Tisha Be Av 5777/ Ludareddu, 31 Juillet 2017
Celui qui ne connait de la Corse que les plages de sable fin et la grande bleue turquoise comme aux Antilles ne peut comprendre ce qui s’est passé ici. Il y a cinq siècles des pirates turcs dont le célèbre Dragut mouillaient dans ce golfe. Des bateaux de Constantinople faisaient escale remontant jusqu’à Zonza emmenant des autochtones vers la barbarie, les marchés d’esclaves et de galériens d’Alger. Les juifs en bout de course arrivaient ici avec juste un billet aller…
Ainsi, en Novembre de l’année 1579, 150 familles marranes venues de la cote ligure et de Vintimille, qui firent naufrage en route, tentèrent de Fonder La Nouvelle Vintimille : Vintimillia la nuova, autrement dit Porto Vecchio (voir ici leur histoire : https://memoriaebraica.com/sefarades-de-1492/)
Ludareddu
Le 31 juillet au soir, veillée de la ticha beAv juive cette année (le jour juif commence au coucher du soleil) a lieu une étrange cérémonie à Porto-Vecchio (Portivecjhu, Corse du Sud). Un bonhomme de paille et de liège est sommairement jugé, puis on le promène dans les rues de la ville sur une carriole sous les lamentos éplorés de la foule, enfin il est brûlé sur un bûcher devant l’église ou aux Salines. Cette fête s’appelle Ludareddu, « petit juillet ».
Fait étrange, personne n’a jamais été brûle en Corse par l’Inquisition à la Renaissance, et pourquoi un 31 juillet ?
Comme je l’explique dans Mémoires juives de Corse, Il s’agit d’un de ces milliers de souvenirs marranes laissés en Corse comme autant de traces de mémoire par les familles des juifs chassés d’Espagne et du Portugal qui se sont intégrés à la population d’île au XVIè siècle à la faveur de la colonisation de peuplement génoise. La Corse comme la Crimée (famille juive de Ghisolfi[1]) est gérée par la banque Saint Georges, ce sont des verrous stratégiques pour Gênes.
Les tours génoises qui entourent la Corse et la protégeaient des pirates turcs construites au XVIe siècle.
Il se trouve que ce soir c’est aussi la fête juive de Ticha Be Av et que ce 31 aout est aussi la date de l’édit d’expulsion des juifs d’Espagne en 1492. Signalons au passage que 10 de ces familles de la Riviera ligure ont été envoyées à Ajaccio en 1992 pour fonder la ville.
Que s’est-il donc passé ?
1492
Le 31 juillet 1492 l’édit d’expulsion des juifs d’Espagne décidé par le Roi Ferdinand de Castille et la Reine Isabelle d’Aragon, conseillés par Torquemada l’Inquisiteur de Séville et leur confesseur depuis 1482, arrive à expiration. Le plus grand nettoyage ethnique d’Europe vient de commencer.
Les juifs sont en Espagne depuis que le roi Salomon a installé des comptoirs à Séfarade (Espagne) un millénaire avant l’ère commune. Malgré le baptême forcé des juifs par les Wisigoth, des chrétiens ariens germaniques, au VIIème siècle ; un demi-million de juifs, soit la moitié des juifs d’Europe, habitent l’Espagne en 1391 à la veille des massacres de Séville (7 juin 1391). 4 000 hommes, femmes, vieillards et enfants y sont alors massacrés par la foule au cri de « Le baptême ou la mort ! »… 100 000 choisissent une conversion au christianisme, souvent de façade.
Cette conversion souvent de façade au christianisme leur ouvre les portes du pouvoir dont ils vont rapidement gravir toutes les marches. On les trouve à la cour, trésoriers du roi comme Luis Santangel… En réalité beaucoup font Kippour et judaïsent en secret. Ils ont rejoint la clandestinité pour protéger leurs frères. On se méfie des Conversos ou anousim en hébreu (ceux qui ont été « forcés », le même mot que « violé »). On les traite de marranos, « porcs-maudits » en castillan. Démasqués ils meurent sur les buchers de l’Inquisition par milliers.
Mais entre 1391 et 1492 en un siècle, la psychose grandit en Espagne contre les juifs de cour et ces faux chrétiens. La haine religieuse et raciale se cristallise. La chasse aux sorcières s’intensifie. Des lois de pureté du sang (limpieza de sangre) sont décrétées contre ces Nuovo christianos : tous ceux qui n’ont pas 3 générations de parents chrétiens sont exclus des postes de pouvoir.
Tomás de Torquemada
En 18 ans Tomas de Torquémada a condamné personnellement 9 000 juifs à être brulés vifs et 7 000 à être exhumés pour qu’on brûle leurs cendres. Il ne sort qu’accompagné de 200 gardes armés et 50 cavaliers pour de gigantesques répétition générale du jugement dernier par le feu dont il est le dieu, les autodafés (actes de foi) sur le Quemadero de Séville.
Le 02 aout c’est Tisha beAv de l’an 5252, la commémoration de la destruction des deux temples. Le 31 juillet 1492 date limite du décret royal, 150 000 juifs quittent l’Espagne par la mer. Certains fuient vers les Mellahs du Maroc. D’autres vers Bordeaux ou Amsterdam. Les autres veulent rejoindre le Levant ottoman via les ports d’Italie. Les sardes et les siciliens sous couronne d’Aragon sont expulsés. Certains finissent en Corse directement ou via Gênes qui durant un siècle avant que Livourne ne devienne un port franc à la fin du XVIème siècle, est le « hub trafic » de la méditerranée.
Mais beaucoup périssent en mer, sont tués et violés par les marins et passeurs génois, des enfants dépérissent sur l’ile aux serpents comme le raconte Samuel Usque, des femmes sautent à l’eau avec leur nourrisson, beaucoup finissent aux galères d’où l’on ne revient pas ou sur les marchés d’esclaves en Barbarie… c’est l’épreuve la plus terrible pour Israël avant la Shoah.
Luis de Santangel
Luis de Santangel, conseiller financier des rois d’Espagne, juif clandestin et de cours, dont les cousins ont été dévorés par les flammes à Saragosse sort accablé de son entretien avec le couple royal en ce début 1492. Il sait désormais que le sort d’un demi-million de juifs d’Espagne en est jeté. Il met tout en œuvre pour convaincre les monarques de l’importance de l’expédition de Colomb. En réalité son plan consiste à exfiltrer les juifs et marranes vers la Jamaïque.
Des milliers de juifs arrivent à Gênes. Ils errent en Italie. On organise des ghettos pour qu’ils ne se mêlent pas aux « nouveaux chrétiens » pour les ramener à la foi juive. C’est un flot interrompu qui durera… jusqu’au XVIII ème siècle. Alors qu’en Espagne d’immense processions de marranes portant le San bénito finissent au bucher. Brulés vifs ou après strangulation en cas d’aveux. Ils crient le Chema et se fient au Nom au-dessus de tout nom.

Le bon vent du large du Nouveau Monde
Mais certains en baissèrent pas la tête. L’ancien monde meurt? qu’importent ils se jettent vers le Nouveau Monde promis par le messianisme apocalyptique.
Le 02 aout Christophe Colomb met mes voiles sur le Nouveau Monde. Ecrivant en espagnol, et non pas en toscan alors qu’il est né génois, ce fils de marranes qui a une maîtresse à Cordoue, conseillé par le géographe juif Abraham Zacuto, est le dernier espoir des juifs. Ils vont arriver au Brésil avec les hollandais, au Pérou, à la Jamaïque par milliers. A Lima, au Pérou l’Inquisition rapporte que « toute la cité ploie sous les Juifs, des brocards aux tissus, des diamants aux graines de cumin en passant par les pierres les plus précieuses ». A Potosie en Bolivie un représentant du Saint-Office écrit que le commerce est « tenu par des crypto juifs ». A port Royal en Jamaïque ils sont pirates, flibustiers et boucaniers et tiennent le pays.[2] Beaucoup, bien informés des trajets des galions, règlent leur comptes avec l’Espagne.
Samuel Palache, élevé dans le Mellah de Fez et héritier de six siècles de lignée rabbinique il devient le président de la communauté Neveh Chalom à Amsterdam ouverte en 1612 où il accueille les conversos. Poursuivi par l’Inquisition on le retrouve rabbin-corsaire en 1609 et 1611 il détourne et attaque les flottes de Philippe II d’Espagne. A 70 ans il monte à l’abordage de galions espagnols en barbarie. Capturé par les anglais il revient en héros aux Pays-Bas en 1615 et le 6 février 1616 six magnifiques chevaux vêtus de noir l’accompagnent à sa dernière demeure suivie des 12 000 juifs d’Amsterdam en pleurs.
Voilà ce qui arriva en des mois de juillet et août 1492.
En Corse les objets des bergers du Niolu gardent la trace et la mémoire des croyances marranes, u segnu di Salomone.
Joug du 19 ème siècle, Niolu, Corse. Segnu di Salomone. (Crédit Manuel Cester Coradini)
Eglise de Corsica, Niolu
[1] La Crimée, avec Soldaïa et Caffa dans la péninsule de Taman, qui contrôle l’accès à la mer Noire et à la Russie, est conquise par Gênes en 1270-1275. Elle est gérée au xve siècle et jusqu’en 1483 par la famille juive de Ghisolfi. À la tête de cette famille se trouve le génois Siméon de Ghisolfi dès 1419, puis Zaccharias de Ghisolfi, prince de la péninsule à partir de 1480. On trouve par ailleurs de très nombreux Corses à Caffa : Vivaldo de Bonaparte, Pietro di Capo Corse…
[2] Voir Edward Kriztler, Les pirates juifs des caraïbes, ed. l’Eclat, pg. 21.
Merci cher Didier Long
Votre blog est toujours passionnant et votre commentaire enrichissant.
Merci de ces précisions et de toute cette riche information.
Demeurant à Paris, j’espère pouvoir un jour prochain, avoir le plaisir de vous rencontrer.
Cordialement
Joseph Bellaïche