Wassili Grossman : « L’enfer de Tréblinka »

J’ai lu hier à chabbat un livre hallucinant. L’enfer de Tréblinka de Wassili Grossman. Il s’agit d’un petit récit assez simple où Grossman fixe les témoignages qu’il a recueilli a Tréblinka alors qu’il a participé à la découverte du camps où il est passé comme soldat de l’armée Rouge.

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Il écrit pour qu’on croit ce que lui même cherche à se prouver et que pourtant il constate comme s’il n’arrivait pas à se dire que c’était vrai.

Nous sommes arrivés au camp de Treblinka au début de septembre, treize mois après le soulèvement.  La fabrique de mort a fonctionné treize mois, et pendant treize mois les Allemands se sont appliqués à en effacer les traces.Tout est calme.  A peine si l’on entend bruire le sommet des pins, le long de la voie ferrée.  Ces pins, ce sable, cette vieille souche, des millions d’yeux les ont regardés des wagons qui s’avançaient lentement vers le quai. […] La terre rejette des fragments d’os, des dents, divers objets, des papiers.  Elle ne veut pas être complice.

Nous continuons d’avancer sur cette terre où le pas s’enfonce; tout à coup, nous nous arrêtons.  Des cheveux épais, ondulés, couleur de cuivre, de beaux cheveux de jeunes filles piétinés, puis des boucles blondes, de lourdes tresses noires sur le sable clair, et d’autres, d’autres encore.  Le contenu d’un sac, d’un seul sac de cheveux, a dû se répandre là… C’était donc vrai !  L’espoir, un espoir insensé, s’effondre : ce n’était pas un rêve !  Les cosses de lupin continuent de rendre leur son clair et les graines de tomber, et on croirait toujours entendre monter de dessous terre le glas d’un nombre infini de petites cloches.  Il semble que le coeur va cesser de battre, contracté par une amertume, une douleur, une angoisse trop fortes.

J’avais commandé ce livre sur Internet et en l’ouvrant je me suis aperçu qu’il avait été tiré à 50 exemplaires en 1945.

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Tout y est raconté avec détail et précision comme un constant clinique. Grossman raconte la machine de mort allemande et son effarant caractère scientifique et industriel : « Treblinka n’était pas une fabrique de mort aux procédés primitifs : elle empruntait ses méthodes à la grande production industrielle moderne, elle travaillait à la chaîne. »

La « route d’où l’on ne revient plus »:

Un anthropoïde grimaçant, dont le nom était Soukhomil, se trémoussait et criait en écorchant à dessein les mots allemands :
« Schneller, schizeller, mes petits ! L’eau du bain va être froide.  Allons, allons, dépêchons-nous ! »
Et là-dessus, il éclatait de rire, se contorsionnait et se mettait à gambader.  Les hommes aux bras levés marchaient en silence entre deux haies de gardiens, sous les coups de crosse et de matraque, et les enfants couraient car ils avaient peine à suivre les adultes.

Nous savons tout cela, nous avons lu mille récits, vu Shoah de Lanzmann, entendu les survivants… mais il y a chez Grossman quelque chose de spécial, étrange :

En voici un extrait :

On est troublé jusqu’au fond de l’être, on n’a plus ni sommeil, ni repos, quand on apprend comment les condamnés à mort de Treblinka conservèrent jusqu’au bout intacte leur âme d’humains : comment des femmes, pour sauver leurs fils, accomplissaient les actes les plus sublimes et les plus désespérés; comment de jeunes mères dont jamais personne ne connaîtra les noms couvraient leurs enfants de leurs corps; on m’a parlé de fillettes de dix ans qui dans leur sagesse candide cherchaient à consoler leurs mères éperdues, et un petit garçon qui s’écria en entrant dans la chambre à gaz : « Ne pleure pas, maman, les Russes nous vengeront ! » Les noms de ces enfants, nul ne les connaîtra jamais.  On m’a parlé de dizaines de révoltés qui se sont battus seuls et n’ayant que leurs mains nues, contre l’horrible meute des S.S. armés d’automatiques et de grenades, et qui sont morts debout, la poitrine percée de dizaines de balles.  On m’a parlé d’un jeune homme qui enfonça son couteau dans le corps d’un officier S.S.; d’un autre, amené du ghetto de Varsovie et qui avait réussi par miracle à cacher une grenade qu’il lança dans la foule de ses bourreaux.  On m’a parlé d’une bataille qui dura toute une nuit entre un contingent de condamnés à mort et les détachements de wachmanns et de S.S. Les coups de feu, les éclatements de grenades durèrent jusqu’au matin, et quand le soleil se leva, les cadavres jonchaient la place ; près de chacun gisait son arme : un gourdin arraché à la palissade, un contenu, un rasoir.  Mais les noms de ces hommes, personne ne les saura jamais.  On m’a parlé d’une grande jeune fille qui, sur la « route d’où l’on ne revient plus », arracha à un wachmann sa carabine, se battit contre des dizaines de S.S. qui tiraient sur elle et en tua deux. Un troisième eut la main broyée ; il est resté manchot. Quant à elle, on imagine les traitements et la mort  horrible qui lui
furent réservés.  Mais le nom de cette jeune fille, personne jamais ne le connaîtra, et nul ne pourra l’honorer.
Ou plutôt… Tous ces gens auxquels l’hitlérisme a enlevé leurs maisons et leur vie, dont il a voulu rayer les noms de la mémoire universelle, – ces mères qui couvraient leurs enfants de leurs corps, ces enfants qui essuyaient les larmes de leurs mères, et ceux qui, se battant avec des couteaux et lançant des grenades, sont morts dans les carnages nocturnes, et la jeune fille nue, pareille aux déesses antiques, qui se battait une contre cent, – tous sont entrés dans le néant avec le nom le plus beau qui soit, avec le nom d’homme, que la meute sanglante des Hitler et des Himmler n’avait pu leur ravir.  Oui, sur le monument de chacun d’eux, l’histoire écrira : « Ci-gît un homme. »

Grossman a longuement réfléchi sur le mal (voir ici) .

Le matin le rabbin Harboun nous avait dit que le destin du peuple juif était de monter et descendre et qu’il était descendu jusque là où aucun peuple n’avait été. Tout est vrai. Passant, souviens-toi.

NB : L’ensemble du livre est en ligne ici

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