Chiune Sugihara, le ‘dernier des justes’, de Kaunas (Kovno) – Lituanie, 1941

Tout siècle obscur voit naître dès son premier jour le bourreau et le Juste… Jacob était un jumeau dans le même ventre qu’Esau… Chiune Sugihara le japonais qui a sauvé 6000 juifs de Kaunas en Lituanie, un peuple inconnu dont il n’avait jamais entendu parler quelques années auparavant… est l’un d’eux. Il est l’Oscar Schindler japonais. Un destin qui est l’exacte antithèse de celui du SS Karl Jäger, que son nom soit à jamais effacé, qui tua 137 346 juifs en cinq mois dans la même ville de Kaunas en 1941. Kaunas est la ville où est né et a grandi Emmanuel Lévinas.

Chiune Sugihara, Helsinki, Finlande, 1937-1938

Les assassinats des Einsatzgruppen de Karl Jäger à Kaunas

Le rapport Jäger, un document de neuf pages daté du 1er décembre 1941, énumère froidement comme un bilan comptable les 137 346 victimes du commandant, hommes, femmes, vieillards et enfants, du SS-SD[1] Karl Jäger et des nazis appuyés par des populations locales enthousiastes à Kaunas, capitale de la Lituanie jusqu’en 1940.[2]

Entre le 1er juillet et le 1er décembre 1941 soit seulement cinq mois, Karl Jäger va assassiner froidement et sans aucun remord le petit peuple juif de Lituanie avec sa mémoire, sa langue (le yiddish), ses femmes, ses vieillards et ses enfants.

Il fait partie de l’Einsatzgruppe A, ces Einsatzgruppen ( « groupes d’intervention » en réalité des unités mobiles d’extermination), ces commandos SS qui suivaient la Wehrmacht pour nettoyer l’espace vital allemand des « sous hommes » qui aurait pu l’empêcher de vivre, c’est à dire les juifs. L’opération Barbarossa, nom de code désignant l’invasion par le IIIe Reich de l’Union soviétique, secrète, visait non seulement conquérir les républiques baltes la biélorussie, la Russie centrale et l’Ukraine mais à y anéantir les populations juives Heydrich à 11 millions de personnes ainsi que les partisans communistes. Des exécutions immédiates, par balle, dans des fosses où les juifs devaient dans un second temps s’allonger selon la « méthode des boites de sardine » pour recevoir une balle dans la tête.

L’Hauptsturmführer, (commandant) Karl Jäger nommé en 1936, était sous les ordres de Franz Walter Franz Stahlecker, de douze ans son cadet, docteur en droit, répondant aux ordres de Reinhard Heydrich, le plus déterminé bras droit de Himmler et l’architecte de la solution finale.

Einsatzgruppen, Ivanhorod, Ukraine, 1942

Karl Jäger né en Suisse, à Schaffhausen était féru de musique classique. Il jouait du piano, du violon et du cor et prendra la direction de l’orchestre de la ville de Waldkirch, la capitale de l’orgue avant que la crise de 29 le ruine, qu’il ne quitte le christianisme dépassé pour le nazisme et son führer divinisé Adolf Hitler. Le fait que la plupart des dirigeants des Einsatzgruppen, dont ceux de Kaunas, étaient des personnes de haute éducation, des docteurs en droit et les plus hauts esprits de l’université allemande, que les études kantiennes étaient à leur plus haut à Tübingen, que le festival de Bayreuth vibrait des opéras de Wagner et de la plus haute musique allemande… laisse rêveur.

Mais tout siècle obscur voit naitre, et ce dès son premier jour, en même temps les bourreaux qui vont l’anéantit et les justes qui, eux, réparent le monde et inversent le cours de l’histoire…

Chiune Sugihara, le ‘dernier des justes’ de Kaunas

Car, arrive à Kaunas en novembre 1939 un japonais nommé Chiune Sugihara… né le 1er janvier 1900 avec le siècle.

Né dans une famille moyenne, c’est un rebelle.

Ainsi, à la fin de sa scolarité, en 1917, son père, fonctionnaire du fisc, voulait que son fils devienne médecin mais Chiune rend copie blanche à l’examen d’entrée d’études. Puis en 1918 il étudie le russe et finit diplômé de Harbin Gakuin, un prestigieux centre japonais de formation d’experts sur l’Union soviétique. Aprés une année de service militaire volontaire il est affecté en 1924 en Mandchourie jusqu’en 1937. Il s’y converti au christianisme orthodoxe russe lors de son premier mariage (Après avoir fréquenté des chrétiens baptistes pendant ses études).

Mais, toujours rebelle, il quitte son poste de ministre adjoint aux Affaires étrangères en Mandchourie après 13 années passées à Harbin en Mandchourie, pour protester contre les mauvais traitements infligés par les Japonais aux Chinois locaux. Il a eu le temps d’apprendre l’allemand auprès d’émigrés russes.

Chiune Sugihara, en Mandchourie

En 1937, Chiune est nommé délégué japonais à Helsinki, en Finlande.

En 1939 Chiune Sugihara est envoyé comme premier Consul du Japon à Kaunas en Lituanie. Son travail consiste à réunir des informations sur les Allemands et les Russes pour le Japon.

Le matin du 18 juillet 1940, des réfugiés juifs de la Pologne occupée par les Allemands arrivent au consulat du Japon à Kaunas juste avant la fermeture à la recherche de visas de transit pour le Japon. Toute l’Europe se ferme aux migrants juifs.

Pour voyager les conditions sont claires. Sugihara a déjà demandé au Japon : « Puis-je délivrer des visas? » En retour, il a reçu une réponse négative avec l’ordre suivant: « Ne délivrez pas de visas à quiconque ne peut pas suivre les procédures appropriées. »

Procédures appropriées ? Pour émigrer Il faut : de l’argent pour le voyage, pour le séjour au Japon et un visa pour une destination finale. Personne n’a rien.

Sugihara décide dans une administration tatillonne d’aller contre les ordres, de ne respecter ces critères et de pas consulter le ministère des Affaires étrangères. Il délivre des visas de transit à tout le monde sans aucune condition. La nouvelle se répand dans la communauté…

Du 18 juillet au 28 août 1940, en intelligence avec son confrère néerlandais Jan Zwartendijk (qui expédie les juifs dans un pays sans visa pour lîle de Curaçao dans les Caraïbes !) et contre l’avis de leurs supérieurs, et bien sûr au péril de sa vie, Chiune Sugihara va se lancer dans la fabrique en masse de visas de transit de dix jours vers le Japon pour des juifs qu’il ne connaissait pas il y a quelques mois. Ceux-ci accourent dans son petit bureau.


File d’attente de réfugiés juifs devant le consulat de Chiune Sugihara, à Kaunas (Kovno), dans les années 1940 (Crédit : Nobuki Sugihara)

Le bureau de Chiune Sugihara aujourd’hui à Kaunas

La course contre la mort est lancée. Chiune aidé de son épouse Yukiko (photo) écrivent et tamponnent des visas jour et nuit à raison de 18 à 20 heures par jour, 300 par jour, il délivre des visas à 2 140 personnes qui couvriront également quelque 300 personnes supplémentaires, principalement des enfants et permettent aux juifs de fuir au Japon via l’URSS et rejoindre les Etats-unis. Il convainc aussi les fonctionnaires soviétiques de laisser les Juifs prendre le Transsibérien pour fuir, pour cinq fois le prix du billet standard.

Yukiko et Chiune Sugihara

Il reçoit l’ordre de fermer son consulat en août 1940.

La famille Sugihara quitte Kaunas en septembre 1940

Son épouse Yukiko et leurs trois enfants quittent Kaunas pour Berlin en septembre 40. Lui attend quelques jours plus tard son affectation à Prague et part à son tour le 5 septembre 1940.

Sugihara lance à la foule venu le voir sur le quai :

 » S’il vous plaît, pardonnez-moi. Je ne peux pas écrire plus. Je vous souhaite le meilleur. Quand il salue la foule, quelqu’un hurle :

– Sugihara, nous ne vous oublierons jamais. Je vais sûrement vous revoir ! « 

Et quand part le train, il lance son tampon à un juif par la fenêtre de son wagon, qui va continuer à émettre les précieux visas.

Le 27 septembre, le pacte tripartite est signé à Berlin qui établit l’axe Rome-Berlin-Tokyo. En décembre 1941, le Japon attaque Hawaï et l’Asie du Sud-Est, le monde entier plonge dans la guerre.

Chiune Sugihara est nommé à Prague, en Bohême, puis à Bucarest, dans la Roumanie alliée de l’Allemagne, où il demeurera jusqu’à la fin de la guerre. 

C’est seulement le 4 février 1941 que le Japon comprend la supercherie. Un télégramme (photo) demande à Sugihara d’indiquer immédiatement le nombre de visas délivrés, les noms des destinataires et les destinations, ainsi que la date de chaque visa délivré à Kaunas à des réfugiés juifs qui se sont rendus au Japon en provenance de Lituanie.

Le 5 février 1941 Sugihara répond que 2 132 visas ont été délivrés, dont 1 500 ont été accordés à des juifs. Ces visas familiaux libèrent 6000 personnes. Les visas étant délivrés comme des visas de transit réguliers identiques à ceux délivrés aux citoyens polonais.

Il envoie seulement le 28 février 1941 la liste des visas délivrés, une liste de 32 pages (photo ci-dessous) qui indique les numéros de série, la nationalité, les noms, qu’il s’agisse de visas d’entrée ou de transit, les dates d’émission, les frais et les références des 2 139 chefs de familles. Evidemment en 5 mois beaucoup de juifs sont déjà loin… et l’invasion de la Russie par l’Allemagne trois mois et demi plus tard, le 22 juin 1941 va les protéger. Cependant les détenteurs ne purent cependant pas tous quitter la Lituanie car l’Union soviétique cessa d’accorder des visas de sortie.

Une directive télégraphique de M. Matsuoka, ministre des Affaires étrangères, le 23 juillet 1940 (photo ci-dessous) envoyée au consulat de Berlin et à d’autres endroits écrit que de nombreux réfugiés juifs et autres d’Europe se sont rendus aux États-Unis et dans d’autres pays via le Japon. C’est gagné.

Routes de l’exode à partir de Kaunas
Sugihara avec sa femme, ses enfants et sa soeur à Bucarest en Roumanie entre 1942 et 1944

Comment Chiune Sugihara à sauvé le judaïsme lituanien

Les cinq cent étudiants de la yechiva de Mir chassés de Biélorussie par l’occupation de la ville par l’Armée soviétique en 1939-41 et arrivés à Vilnius ont fui à à Kobé au Japon en 1941 grâce aux visas de Chiune Sugihara .

Puis quand le Japon rejoint rejoint l’alliance tripartite le 27 septembre 1940, la yechiva se réfugie à Shanghai en Chine. 

Les étudiants de la Yeshiva de Mir à Shangaï, après avoir fui l’Europe de l’Est durant la Seconde guerre mondiale, grâce aux visas délivrés par Chiune Sugihara. (Crédit : famille Bagley)

En novembre 1946, après avoir passé plus d’un an dans un camp de prisonniers de guerre dans la banlieue de Bucarest, aux mains des russes, Sugihara et sa famille vont séjourner dans plusieurs camps de Sibérie.

Ils commencent enfin leur voyage de retour. Cependant, le voyage fut long et pénible et environ cinq mois plus tard, en avril 1947, ils arrivèrent au Japon.

Aujourd’hui avec 6000 étudiants c’est la plus grande yechiva du monde en Israël.

Un juste caché

Deux mois plus tard, en juin, Sugihara a été convoqué au bureau des affaires étrangères et a été invité à démissionner sous prétexte qu’il n’existait aucun poste, il est mis en retraite de la diplomatie japonaise à cause de l’ « incident » en Lituanie.
Son fils Haruki , 7 ans, meurt d’une leucémie en 1947 la même année ce qui sera un drame pour lui.

Avec une petite pension il vit de petits boulots et se retrouve a vendre des ampoules en porte à porte… . En 1960, il doit s’expatrier pour travailler et grâce à sa maîtrise du russe, il travaille en Union soviétique dans une société d’import-export, alors que sa famille reste au Japon.

De son coté, Jäger parvient à échapper aux Alliés sous une fausse identité. Il se réinsère dans la société allemande de l’après-guerre, et travaille dans une ferme jusqu’à la découverte de son rapport, sur la tuerie de en mars 1959. Il y déclare :

« Aujourd’hui, je peux dire que la mission de résoudre le problème Juif en Lituanie a été accomplie par l’Einzatskommando 3. Il n’y a plus de Juifs en Lituanie, mis à part les travailleurs juifs et leurs familles, dont le total est :
– Siauliai: 4 500 env.
– Kaunas : 15 000 env.
– Vilnius : 15 000 env.
J’avais l’intention de tuer les travailleurs Juifs et leurs familles également, mais j’ai dû faire face à de nombreuses plaintes sérieuses de la part du Reicskommissariat et de la Wehrmacht, qui se sont soldées par une interdiction. Ces Juifs et leurs familles ne peuvent être fusillés ! »

Bref, le type se désole de ne pas avoir fini le boulot.

Arrêté il se suicide dans la prison de Hohenasperg avant que ne débute son procès en juin 1959.

Einsatzkommando 3 – feuille de pointage du Rapport Jäger , 1941

Chiune Sugihara gardera son secret pendant des décennies… , jusqu’aux années 1960, ou les témoignages de Juifs ayant pu échapper aux camps de la mort grâce à lui se multiplient. Un Juif qu’il a sauvé avec l’un de ses visas lui rend visite en 1968. Il pleure et le remercie en lui montrant son visa en lambeaux.

Chiune Sugihara est officiellement reçu en Israël avec sa famille, en 1969.
Il y reçoit une médaille de Zerah Warhaftig, ministre de la Religion en Israël, que Sugihara a aidé lorsqu’il était réfugié.

Le fils de Chiune Sugihara fera dix ans d’études universitaires en Israël.

Chiune Sugihara et son fils en Israël en décembre 1969, plateau du Golan

Quand Solly Ganor qui par miracle avait survécu au ghetto de Kaunas, au camp de Mauthausen et aux marches de la mort, lui demanda pourquoi il avait fait cela Chiune Sugihara répondit par un proverbe des samouraïs :

«  Même un chasseur ne peut tuer l’oiseau qui vole vers lui en cherchant un refuge. »

Selon le Centre Simon-Wiesenthal, Chiune Sugihara a délivré des visas de transit pour environ 6 000 Juifs et près de 40 000 descendants de ces réfugiés sont encore en vie aujourd’hui grâce à ses actions.

En 1985, Israël l’honore en tant que Juste parmi les nations. 

Chiune Sugihara (assis au centre) avec sa famille et l’ancien ministre des Affaires étrangères Yitzhak Shamir, à Tokyo, en 1985. (Crédit : Nobuki Sugihara)

Il meurt l’année suivante, le 31 juillet 1986 dans un hôpital de Kamakura, il est alors pratiquement inconnu au Japon.

Une seule biographie célèbre sa mémoire[3].

Yukiko Sugihara (1935-1999)

Yukiko Sugihara sa femme a écrit un livre sur son histoire Visas pour 6000 vies en voici un extrait :

 » A ma question, M. Simkin ferma les yeux. Un silence lourd régna dans la pièce…

– Mes parents, ma femme, mon fils de cinq ans, ma fille de sept ans, mes frères, toute ma famille…ils étaient vingt-trois. Ils sont tous morts. Je ne dois ma survie qu’à ma présence à l’extérieur de la Pologne en raison de mes activités au sein de l’association d’aide aux réfugiés. 

Il me raconta son histoire avec une émotion contenue, en découpant chaque mot comme s’il se tailladait le corps. Sans trouver de paroles pour le consoler, je l’écoutai en silence »

Qui connait Chiune Sugihara en Europe ? En France ?

L’astéroïde 25893 « Sugihara », découvert en 2000, porte son nom !

En septembre 2017, le Tokyo Weekender a demandé à 500 résidents de la capitale japonaise de nominer leurs candidats pour figurer parmi « les plus grands Japonais ». C’est Chiune Sugihara, qui a obtenu la première place !

Chiune Sugihara avait appris ces trois principes à l’école japonaise :

1. Ne sois pas un fardeau pour les autres.

2. Prends soin d’eux.

3. N’attends pas de retours de tes actes de bonté.


[1] SD = Service de la sécurité du Reichsführer-SS = service de renseignement et de maintien de l’ordre de la SS

[2] Lire à ce sujet  : Jean Gregor, Pierre Péan : Comme ils vivaient – A la recherche des derniers Juifs de Lituanie Le Seuil. 2019

[3] Alison Leslie Gold, A Special Fate. Chiune Sugihara : Hero of The Holocaust, New York, TMI Publishing, 2014.

2 commentaires sur « Chiune Sugihara, le ‘dernier des justes’, de Kaunas (Kovno) – Lituanie, 1941 »

  1. Toda pour l’histoire de ce Juste ! Très, très émouvant bien sûr !
    Prions pour que de nombreux Justes des nations se lèvent face à l’antisémitisme galopant !
    Shavoua tov !
    Danit

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