Le texte de clôture du Congrès des psychiatres tunisiens à la faculté de médecine de Tunis, 25 octobre 2014, par Gérard Haddad
Chers amis, chers collègues,
Comment d’abord ne pas remercier le comité organisateur, son Président Béchir Ben Hadj Ali, et tous ceux qui m’ont fait cet honneur de m’inviter, en clôture de votre impressionnant Congrès, à donner cette conférence. Je veux voir dans cette invitation le symbole de notre Tunisie nouvelle prête à accueillir chaleureusement tous ses enfants.
A Paris, je suis parfois critiqué pour l’optimisme dont j’ai toujours fait preuve à l’égard de l’évolution du pays, dès le lendemain de la Révolution de 2011, même en ses moments les plus difficiles. J’ai la prétention, en effet, de savoir prendre le pouls de notre peuple.
La Tunisie est le seul pays arabe ayant traversé « Le printemps arabe » sans sombrer dans le chaos et sans revenir à une forme de dictature. Pourquoi ? Ce « printemps » me fait penser à une parabole kabbalistique, celle dite des vases brisés. Selon cette parabole, au moment de la Création, Dieu a disposé une série de vases sur lesquels il envoya Sa lumière. Mais celle-ci se révéla si forte que les vases se brisèrent.
Je compare le mouvement révolutionnaire de 2011 à cette lumière si puissante que la structure de la plupart des pays arabes a volé en éclats. Sauf la Tunisie ! Depuis près de trois ans, en Tunisie tout est provisoire, le Président, les gouvernements successifs, les gouverneurs de région, les chefs d’administration, les directeurs des hôpitaux, etc. tous sont provisoires ! Et pourtant le pays n’a jamais cessé de fonctionner, plus ou moins bien. Fluctuat nec mergitur, la devise de Paris, convient bien à la Tunisie : Je flotte mais je ne coule pas. Et demain, 26 octobre, jour des élections, le bateau arrivera sain et sauf à son port.
La Tunisie traverse une véritable révolution, n’en déplaise aux esprits chagrins, ou bornés, qui ont de la révolution une représentation hollywoodienne, ceci quelles que soient les personnes qui, demain, dirigeront le Pays. Vous et moi avons un point commun avec ces futurs dirigeants. Nous avons tous un inconscient et c’est cet inconscient qui conduit le bal des destins individuels ou collectifs.
Qu’est-ce qu’une révolution ? C’est un changement de discours, de modèle. Un nouveau paradigme prend la place, lentement, insidieusement, progressivement, de l’ancien. Et ce changement de paradigme nous concerne, nous psychiatres.
Ce premier congrès des psychiatres tunisiens a eu le mérite de rassembler les courants les plus divers de la santé mentale. Peut-être pourrait-on subdiviser ces courants multiples en deux catégories.
Dans la première, le psychiatre se veut d’abord un scientifique, un médecin du substrat anatomo-physiologique.
Les tenants de la seconde catégorie pensent, eux, que jamais la subjectivité ne se réduira à une explication scientifique. La science étudie les échanges de matière et d’énergie, la subjectivité ne peut se réduire à ces échanges. Les neurosciences nous permettent de localiser dans le cerveau les structures encéphaliques liés à tel processus de pensée, à tel affect, elles nous en décrivent la physiologie et la dynamique , mais elles ne peuvent nous donner l’essence de ce processus de pensée, de cet affect.
Personnellement j’appartiens à cette seconde catégorie, et c’est comme psychanalyste que je vous parle.
Quel était l’ancien paradigme qui dominait sans partage les différents pays arabes et musulmans, Tunisie incluse ? C’était un modèle autoritaire, c’est à dire pyramidal, patriarcal.
Le paradigme démocratique vers lequel nous nous dirigeons pourrait être défini, grossièrement, comme une société de frères et de sœurs. La démocratie repose sur ce type de société fraternelle mais aussi sur l’égalité des femmes et des hommes. Ce type de société est certainement plus difficile à gérer qu’une société pyramidale, patriarcale.
Ce patriarcat va-t-il disparaître ? Certainement pas, mais il est désormais affaibli.
Freud a bâti la psychanalyse précisément sur le modèle patriarcal, sur une théorie du Père, gardien de l’ordre symbolique et modérateur des conflits. Ce schéma me paraît aujourd’hui insuffisant.
Pourquoi cet accent porté sur le Père ? Bien sûr, celui-ci est, ou devrait être , l’agent de séparation du sujet et de sa mère, sans quoi ce sujet s’engloutirait dans la psychose. Ce rôle du Père ne va pas disparaître, et on peut même regretter amèrement son affaiblissement. L’autorité paternelle, jusqu’ici de droit divin, est à réélaborer, à reconstruire, dans le contexte de la révolution féminine. Sur ce point aussi, la Tunisie joue son rôle de laboratoire.
Mais il y a aussi dans la rivalité au Père, quelque chose de relativement simple, d’optimiste. En effet, le conflit œdipien possède sa résolution, à savoir le meurtre symbolique du père et le renoncement à la mère comme objet de désir, sinon d’amour. Une fois le père mort, le conflit cesse.
En va-t-il de même dans la rivalité conflictuelle entre frères ? Car la fraternité n’est pas ce lieu d’amour que l’on imagine. Le meurtre du frère, son élimination, résout-il ce conflit ? Nullement, les frères sont comme les têtes de l’Hydre. Plus vous en coupez, plus il en repousse. Transposé sur la scène politique, on sait ce que cela donne.
Qu’attend-t-on de son frère (ou de sa sœur) ? Essentiellement qu’il vous ressemble le plus possible, qu’il partage les mêmes idées, les mêmes valeurs, les mêmes croyances, la même foi. Si cette ressemblance est insuffisante, vous allez rompre avec lui. Cela peut conduire à ce qu’on appelle la Purification ethnique. Seulement, une fois cette purification opérée, une fois éliminés les gens différents de vous, vous ne tardez pas à découvrir parmi ceux qui paraissaient si semblables à vous, des gens très différents, insupportables même, que vous allez souhaiter combattre, éliminer, etc.. Cette rivalité à l’autre du miroir est sans fin. Elle peut conduire au toboggan de la barbarie, ces toboggans que l’on voit proliférer ici et là.
Je pense que la psychanalyse devrait développer davantage sa réflexion sur cette question de la fraternité, non comme lieu d’amour, mais comme ressort de tous les conflits.
On a parfois reproché à Freud une inspiration religieuse, biblique, camouflée. Est-ce bien sûr ?
Sans vouloir choquer personne, permettez-moi un instant de considérer les textes sacrés, les textes fondateurs, non comme des météorites tombés du ciel, mais comme le dépôt d’une sagesse millénaire. Prenons le cas de la Bible. De quoi nous parle-t-elle dès les premiers chapitres ?
Du Père sous la forme de Dieu ? Peut-être. Mais dès la chapitre 3, voilà le premier meurtre, celui d’Abel, par son frère ainé, Caïn. Et ça continue, ça rabâche pour les sourds : rivalité des fils de Noé, rivalité d’Ismaël et d’Isaac, rivalité au bord du meurtre de Jacob et d’Esaü, puis des fils de David, qui s’entretuent, bref ça n’arrête pas.
De cette multiplication de récits de conflits entre frères, il ressort quand même une leçon, à savoir que la relation fraternelle est à la source de toutes les violences sociales. Elle paraît inépuisable. Serait-elle sans issue ?
Et voilà que la Bible nous présente soudain une figure merveilleuse, au physique comme au moral, Joseph le Juste, Yoseph Ha Saddik. Si cette figure mythique de Joseph tient ainsi une place importante dans le Coran, ce n’est pas pour rien. Dans la modernité, cette même figure a inspiré au grand écrivain allemand Thomas Mann, son chef-d’œuvre en quatre volumes, Joseph et ses frères.
Pourquoi ce personnage a-t-il une telle aura ? Justement parce qu’il représente le frère persécuté, presque mis à mort, puis vendu comme esclave par ses propres frères. Lacan le dira un jour, sans doute en allusion à son propre destin : « A quoi sert un frère ? A être vendu comme esclave en Egypte. »
Voila que dans un deuxième temps, ce Joseph est en posture de se venger de ceux qui lui ont fait tant de mal. Et pourtant, il n’en fait rien. Il surmonte ses pulsions et son agressivité, et il embrasse ses frères et les invite à suivre son exemple. Ce chemin idéal est celui de la sainteté et de la justice. Puissions-nous nous en inspirer !
Peut-être qu’en définitive, ce grand congrès s’est-il tenu sous le signe de Joseph, c’est-à-dire celui de rivalités fraternelles surmontées.