Mikets : renoncer à la Toute-Puissance

Voici donc Joseph, « l’homme aux rêves » qui croupit depuis 12 ans au fond de sa prison. L’échanson de Pharaon dont il a interprété le rêve qui a conduit à sa libération il y a deux ans l’a oublié. Joseph a trente ans, son père Jacob cent vingt… il lui en reste encore vingt à vivre pour atteindre l’âge de son père Isaac : cent vingt ans (Gn 35, 28).

Tout semble perdu, sauf, que voilà c’est Pharaon lui-même qui se met à rêver…

Songe de Pharaon – Marc Chagall

Le rêve de Pharaon

« Après un intervalle de deux années, Pharaon eut un songe, où il se voyait debout au bord (al ayor) du fleuve » (Gn 41, 1)

En réalité comme le remarque le Midrach lisant rigoureusement le texte, Pharaon n’est pas au bord du Nil, mais sur le Nil.

« Pharaon eut un songe, il se tenait sur le Nil. Alors que les justes, Dieu se tient (mitqayem) sur eux, comme il est dit : ‘‘le Seigneur se tenait (nitsav) sur lui’’ (Gn 28, 13)» (Midrach Berchit Rabba)

Quand pharaon se prend à rêver il se voit « au-dessus de la vie » qui irrigue toute l’Egypte de ses alluvions fertiles, il la domine, il est divinisé.

La divinisation des rois, une coutume Perse qu’Alexandre le Grand va s’attribuer de son vivant (apothéose) au grand scandale de ses généraux qui devaient se prosterner devant lui à la manière d’un empereur oriental (proskynèse) est une coutume banale en Egypte où le monarque porte couronne, sceptre et coiffe, des attributs royaux mais aussi des dieux comme Atoum, Rê, Osiris ou Horus, considérés comme à l’origine du pouvoir royal et comme les premiers souverains de la vallée du Nil. Quand Pharason est « sur le Nil », il est donc au-dessus de l’origine de la vie comme le Dieu de Jacob était « au-dessus de l’échelle » où montaient et descendaient les anges. Bref, dans ses plus beaux rêves non seulement il côtoie le divin au coude à coude… mais tout simplement il est le divin.

La Torah va passer son temps à contester cette assimilation de Pharaon à la divinité du Nil qui abreuve et vivifie l’Egypte.

« Prononce ces paroles : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Voici, je m’en prends à toi, Pharaon, roi d’Egypte, grand crocodile, couché au milieu de tes fleuves, toi qui dis: « Mon fleuve est à moi, c’est moi qui me le suis fait! »… Le pays d’Egypte deviendra une solitude et une ruine, et l’on saura que c’est moi l’Eternel parce qu’il a dit : « Le fleuve est à moi, et c’est moi qui l’ai fait. » » (Ez 29, 3.9)

Pharaon entre donc sur la scène de l’histoire juive par un rêve qui en fait le prototype des idolâtres. Pharaon est radicalement hétérogène à Israël comme l’huile et l’eau ne peuvent se mélanger. Joseph va vivre caché à son ombre, mais son successeur va bientôt s’opposer à Moïse comme Nimrod s’est opposé à Avram qui rejetait l’idolâtrie ambiante.

Si l’on en croit le Traité Meguila, être « juif » (yéhoudi) consiste en un seul principe : renier l’idolâtrie.

Les familles se querellèrent l’une avec l’autre. La famille de Yehouda dit : C’est grâce à moi que Mordekhaï a pu naître, puisque David n’a pas tué Chim’i ben Guéra. Et la famillle de Binyamin dit : il vient de moi. […] Rabbi Yo’hanan dit : toujours il venait de Binyamin. Et pourquoi l’appelle-t-on yehoudi ? Parcequ’il a renié l’idolâtrie, car tout homme qui renie l’idolâtrie est appelé yehoudi (juif) (TB, Méguila 13 a)

Cette affirmation un peu étonnante, elle s’ancre dans des occurrences toraïques :

Ainsi le Talmud (Méguila 13 a) remarque que des Chaldéens déclarent à Nabuchodonosor à propos de ‘Hananya, Michaël et ‘Azarya : « Il y a des hommes (yéhoudim) qui n’adorent pas ton dieu » (Dan 3, 12) ; et que ce mot ne signifie pas qu’ils ne sont pas de la tribu de Juda (Yéhouda) mais qu’ils sont appelés juifs (yéhoudim) parce qu’ils refusent de rendre un culte à une divinité étrangère. Le Talmud constate que le mot yéhouda ne signifie pas l’appartenance à la tribu de Juda mais désigne une façon de se situer face aux cultes étrangers, de se particulariser face à la culture ambiante. Celui qui refuse le culte ambiant est « juif ». Le maassé avot siman levanim est donc avant tout question de comportement plus que de filiation du sang.

Plus étonnant encore, ce ne sont pas seulement des personnes issues du peuple d’Israël qui sont appelées juives mais la propre fille de Pharaon.

En effet, commentant le livre des Chroniques : « Et sa femme ha-Yehoudia enfanta Yéred, le père de Gdor, ‘Héver le père de Sokko, Yekoutil, le père de Zanoah’. Tels furent les fils de Bitya la fille de Pharaon que Mérèd avait prise » (1 Chr 4, 18) … le Traité Méguila s’interroge à propos de la fille de Pharaon qui a élevé Moïse après l’avoir sauvé de eaux : « Pourquoi l’appelle-t-on ha-yehoudia (la juive), Parce qu’elle renia l’idolâtrie ». Un certain rabbi Yo’hanan s’appuyant sur le verset « La fille de Pharaon descendit se laver dans le fleuve » (Ex 2, 5), dit « qu’elle descendit au fleuve pour se laver des idoles de la maison de son père ». Bref, elle descend dans le fleuve comme on va au Mikvéh, pour se purifier de l’idolâtrie de son père Pharaon. Et le midtach « qui sait tout » nous raconte que celle qui sauve Moïse sur le fleuve et en devient la mère adoptive s’appelait Batya, c’est-à-dire, littéralement « Fille de Dieu ».

On peut donc être la fille de Pharaon, l’archétype du monarque idolâtre… et être juif… tout comme Rabbi Méir Baal Haness disciple de Rabbi akiba qui vécut après la destruction du Temple aux temps de la Michna et fut considéré comme le plus grand des tanaiim de la deuxième génération… sera réputé descendre du roi Néron.

La projection fantasmatique de sa propre puissance assimile donc Pharaon au divin à ses propres yeux mais le rend aussi aveugle pour comprendre la réalité de ses rêves que seul le dernier de ses sujets en prison va pouvoir interpréter. L’idolâtrie est avant tout une psychose, étymologiquement une anomalie de l’âme (en grec psyché, osis) qui coupe le sujet du réel qui l’entoure. Pharaon a perdu contact avec sa propre réalité psychique et le monde qui l’entoure qu’il est censé administrer. Il croit être la source de la vie mais en réalité échoue à administrer cette vie qui le dépasse, il ne comprend pas son double songe : un rêve suivi d’un cauchemar, un rêve suivi d’un cauchemar, répété deux fois .

Et voici que du fleuve sortaient sept vaches belles et grasses, qui se mirent à paître dans l’herbage ; puis sept autres vaches sortirent du fleuve après elles, celles-là chétives et maigres et s’arrêtèrent près des premières au bord du fleuve; et les vaches chétives et maigres dévorèrent les sept vaches belles et grasses.

Alors Pharaon s’éveilla.

Il se rendormit et eut un nouveau songe. Voici que sept épis, pleins et beaux, s’élevaient sur une seule tige ; puis sept épis maigres et flétris par le vent d’est, s’élevèrent après eux, et ces épis maigres engloutirent les sept épis grenus et pleins.

Pharaon s’éveilla et c’était un songe. (Gn 41, 2-7)

Il s’agit bien sûr de fantasmes de dévoration, liés au stade oral, le plus antérieur dans le construction psychique, qui sont des fantasmes régressifs de toute puissance totale sur la nature [1].

L’interprétation de Joseph

Alors que le sujet psychotique se pense unifié il est en réalité scindé. C’est le sens même d’une forme de psychose appelé schizophrénie (Littéralement en grec : schizo, fréno, « coupé en deux »). Pharaon fait deux rêves qu’il n’arrive pas à relier. Il est envahi par des idées et des impressions étranges, il a des difficultés à distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas, ce pathos royal va secouer tout son royaume, car comme dit le Midrach : « Tout un chacun ne rêve-t-il pas ? Certes mais le songe d’un roi a des conséquences sur le monde entier » :

« Le matin venu, son esprit en fut troublé et il manda tous les magiciens de l’Égypte et tous ses savants. Pharaon leur exposa son rêve, mais nul ne put lui en expliquer le sens. » (Gn 41, 8)

Rachi commente « Son esprit fut agité (vatipa‘èm) » C’est ainsi que traduit le Targoum. « Son esprit était agité comme sous l’effet du battement d’une cloche (pa’amon) ». Toute cette agitation rappelle un souvenir deux ans auparavant au grand échanson :

« Nous eûmes un rêve la même nuit, lui et moi, chacun selon le pronostic de son rêve. Là était avec nous un jeune hébreu, esclave du chef des gardes. Nous lui racontâmes nos songes et il nous les interpréta, à chacun selon le sens du sien un jeune hébreu, esclave du chef des gardes. Nous lui racontâmes nos songes et il nous les interpréta, à chacun selon le sens du sien » (Gn 41, 11-12).

On se rappelle que Joseph interpréta le rêve du grand échanson et du panetier dont, chacun dans son rêve interpréta le rêve de l’autre et que Joseph su séparer ces deux rêves en miroir, l’un menant à la vie de l’échanson et l’autre à la mort du panetier.

Là encore, il s’agit aussi d’un double rêve « jumeau » que le sujet rêvant, scindé, ne relie pas malgré l’évidence et dont Joseph va établir l’interprétation.

La première parole de Joseph à Pharaon n’est pas une reconnaissance de sa majesté et des remerciement confondus qu’on attendrait d’un prisonnier rasé de frais et vêtu de neuf (Gn 31, 12) extrait de son cachot… mais une bénédiction de Dieu, seul thérapeute. Par celle-ci Joseph renonce au fantasme de toute puissance totale du Pharaon, il se place en dépendance de la Toute-Puissance de Dieu :

« Ce n’est pas moi, c’est Dieu, qui saura tranquilliser Pharaon. » (Gn 41, 16)

Et Pharaon va raconter son rêve mais… en commençant par une demi-vérité, c’est à dire un mensonge :

« Alors Pharaon parla ainsi à Joseph: « Dans mon songe, je me tenais au bord du fleuve (Al sofet ayor) ». (Gn 41, 17)

Celui qui se voyait « sur le fleuve » décrit son rêve comme « au bord du fleuve ». Joseph dans sa perspicacité a compris le lapsus de Pharaon. Lui qui a déjà renvoyé Pharaon non pas à son propre pouvoir thaumaturgique mais à celui de Dieu, a compris que c’est cette perception de lui-même comme centre du réel qui coupe Pharaon de la capacité à le comprendre et en fragmente la perception sans pouvoir y établir une continuité de sens :

« Joseph dit à Pharaon : « Le songe de Pharaon est un : ce que Dieu prépare, il l’a annoncé à Pharaon. Les sept belles vaches, ce sont sept années ; les sept beaux épis, sept années: c’est un même songe. Et les sept vaches maigres et laides qui sont sorties en second lieu, sept années, de même que les sept épis vides frappés par le vent d’est. Ce seront sept années de famine. C’est bien ce que je disais à Pharaon ce que Dieu prépare, il l’a révélé à Pharaon. Oui, sept années vont venir, abondance extraordinaire dans tout le territoire d’Égypte. Mais sept années de disette surgiront après elles et toute abondance disparaîtra dans le pays d’Égypte et la famine épuisera le pays. Le souvenir de l’abondance sera effacé dans le pays par cette famine qui surviendra, car elle sera excessive. Et si le songe s’est reproduit à Pharaon par deux fois, c’est que la chose est arrêtée devant Dieu, c’est que Dieu est sur le point de l’accomplir. » (Gn 41, 25- 32)

En clair, si le rêve bégaie, c’est pour rappeler à Pharaon que le maître du réel est celui qui en est absent et en réalité en maîtrise la réalité profonde et non pas Pharaon qui croit faire la pluie et le beau temps. La capacité d’interprétation du rêve par Joseph n’est pas d’ordre conceptuelle comme le souligne Rachi :

« Ils étaient capables de les interpréter, mais pas « à Pharaon ». Ce qu’ils disaient ne pénétrait pas dans son entendement, et il ne trouvait dans leurs interprétations aucun apaisement »

On sait historiquement que la caractéristique de la parole d’un pharaon est qu’elle devait être exécutée immédiatement sous peine d’« exécution capitale » justement. Si Joseph « parle » à Pharaon c’est parce que sa parole le rejoint au cœur de son inconscient, là où nul ne peut l’atteindre. C’est cette « parole » liée au réel que Pharaon reconnait, une parle « sage » car « entendue » de tous :

« Et Pharaon dit à ses serviteurs : « Pourrions-nous trouver un homme tel que celui-ci, plein de l’esprit de Dieu?  » Et Pharaon dit à Joseph : « Puisque Dieu t’a révélé tout cela, nul n’est sage et entendu comme toi. C’est toi qui sera le chef de ma maison ; tout mon peuple sera gouverné par ta parole et je n’aurai sur toi que la prééminence du trône. » Pharaon dit à Joseph : « Vois! je te mets à la tête de tout le pays d’Égypte. » » (Gn 37, 38-41)

La force de Joseph est de comprendre que Pharaon a été pris entre deux injonctions paradoxales qui le scindaient en deux jusqu’à la folie. L’une lui disant qu’il était Dieu et l’autre lui disant qu’il devait gouverner en ce monde. Ecartelé entre ces deux mondes auquel il voulait appartenir Pharaon a perdu le contact avec ses semblables au point que toute parole fut insignifiante. En le ramenant « les pieds par terre » et non pas « au-dessus des dieux ».

« Qu’est donc l’homme, que tu penses à lui? Le fils d’Adam, que tu le protèges? Pourtant tu l’as fait presque l’égal des êtres divins; tu l’as couronné de gloire et de magnificence! » (Ps 8, 5-6)

L’homme reste définitivement « un peu moindre qu’un dieu », il doit rêver de faire de grande choses mais rester conscient qu’il est néanmoins créé, et c’est dans cette nuance que réside sa folie ou sa sagesse et surtout sa capacité à parler et être entendu. Aux fantasme oraux de dévoration des vaches carnivores ou des épis de blé « qui se mangent » répond la parole humaine sensée car vivant devant son créateur.

La quête du frère

Joseph, dans la suite du récit va observer une conduite étrange. Il va persécuter ses frères, fils de Léa venus chercher à manger en Egypte suite à une famine et qui ne le reconnaissent pas… mais aussi persécuter son père Jacob au risque de le faire mourir de chagrin en retenant en otage Simon en prison puis en demandant que vienne en Egypte Benjamin le second fils de Rachel tout comme Joseph. Comment comprendre ce harcèlement moral ?

Toute cette Sidra est parcourue par une sorte de malaise. On se rappelle que Joseph errant avait rencontré un homme en chemin qui l’avait questionné : « Que cherches-tu ? » et il avait répondu : « je cherche mes frères » (Gn 37, 16).

Les frères disent à Joseph, qui lui, sait qui ils sont : « Nous sommes tous fils d’un même père »(Gn 42, 10). Rachi précise en citant le Midrach :

« Ils ont, sous l’inspiration de l’esprit saint, compté Yossef parmi eux comme étant aussi le fils de leur père » (Midrach Beréchith rabba 91, 6).

En réalité l’aveuglement des frères est une cécité du cœur : « Joseph reconnut bien ses frères, mais eux ne le reconnurent point. » (Gn 42, 8).

Les frères de Joseph arrivent donc en Egypte ; et cet homme en quête de ses frères leur réserve un accueil qui n’a à première vue, rien de chaleureux : II leur dit: « Vous êtes des espions! C’est pour découvrir le côté faible (ervah : la « nudité ») du pays que vous êtes venus ! » (Gn 42, 9). Ils répondent : « Nous sommes douze frères, nés d’un même père, habitants du pays de Canaan; le plus jeune est auprès de notre père en ce moment et l’autre n’est plus.  … –Vous ne sortirez pas d’ici que votre plus jeune frère n’y soit venu. Dépêchez l’un de vous pour qu’il aille quérir votre frère et vous, restez prisonniers  » (Gn 42, 13. 16)… Bref, ses frères le considèrent encore comme leur frère alors qu’il est censé être mort et Joseph les accuse d’être des espions, puis il les jette en prison pendant trois jour et les renvoie dans leur pays d’origine après avoir pris Siméon, le deuxième des douze fils de Jacob, en otage.

Le sentiment général n’est pas bon et les frères en arrivent à la conclusion, qu’il n’y a plus d’espoir de trouver de la nourriture.  Ils rentrent alors en eux-mêmes et se disent l’un à l’autre : « En vérité nous sommes punis à cause de notre frère ; nous avons vu son désespoir lorsqu’il nous criait de grâce et nous sommes demeurés sourds. Voilà pourquoi ce malheur nous est arrivé. » (Gn 42, 21).

Et Ruben, qui, lui, a sauvé la vie de Joseph dit : « Est-ce que je ne vous disais pas alors : Ne vous rendez point coupables envers cet enfant ! Et vous ne m’écoutâtes point. Eh bien ! Voilà que son sang nous est redemandé » (Gn 42, 22) une allusion à peine voilée en écho de l’accusation de l’Eternel à Caïn après le meurtre fraternel originel : « Le cri du sang de ton frère s’élève, jusqu’à moi, de la terre ».

Siméon, celui-là même qui avait dit ironiquement : « voilà venir le maître des rêves ! » (Gn 42, 23) et avait jeté Joseph dans un puits. La vengeance est parfaite !

Pour les frères de Joseph les épreuves s’accumulent et l’horizon semble des plus sombre.

D’autre part il est probable que toute cette mise en scène vise à faire venir Benjamin en Egypte. Pourquoi Benjamin ? Parcequ’il est le second fils de Rachel avec Joseph. Et on se rappelle que si les fils de Léa ont persécuté Joseph c’est avant tout parcequ’il était le fils de la rivale de leur mère. Joseph se demande donc ce que ses frèers ont fait de l’autre fils de Léa. A-t-il subi le même sort que lui ?

Quand Benjamin arrive il lui dit « Que Dieu t’accorde de la grâce mon fils ! » (Gn 43, 29)… et face à l’intensité émotionnelle de la rencontre sort pour pleurer (Gn 43, 30). Le Zohar remarque que Joseph retrouve en lui les traits de sa mère qui est morte alors qu’il n’avait que huit ans (Zohar, Haamek Davar)

La pédagogie de Joseph

Mais cette dureté impitoyable de Joseph n’est que d’apparence. Car l’amour qu’éprouve Joseph pour ses frères ne fait aucun doute. Il s’est fait le frère de ses frères qui l’ont vendu comme esclave. Ceux-ci errent dans leurs raisonnements entre l’Egypte et Canaan mais lui continue à espérer leur fraternité malgré leurs fautes.

Pour preuve : il leur restitue leur argent, donne l’ordre que leurs sacs soient remplis pour affronter la famine et se préoccupe d’assurer tous leurs besoins. Se soucie d’eux et de leurs besoins matériels sans le leur montrer : il n’est aucunement obligé de leur restituer l’argent qu’ils ont payé pour les biens achetés en Egypte. S’il le fait c’est pour montrer qu’il n’est pas mû par un sentiment de vengeance.

Les frères qui ne comprennent rien se demandent quel jeu Joseph est-il en train de jouer ?  Lui Joseph qui a tout perdu même sa langue maternelle, l’hébreu comme langue courante : « ils ne savaient pas que Joseph les comprenait, car il s’était servi d’un interprète. » (Gn 42, 23) va les amener, par étapes sur le chemin de la repentance.

Ses frères ignorent que leur frère poursuit un but. Il veut que ses frères viennent à la repentance, fassent téchouva. Toute cette mise en scène n’a que ce but. Tout ce qu’il impose à ses frères constitue le processus qui conduit à la téchouva.

Joseph va jusqu’à se faire détester de ses frères : « Ce personnage, le maître du pays, nous a parlé durement » (Gn 42, 30) disent-ils à leur retour vers Jacob.

Et il leur demande, ultime épreuve, de repartir et d’affronter le désespoir de leur père, eux les fils de Léa, à cause de la perte de Benjamin l’autre fils de Rachel ! Ce fils chéri d’Israël qui s’est écrié :

« Mon fils n’ira point avec vous ; car son frère n’est plus et lui seul reste encore. Qu’un malheur lui arrive sur la route où vous irez et vous ferez descendre, sous le poids de la douleur, mes cheveux blancs dans la tombe. » (Gn 42, 38)

La repentance (téchouva) des fils de Léa

Toute cette grande mise en scène n’a qu’un but : faire réfléchir les frères afin qu’ils entament une réflexion sur leur passé. Joseph, retrouvant son frère Ruben au grand coeur, lui, est bouleversé : « Il s’éloigna d’eux et pleura; puis il revint à eux, leur parla et sépara d’eux Siméon, qu’il fit incarcérer en leur présence » (Gn 42, 24). Dans une même phrase Joseph pleure en solitaire… et fait incarcérer son frère qui l’a trahi et fait jeter dans le puits !

Et nous devons entendre là la signification symbolique du puits dont nous avons déjà parlé : il s’agissait de renvoyer Joseph à ses ancêtres.

Pour parvenir au stade de la téchouva il est indispensable d’abord qu’il y ait prise de conscience. Si Joseph avait pardonné comme cela à bon marché, rien n’aurait changé en eux.

Si dès le départ, Joseph s’était présenté à ses frères et les avait comblés de tous les biens. Alors ces frères auraient le sentiment que leur conduite était très bonne et la fait que Joseph règne sur l’Egypte les auraient encore confortés dans ce sentiment, ils auraient été fiers de leur conduite.

Joseph voulait que ses frères fassent téchouva, car leur conduite passée était blâmable. Cette téchouva est à l’origine de tout, et le Talmud nous rappelle qu’elle a été créée avant le commencement du monde.

Sept choses ont été créées avant que le monde fût créé, à savoir : la Tora, la téchouva, le Jardin d’Eden, l’enfer, le Trône de la Majesté Divine, le Temple, et le nom du Messie. (TB Berechit Rabba 1,4, Pessahim 54a et Nédarim 39b)

Il est de réalités qu’on n’apprend que par l’épreuve. Car les épreuves et les souffrances conduisent à la prise de conscience. Ce sont les épreuves qui suscitent l’introspection. Joseph agit dans ce seul but. Cette téchouva nécessitait une période d’épreuves pénibles, de souffrances, de prises de conscience progressives et forcément douloureuses.

Joseph et ses frères, le destin du peuple juif

Les frères de Joseph représentent le peuple juif qui se retrouve dans la même situation que les frères de Joseph. Chaque juif traverse des souffrances des inquiétudes quant à l’avenir. Mais toutes ces angoisses sont perçues selon notre seul point de vue. L’Eternel agit dans ce monde à la manière d’une mise en scène, afin que nous puissions réfléchir et que nous prenions le bon chemin, pour arriver à Dieu. Cela se fait via des épreuves pénibles et des souffrances insupportables ; les fidèles tombent sept fois et se relèvent huit…

« Car le juste tombe sept fois, et se relève; mais les méchants sont culbutés par le malheur. » (Proverbes 24, 16)

« Il n’est pas d’homme juste sur terre qui fasse le bien sans jamais faillir. » (Qo 7, 20)…

… mais ces chutes sont salutaires pour avancer. Les épreuves que vit un homme mettent en route sa réflexion, son introspection. Tout ce qui nous arrive est une épreuve pour notre bien.

Joseph, le premier juif à partir en diaspora était aussi le maître du retour, de la techouva.

[1] Cf. le rêve de « l’homme aux loups » de Freud.

Un commentaire sur « Mikets : renoncer à la Toute-Puissance »

  1. Interprétation très libre mais également très inspirée, documentée, et surtout pleine de ferveur pour le Livre…
    Pinhas F. F. C

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