explication est celle contre un ennemi qu’on doit vaincre et pour rester maître chez soi. Cet ennemi à maîtriser ce sont les pulsions égoïstes qui nous dominent. Le Yotser hara désigne non pas le « mauvais » penchant comme certains traduisent –vous avez déjà vu quelqu’un pencher du mauvais côté et tomber ? mais plutôt nos pulsions profondes sans limites, nos appétits incontrôlés.
Autre explication de nos sages : il s’agit bien d’une guerre réelle.
Hors la première réaction de l’homme en guerre, c’est la peur de perdre sa vie. Fragilisé dans le cœur de ce qui fait l’estime de soi, cet homme va vouloir vivre à tout prix : « Mangeons et buvons car demain nous mourrons »[1] (Is 22, 13) devient sa devise comme l’expliquent nos Sages.
Alors dès qu’il voit la « belle captive », le premier réflexe de cet homme avide d’être, est de se servir en la violant… Puisqu’il n’a plus rien à perdre, autant en profiter ! C’est le début de notre Sidra. Et le début du désir humain.
Des péricopes sans lien logique, un seul fil psychologique
Quand tu iras en guerre contre tes ennemis, que l’Éternel, ton Dieu, les livrera en ton pouvoir, et que tu leur feras des prisonniers; si tu remarques, dans cette prise, une femme de belle figure, qu’elle te plaise, et que tu la veuilles prendre pour épouse, tu l’emmèneras d’abord dans ta maison; elle se rasera la tête et se coupera les ongles, se dépouillera de son vêtement de captive, demeurera dans ta maison et pleurera son père et sa mère, un mois entier. Alors seulement, tu pourras t’approcher d’elle et avoir commerce avec elle, et elle deviendra ainsi ton épouse.S’il arrive que tu n’aies plus de goût pour elle, tu la laisseras partir libre de sa personne, mais tu ne pourras pas la vendre à prix d’argent: tu ne la traiteras plus comme esclave, après lui avoir fait violence (Dt 21, 10-14)
Face au délire d’appétit sexuel du combattant qui se vit déjà comme mort la Torah ne dit pas « non ! STOP ! ». Elle sait que cette pulsion incontrôlable de l’homme en état de fragilité mentale extrême qui n’a plus aucune valeur à ses propres yeux ne peut être stoppée net par la raison, impuissante face au torrent émotionnel. La Torah raconte le désir avide dans toute sa crudité : une belle femme captive et à sa merci, le fantasme masculin absolu, la « femme-objet » parfaite… « esclave » du désir de l’homme.
Alors la Torah propose une sorte de négociation avec le désir qu’explicite Rachi :
Elle fera ses ongles Elle les laissera pousser pour s’enlaidir (Sifri).
Elle ôtera le vêtement de sa captivité Parce que ses vêtements sont beaux. Car les filles des païens s’embellissaient pendant les guerres afin d’entraîner les autres à se prostituer avec elles.
Elle demeurera dans ta maison Dans la partie de la maison dont il se sert : Il bute sur elle quand il rentre, il bute sur elle quand il sort, il la voit telle qu’elle pleure, il la voit dans sa laideur. C’est pour qu’il en soit dégoûté.
Elle pleurera son père Pourquoi tout cela ? Pour que la fille d’Israël soit dans la joie tandis qu’elle est dans la tristesse, pour que la fille d’Israël soit rendue plus belle tandis qu’elle s’enlaidit.
« Il bute sur elle quand il rentre, il bute sur elle quand il sort, il la voit telle qu’elle pleure ». Il s’agit face au raz de marée du fantasme qui veut tout, tout de suite, de rétablir du réel et de la durée. Tu la prendras mais attend un peu… juste un mois. L’homme bute sur le corps de la femme, sur le réel. Il est peu à peu ramené à la réalité à sa propre fragilité de créature et retrouve ses esprits.
Car à force d’attendre, de se retrouver confronté à la faiblesse de la femme, à sa misère, l’idole féminine, ce « tout » qui aurait pu étancher le désir de l’homme assoiffé, l’idole se dégonfle. La femme est un autre lui aussi faible et pas le dieu qui l’a subjugué un instant.
Dès lors la raison reprend la main. Et l’homme doit envisager les conséquences de ses actes. Rachi, dès le début de l’épisode explique que les épisodes de la belle captive, de la femme aimée et de l’autre délaissée et du fils rebelle sont les conséquences les uns des autres :
« Ce sera, si tu ne la désires pas » Le texte t’annonce que viendra un jour où tu la haïras.
La Tora ne stipule ici que pour tenir compte du yotser hara (Qiddouchin 21b). Car si le Saint béni soit-Il ne la lui avait pas permise, il l’aurait épousée malgré l’interdiction. Mais s’il l’épouse, un jour viendra où il la haïra, comme il est écrit dans la suite : « Lorsque seront à un homme deux femmes, l’une aimée et l’une haïe… » (verset 15), et un jour viendra où il engendrera avec elle un fils indocile et rebelle (verset 18). Voilà pourquoi ces [trois] paragraphes se suivent les uns les autres.
Suit donc l’épisode de la femme délaissée, qui n’est bien-sûr autre que « la belle captive » quelques années plus tard… la vie est longue.
Si un homme possède deux femmes, l’une qu’il aime, l’autre qu’il dédaigne; si l’une et l’autre lui donnent des enfants, et que le fils premier-né se trouve appartenir à la femme dédaignée, le jour où il partagera entre ses fils l’héritage de ce qu’il possède, il ne pourra point conférer le droit d’aînesse au fils de la femme préférée, aux dépens du fils de la dédaignée qui est l’aîné. C’est le fils aîné de la dédaignée qu’il doit reconnaître pour tel, lui attribuant une part double dans tout son avoir; car c’est lui qui est le premier fruit de sa force, à lui appartient le droit d’aînesse. (Dt 21, 15-17)
La Torah nous enseigne là à envisager les conséquences de nos actes pas seulement sur notre champ de bataille spirituel personnel mais aussi pour nos descendants. Cette polygamie théorique a des conséquences. Le fils de la dédaignée sera forcément un rebelle, un « moins que rien » à ses yeux puisque sa mère ne vaut pas grand-chose aux yeux de son père… et qui voudra exister par n’importe quel moyen fut-ce au détriment de la société dans l’addiction du « stade oral » le plus régressif à la boisson ou à la ripaille :
Si un homme a un fils libertin et rebelle, sourd à la voix de son père comme à celle de sa mère, et qui, malgré leurs corrections, persiste à leur désobéir, son père et sa mère se saisiront de lui, le traduiront devant les anciens de sa ville, au tribunal de sa localité, et ils diront aux anciens de la ville: « Notre fils que voici est libertin et rebelle, n’obéit pas à notre voix, s’adonne à la débauche et à l’ivrognerie. » (Dt 21, 18-20)
De cet enfant glouton sans limites qui refuse d’obéir à ses parents la Torah dit qu’il faut le lapider… hors selon nos sages on n’a jamais lapidé quelqu’un en Israël. Cela veut dire que si cet enfant se comprend comme un vaurien, quelqu’un de complètement dévalorisé à ses yeux et donc capable de n’importe quoi. Il est « mort ». Et déjà « mort » il n’a plus rien à perdre. Il peut se faire sauter avec une bombe par exemple en tuant des innocentes et des innocents pour être une star un quart d’heure à la télé.
Dans ce cas dit le Talmud on appelle ses parents. Car ce sont eux qui sont coupables qui ne l’ont pas aimé, qui n’ont pas perdu du temps pour cet enfant, qui ne lui ont pas parlé. Cet enfant est donc « mort pour la société » et c’est ce que signifie la lapidation « hors du camp », c’est-à-dire l’exclusion sociale. Cette lapidation n’est pas une peine suite à un jugement mais la simple constatation que cet enfant est mort socialement. Et on convoque les parents car ce sont eux les responsables. C’est l’avidité du père qui a méprisé la mère, (celle qui était autrefois la belle captive et dont la présence est maintenant un reproche vivant et permanent de son désir vains) qui conduit à la dévalorisation du fils et aux drames en tous genres, conséquences de toutes les addictions.
La Torah raconte simplement l’enchaînement de cause à effet et le cercle vicieux qui peut se mettre en oeuvre.
Rachi observe :
Et le fils indocile et rebelle est mis à mort à cause de ce qui [ne manquera pas d’arriver] un jour, car la Tora a pénétré au plus profond de sa psychologie : Un jour viendra où il dilapidera le patrimoine de son père et, cherchant en vain à assouvir ses passions, il se tiendra à la croisée des chemins et détroussera les passants. La Tora dit : « Qu’il meure innocent plutôt que de mourir coupable ! » (Sanhèdrin 70a à 71b).
La limite
Toute la suite de la Paracha raisonne sur les limites à mettre en place pour ne pas réduire quelqu’un (et à commencer par un animal !) à néant dans un état de servitude et de dépendance. La Torah limite l’exploitation de l’animal de la femme sans défense, de l’ouvrier, du faible, du pauvre qui n’a que son habit et son outil de travail.
« Tu ne dois pas voir le bœuf ou la brebis de ton frère égarés et te dérober à eux: tu es tenu de les ramener à ton frère. Que si ton frère n’est pas à ta portée, ou si tu ne connais pas le propriétaire, tu recueilleras l’animal dans ta maison, et il restera chez toi jusqu’à ce que ton frère le réclame; alors tu le lui rendras. Et tu agiras de même à l’égard de son âne, de même encore à l’égard de son manteau, de même enfin à l’égard de toute chose perdue par ton frère et que tu aurais trouvée: tu n’as pas le droit de t’abstenir
Tu ne dois pas voir l’âne ou le bœuf de ton frère s’abattre sur la voie publique et te dérober à eux: tu es tenu de les relever avec lui.
L’homme doit aussi fixer des limites à son désir glouton pour préserver la vie animale ou végétale :
Si tu rencontres en ton chemin un nid d’oiseaux sur quelque arbre ou à terre, de jeunes oiseaux ou des œufs sur lesquels soit posée la mère, tu ne prendras pas la mère avec sa couvée: tu es tenu de laisser envoler la mère, sauf à t’emparer des petits; de la sorte, tu seras heureux et tu verras se prolonger tes jours.
N’ensemence pas ton vignoble de graines hétérogènes, si tu ne veux frapper d’interdit la production entière: le grain que tu auras semé et le produit du vignoble.
Quand tu entreras dans la vigne de ton prochain, tu pourras manger des raisins à ton appétit, jusqu’à t’en rassasier; mais tu n’en mettras point dans ton panier. (Dt 23, 25)
Si tu as fait à ton prochain un prêt quelconque, n’entre point dans sa maison pour te nantir de son gage. Tu dois attendre dehors, et celui dont tu es le créancier t’apportera le gage hors de chez lui. Et si c’est un pauvre, tu ne dois pas te coucher nanti de son gage: tu es tenu de le lui rendre au coucher du soleil, pour qu’il puisse reposer sous sa couverture et qu’il te bénisse; et cela te sera compté comme une bonne œuvre par l’Éternel, ton Dieu
Ne cause point de tort au journalier pauvre et nécessiteux, que ce soit un de tes frères ou un des étrangers qui sont dans ton pays, dans l’une de tes villes. Le jour même, tu lui remettras son salaire, avant que le soleil se couche; car il est pauvre, et il attend son salaire avec anxiété
Il s’agit à chaque fois de poser une limite à mon désir de prendre, de protéger par une limite (la loi) la faiblesse de l’animal, du pauvre qui n’a que son manteau, de protéger la vierge qui sa fait violer, l’innocente qui est accusée à tort ; de protéger la vie, fut-ce celle des oiseaux, pour qu’elle se poursuive.
Il s’agit de construire une « haie autour de la Torah » comme dit le Pirqé Avot, c’est à dire de définir des préceptes qui entourent les grands commandements pour les protéger. Le textes parle de ces limites, de ces barrières qui protègent la vie par images :
Quand tu bâtiras une maison neuve, tu établiras un appui autour du toit, pour éviter que ta maison soit cause d’une mort, si quelqu’un venait à en tomber.
Ces péricopes s’enchaînent avec une logique rigoureuse. Rachi commente :
« Quand tu construiras une maison neuve Si tu observes la mitswa de « renvoyer la mère », un jour viendra où tu construiras une maison neuve et où tu observeras la mitswa du « parapet ». Car toute mitswa crée [l’occasion d’en observer] une autre. Et tu en viendras à un vignoble (verset 9), à un champ (verset 10) et à de beaux vêtements (verset 11). Voilà pourquoi ces versets se font immédiatement suite.
Un parapet Une balustrade autour du toit (Mo‘éd qatan 11a). Le Targoum Onqelos rend ce mot par un terme signifiant : « écrin », comme un écrin protégeant son contenu. »
La Torah est un écrin pour la vie. La faiblesse de l’animal, d’autrui, m’oblige, je ne peux fermer les yeux. « Tu ne pourras pas te cacher : En fermant tes yeux comme si tu ne l’avais pas vu. » précise Rachi.
Et le frère n’est pas seulement l’autre juif mais tout homme dit le Talmud.
Et il faut faire une lecture historique de ces récits. Rappelez-vous qu’à cette époque en Europe l’homme court tout nu dans la forêt à la recherche de sa proie pour seulement survivre. On voit à quel point la Torah est donc novatrice dans ce monde grégaire ! Et en ce début de XXIeme siècle alors que la Torah nous dit de protéger la mère de l’oiseau pour que l’espèce se poursuive, nous sommes à l’heure de a déprédation massive des espèces, dont la moitié auront disparu à la fin de ce siècle je vous les rappelle !
Amalec, l’homme sans limite
Et notre paracha se termine ainsi, car tous ces épisodes apparemment juxtaposés sans raison sont liés par un même fil psychologique qui conduit du début à la fin :
Souviens-toi de ce que t’a fait Amalec, lors de votre voyage, au sortir de l’Egypte; comme il t’a surpris chemin faisant, et s’est jeté sur tous tes traînards par derrière. Tu étais alors fatigué, à bout de forces, et lui ne craignait pas Dieu. Aussi, lorsque l’Éternel, ton Dieu, t’aura débarrassé de tous tes ennemis d’alentour, dans le pays qu’il te donne en héritage pour le posséder, tu effaceras la mémoire d’Amalec de dessous le ciel: ne l’oublie point (Dt 25, 17-19)
La Torah met une limite (explication de Maxime Ouanounou). Qui est Amalek ? c’est celui qui attaque les pauvres et les faibles, les femmes et les enfants à l’arrière-garde d’Israël. Cet homme est irrécupérable pour D. car il n’a pas aucune limite. On le remarque avec le récit de la « belle captive », en début de cette sidra, même la guerre a des limites et de règles On ne peut pas faire n’importe quoi sans limite pour assouvir ses pulsions sadiques. Amalec c’est celui qui n’a plus aucune limite, celui dont l’empathie ne se réveille plus quant il massacre des gens faibles (Cf en Syrie). Parcequ’au fond de lui cet homme est définitivement mort, il est lapidé au sens où il a une pierre à la place du coeur, et la flamme de la compassion, la crainte de Dieu, ne pourra pus se réveiller en lui.
C’est la leçon psychologique de cette Sidra qui nous raconte comment la Torah met des limites à nos pulsions non pas pour nous diminuer ou nous harceler, mais pour vivre en plénitude une vie digne de ce nom.
[1] Voilà que chez vous tout est plaisir, allégresse, tuerie de bœufs, égorgement de moutons, mangerie de viandes, beuverie de vin: « Mangeons et buvons, dites-vous, car demain nous mourrons. »