On est ce que l’on mange. On mange ce que l’on devient. Dis moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es. Qui ne se souvient de l’odeur d’un plat de sa mère, de sa grand-mère… ou de sa femme ? L’odorat est le goût le plus spirituel pour le judaïsme.
Le Seder de Rosh Hashana dimanche soir est le lieu par excellence où le peuple juif « mange des paroles de la Torah ». Nous publierons donc, ces prochains jours trois témoignages sur ce sujet vital de la nourriture.
Et d’abord la réflexion d’Olivier Long, artiste peintre (voir son site) et Maître de conférence en arts à la Sorbonne… en direct de son jardin potager.
Les bénédictions de la terre
Textes et photos de Olivier Long,
D’où vient la ratatouille ? Telle est la question.
Ce que ne peut voir le citadin, c’est la profusion qui envahit les jardins en cette fin d’été. Les courgettes ont subitement grossi dans la lumière de la clairière, les aubergines gonflent comme par enchantement (alors qu’on n’attendait plus leur venue), les dernières tomates rougissent dans le crépuscule de septembre, les haricots sont devenus si bedonnants qu’on les ramasse à la pelle, les pommes du verger font ployer les branches et manquent de rompre le tronc qui les porte. Je ne parle même pas des champignons (pour lesquels personne n’a jamais travaillé) : ils s’invitent d’eux-mêmes à la fête. Les paniers sont pleins et c’est comme si la nature mettait les bouchées doubles avant l’hiver redouté. Ce qu’on ressent à ce moment, c’est que nous récoltons bien plus que nous n’avions semé, la terre travaille plus puissamment que nous.
Et voilà qu’à l’écart de la clairière sont venues s’installer quelques caravanes. Une angoisse s’empare brusquement du lieu. Des récoltants supplémentaires viendraient troubler la fête ? C’est la panique. Les consignes sont strictes : bouclons les portes avant que les voleurs de poules ne se transforment en voleur de pommes (et de courgettes !). Sinon : Adieu ratatouille chérie !
C’est aussi l’époque où l’on récupère les graines. Lorsque l’ on coupe les légumes pour la ratatouille, c’est le moment de prélever les précieuses semences pour la prochaine récolte. Celle-ci aura lieu dans un an, et c’est en préparant cette ratatouille, en séparant les graines du fruit qu’on comprend que l’hiver ne sera qu’un moment. Car il suffit de faire sécher les graines pour entrevoir que cette ratatouille en annonce d’autres. Pendant que mijotaient les légumes, lorsque l’on trie les graines, se répand le délicieux fumet qui promet en plus de ce dîner une année d’espoir et d’abondance. Collecter les graines énonce la possibilité d’un avenir. La nature ne donne donc pas simplement le fruit, elle donne le fruit qui produit le fruit pour la récolte suivante, ainsi jusqu’à la fin des temps. Tout se passe par supplément, gratuitement.
Revenons à nos caravanes. Nous avons travaillé dur pour obtenir ces fruits qui feront grandir nos enfants, c’est pourquoi nous exécrons le vol. Mais pourquoi devrions-nous couvrir nos courges comme une poule protège ses poussins ? La nature nous a donné de quoi manger et le surplus qui nous permettra les repas des saisons suivantes. Mais pourquoi vivre avec la peur au ventre, comme celui qui vient de découvrir un trésor veut immédiatement le cacher? Croire que le surplus nous appartient, n’est-ce pas là la source de cette angoisse ? Ce surplus, nous nous l’approprions par avance comme s’il était la production de notre propre travail. Mais comme il n’en est rien, ce qu’il produit en prime, c’est l’angoisse d’une perte.
Tant qu’elle ne sidère pas, cette angoisse questionne sur ce que nous avons peur de perdre. Devant une telle profusion, on peut se demander si un surplus n’en cache pas un autre. Il y a un surplus de récolte, la récolte produit un surplus de semence, mais quel surplus produit lui-même ce surplus qu’est la semence ? Quelle supplémentation, produit le supplément qui opère le surplus ? Il s’avère impossible de voir d’un seul coup d’œil ce qui produit la graine, ce qui donne le fruit, ce qui donnera le prochain fruit, et ce qui produira les prochains fruits jusqu’à la fin des temps. Cet abîme laisse muet. Il peut faire peur. Dans ce cas, nous voilà réduit au silence. Mais à la réflexion, ce que nous trouvons normal de prendre pourquoi ne devrions-nous pas aussi le rendre ? C’est ainsi que le don produit le remerciement qui est le vrai surplus de récolte.
Le remerciement est un devoir, parce qu’il force à penser que l’intégralité de la récolte ne nous appartient pas. Le processus qui produit la récolte nous échappe par sa profusion. C’est pourquoi la récolte nous laisse entrevoir le surplus qui fait de nous autre chose que de simples prédateurs. Celui qui achète un téléphone portable en ville le paie avec l’argent de son travail, personne ne gagne rien à l’affaire. Le seul supplément produit par l’opération est l’artifice d’une plus-value souvent arbitraire qui fait l’objet de la transaction. À quoi bon remercier quand personne ne vous donne rien? Le sourire gêné du commerçant, le fait que nous nous confondions en politesses et excuses de toutes sortes en sortant de la boutique, indique bien qu’il s’agit d’une prédation qui aurait pu mal se terminer. C’est pour éviter cette violence que nous faisons assaut d’urbanité dans le monde des villes.
Alors qu’un processus de supplémentation accompagne toute germination, à rebours du circuit des échanges citadins, ce que donne à voir le travail du jardin, (à fortiori de manière encore plus évidente quand un citadin -comme moi- se met au travail de la terre) c’est un perpétuel phénomène de supplémentation gratuite. Cet effort oblige à envisager une relation au monde et aux êtres qui soit autre chose que la simple prédation. Nommons cette relation « bénédiction », elle est obligatoire parce qu’elle travaille à rebours de notre condition naturelle de prédateur.
Revenons maintenant à nos graines. Ce matin les voilà sèches, leur ventre bombé annonce les prochaines semailles ; de plus, il reste aussi de la ratatouille pour toute la semaine. Ultime surplus : les caravanes sont reparties et personne ne nous a rien volé. Finalement, on peut se demander si la peur des voleurs de poules, ne nous accompagne pas comme notre ombre; et si les gitans, c’était nous ?
Chacun n’est qu’un mendiant.
Demain, saison 2 : A la recherche du temps perdu ou comment deux universitaires ont produit les liqueurs oubliées de Myrte et de Cédrat (casher) pour Soukkot en Sardaigne