Vayechev : au bout de nos rêves

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Le violoncelliste, Marc Chagall

La paracha Vayéchev commence en disant :

« Voici l’histoire de la descendance de Jacob. Joseph, âgé de dix-sept ans, menait paître les brebis avec ses frères. » (Gn 37, 2).

Pourquoi les toledot, les descendants de Jacob ces 12 fils de Jacob et Léa qui constitueront les 12 tribus d’Israël ne sont pas nommés mais seulement le fils de Rachel : Joseph ? Le nom de Jacob est intimement lié à celui de Joseph contrairement aux autres enfants. Parce que Joseph va reprendre l’héritage de Jacob.

Joseph : maassé Avot Siman Lévanim

On a le sentiment que toute l’histoire de Jacob se résume en Joseph. C’est donc, pour souligner le rôle particulier qui incombera à Joseph dans la mission patriarcale.

Le Zohar dit joliment :

« C’est après que Joseph s’unit à Jacob que sa race commença à porter des fruits ; le soleil était uni à la lune. C’est pourquoi la Torah dit : ‘‘Voici l’histoire de la descendance de Jacob : Joseph, etc.’‘ Parce que tous les fruits qu’avait porté cet arbre étaient dus à l’union de Jacob avec Joseph. Le fleuve céleste dont les eaux ne tarissent jamais, charrie les âmes, en ce bas monde. Mais le soleil seul ne suffit pas pour faire porter des fruits à la terre ; Il faut encore l’intervention du degré appelé le ‘‘ juste’’. Le soleil, même approché de la lune, ne saurait porter des fruits. Aussi fallait-il que Joseph, qui est du degré appelé ‘‘Juste ‘‘s’unit à Jacob pour que sa race porta des fruits » ( Zohar Vayéchèv.)

Pour expliquer pourquoi la généalogie de Jacob succède immédiatement à celle d’Esaü, le Midrach dit (entre autres !) :

« Dieu rassura le patriarche effrayé par toute cette liste des princes édomites s’étalant sur un chapitre entier (Cf. Gn 36) et lui promit qu’une seule étincelle à lui et une autre à son fils Joseph suffiront pour détruire toute cette grandeur illusoire. Comme il est écrit (Ovadia 1, 18) : ‘‘La maison de Jacob sera un brin de chaume : ils le brûleront, ils le dévoreront, et rien ne survivra de la maison d’Esaü – L’Eternel l’a dit » (Midrach Tanhouma Berechit Rabba)

Le sort de Jacob se trouve donc dès le début associé à Joseph : Jacob a travaillé sept ans supplémentaires chez Laban pour avoir Rachel pour épouse qui lui donnera le fils bien aimé qu’il attendait. L’un et l’autre furent voués à la haine de frères envieux qui les obligèrent à s’expatrier. (Midrach Rabba)

Le Talmud souligne cette exemplarité de Joseph au même titre qu’Hillel l’ancien qui fonde toute la tradition rabbinique après Yavné :

Nos rabbins ont enseigné : Le pauvre, le riche et le sensuel comparaissent devant la cour [le tribunal céleste].

On demande au pauvre : ‘‘Pourquoi ne t’es-tu pas occupé de la Torah ?’’ Il répond : ‘‘ J’étais pauvre et inquiet à propos de ma subsistance’’, ils lui disent : ‘‘Étais-tu plus pauvre que Hillel ?’’.  Il a été rapporté à propos de Hillel l’Ancien que chaque jour il travaillait et gagnait une somme dérisoire. Il en donnait la moitié pour accéder à la maison d’Etudes (payante), et dépensait l’autre moitié pour sa nourriture et celle de sa famille. Un jour, il ne trouva rien à gagner et le gardien de la maison d’étude ne lui permit pas d’entrer. Il a grimpé et s’est assis sur la fenêtre, pour entendre les paroles du Dieu vivant de la bouche de Chemaya et Abtalion.  On dit que ce jour était la veille du Chabbat du solstice d’hiver et la neige tombait sur lui depuis le ciel. Quand l’aube se leva, Chemaya dit à Abtalion : ‘‘Frère Abtalion, chaque jour cette maison est claire et aujourd’hui il fait noir, peut-être est-ce un jour nuageux ?’’. Il leva les yeux et vit la silhouette d’un homme à la fenêtre. Ils sont montés et l’ont trouvé couvert de trois coudées de neige. Ils l’ont enlevé, se sont baignés et l’ont oint et l’ont placé en face du feu et ils ont dit : ‘‘Cet homme mérite que le Chabbat soit profané en son nom [pour sauver sa vie].’’

Se présente l’homme riche : ‘‘Pourquoi ne t’es-tu pas occupé de la Torah ?’’ Il répond : ‘‘j’étais riche et occupés de mes biens’’, ils lui rétorquent : ‘‘Tu étais peut-être plus riche que R. Eleazar ?’’ Il a été rapporté à propos de R. Eleazar b. Harsom que son père lui avait laissé un millier de villes sur le continent et plus de mille bateaux sur la mer. Chaque jour, il prenait un sac de farine sur son épaule et allait de ville en ville et de province en province pour étudier la Torah. Un jour ses serviteurs [sans savoir qui il était] le requirent pour le service public. Il leur dit : ‘‘Je vous en prie, laissez-moi aller étudier la Torah.’’ Ils lui répondirent : ‘‘Par la vie de R. Eleazar b. Harsom, nous ne te laisserons pas partir.’’[Il leur donna beaucoup d’argent pour qu’ils le laissent partir]. Il ne les avait jamais vus, car il était assis toute la journée et la nuit, à s’occuper de la Torah.

Arrive la personne sensuelle, ils lui disent : ‘‘Pourquoi ne t’es-tu pas soucié de la Torah ?’’S’il répond : ‘‘ J’étais beau et obsédé par la passion sensuelle, ils lui rétorquent : ‘‘Étais-tu vraiment plus beau que Joseph ?’’. Il a été dit de Joseph le vertueux que la femme de Potiphar s’efforçait chaque jour de l’attirer par des paroles. Les vêtements qu’elle lui avait mis [pour lui] le matin, elle ne les portait plus le soir, ceux qu’elle avait mis le soir, elle ne les portait plus le matin. Elle lui disait : ‘‘Cède-moi !’’ Il répondait : ‘‘Non.’’Elle lui disait : ‘‘Je vais t’emprisonner’’. Il lui répondait : L’Eternel délivre les captifs.’’(Ps 146, 7). Elle disait : ‘‘Je ferai plier ton arrogance’’. Il lui répondait : ‘‘Le Seigneur relève ceux qui sont courbés’‘(Ps 146, 8). Elle lui disait : ‘‘Je vais t’aveugler’’. Il lui répondait : ‘‘Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles’‘(Ps 146, 8). Elle lui a offert mille talents d’argent pour le faire céder, pour coucher avec elle, pour rester près d’elle (Gn 39, 10), mais il ne l’a pas écouté il n’a pas couché avec elle dans ce monde pour ne pas être avec elle dans le monde qui vient. [en enfer].

Ainsi [l’exemple de] Hillel condamne les pauvres, [l’exemple de] R. Eleazar b. Harsom condamne les riches, et Joseph le vertueux condamne le sensuel. (TB Yoma 35b)

C’est donc Joseph, ce descendant de Rachel la bien-aimée de Jacob, cet homme à la vie difficile puisque ses frères jaloux, rejetons de Léa la mal-aimée mais tellement féconde, détestent au point de le jeter dans un puits, puis de le vendre à des caravaniers ismaélites qui l’emmènent en esclavage en Egypte. C’est par celui qui va devenir le prototype du juif vivant incognito en galout (diaspora), c’est à dire un lieu de dispersion du peuple et de fragmentation de l’âme, c’est par ce marrane, cet exilé caché de l’âme juive que passera le salut.

Joseph est avant tout frère. Il est cet enfant à qui le maladroit Jacob enjoint de rejoindre ses frères bergers à Sichem dans le val d’Hébron et qui, « errant », à l’instar de son père Jacob et de son arrière-grand-père Abraham – « un araméen errant »… « descendu en Egypte où il a vécu en émigré » (Dt 26, 5-9), cet errant de la fraternité rencontre alors un homme lui demandant « Que cherche tu ? » Gn 37, 16) à quoi il répond : « Ce sont mes frères que je cherche.». Et cet homme en quête de fraternité va rencontrer la haine de sa fratrie, la concupiscence de la femme de son patron, la prison et enfin en fin de paracha, l’oubli.

Le Targoum de Jonathan[1] remarque que l’envoi de Joseph par Jacob dans la vallée d’Hébron est le commencement de l’exil. A Hébron repose Abraham ; par cela se réalise le début de la réalisation de l’annonce prophétique faite à Abraham le premier patriarche : « Ta postérité sera étrangère dans un pays qui n’est pas le sien » (Gn 15, 13).

Tout comme Jacob a été confronté à la haine d’Esaw -le songe de l’échelle, qui voulait le tuer, Joseph confronté à la haine de ses frères et à leur jalousie permanente due à la rivalité entre les deux sœurs épouses de Jacob, jumelles et dont Léa était sortie la première tout comme Esaü nous dit le Midrach, va se mettre rêver. Le rêve est une manière d’échapper à la violence du quotidien, de la fuir mais aussi d’imaginer un autre monde, débarrassé de la violence.

Tuer le rêve

« Voici venir l’homme aux songes. Or çà, venez, tuons le, jetons le dans quelque citerne, puis nous dirons qu’une bête féroce l’a dévoré. Nous verrons alors ce qui adviendra de ses rêves! » (Gn 37, 19-20)

Quand un enfant est confronté à une trop grande violence autour de lui, il perd le contact avec le réel et fuit dans le rêve. Le rêve peut donc être une fuite de la réalité et dans ce cas-là il est « une prophétie avortée » comme dit Maimonide, « un soixantième de la prophétie » (TB Berakhot 57b)       . Mais il peut arriver que le rêve comme dans le cas de Joseph ne se termine pas dans la vapeur de l’inconscient mais constitue une sorte de cartharsis, permettant d’extérioriser des affects refoulés et de libérer le rêveur encerclé. Le puits dans lequel Joseph est jeté par ses frères est l’image même de l’homme encerclé. Il s’agit pour eux de tuer le rêve avec son rêveur. La « bête féroce qui l’a dévoré » n’est autre que leur violence jalouse qu’ils en sont pas prêts à assumer. D’une certaine manière les fils de Jacob paient sa gémellité conflictuelle avec Esaw et le fait qu’il ait pris pour femmes deux sœurs conduit les fils des rivales à une rivalité fantasmée. En bout de chaîne, Joseph est la figure de l’innocent persécuté, celui qui va payer pour toutes ces personnes qui n’assument pas leur violence.

L’objet du conflit est clair, un sentiment d’infériorité des fils de Léa que Joseph va extérioriser dans son songe et leur rapporter :

« Joseph, ayant eu un songe, le conta à ses frères et leur haine pour lui s’en accrut encore. II leur dit: « Écoutez, je vous prie, ce songe que j’ai eu. Nous composions des gerbes dans le champ, soudain ma gerbe se dressa; elle resta debout et les vôtres se rangèrent à l’entour et s’inclinèrent devant la mienne. » Ses frères lui dirent: « Quoi! Régnerais-tu sur nous? Deviendrais-tu notre maître? » Et ils le haïrent plus encore, pour ses songes et pour ses propos. Il eut encore un autre songe et le raconta à ses frères en disant: « J’ai fait encore un songe où j’ai vu le soleil, la lune et onze étoiles se prosterner devant moi. » II le répéta à son père et à ses frères. Son père le blâma et lui dit: « Qu’est ce qu’un pareil songe? Eh quoi! Nous viendrions, moi et ta mère et tes frères, nous prosterner à terre à tes pieds! » Les frères de Joseph le jalousèrent; mais son père retint l’affaire. » (Gn 37, 5-11)

Nous avons déjà remarqué avec Maimonide que le sentiment d’infériorité était à la racine de toutes les autres affections de l’âme. Le songe se présente alors comme une revendication du droit d’exister face un avenir bloqué.

La tradition va accorder à Joseph le titre de « Juste » suite à sa résistance à la tentation, au prix de sa liberté (après l’épisode avec la femme de Putiphar, accusé injustement, il finit en prison). Par cet acte de haute portée, il contribuera au maintien de l’héritage patriarcal et au salut du monde.

« Ceux qui ne conservent pas dans toute sa pureté le signe sacré de l’Alliance font en quelque sorte une séparation entre Israël et Hachem … Quiconque souille le signe sacré de l’Alliance est aussi coupable que s’il adorait les dieux étrangers Rabbi Siméon dit : ‘‘Joseph était appelé ‘Juste’ avant la tentation ; il n’a mérité ce nom qu’après avoir résisté à la tentation… C’est pour cette raison que Joseph est appelé ‘‘source d’eau vivante’’» (Zohar Vayéchèv)

Le réel transfiguré dans le rêve Joseph va être changé par la volonté du rêveur qui malgré toute les vicissitudes va rester un juste.

Le jeune du panetier et de l’échanson dans la prison vont les conduire à deux rêves diamétralement opposé que Joseph va interpréter l’un conduit l’échanson à la grâce et à la vie, tandis que le panetier est conduit à la mort. On reconnait là les deux symboles du repas : le pain et le vin.

La Torah souligne la gémellité des rêves des deux hommes :

« Lorsqu’ils eurent un rêve tous les deux, chacun le sien, la même nuit et chacun selon le sens de son rêve ; l’échanson et le panetier du roi d’Égypte » (Gn 40, 5)

Une identité confusionnelle que Rachi souligne :

Selon le midrach, chacun a rêvé « le rêve des deux », [le mot ‘halom (« rêve ») se lisant ici au cas construit, de sorte qu’il faut comprendre : « le rêve de tous les deux », et non : « tous les deux un rêve »]. Chacun a rêvé son propre rêve et l’interprétation du rêve de son compagnon.

Ces deux rêves sont écrits comme en miroir :

« Le maître échanson raconta son rêve à Joseph, en disant: « Dans mon rêve, une vigne était devant moi. A cette vigne étaient trois pampres. Or, elle semblait se couvrir de fleurs, ses bourgeons se développaient, ses grappes mûrissaient leurs raisins. J’avais en main la coupe de Pharaon; je cueillais les raisins, j’en exprimais le jus dans la coupe de Pharaon et je présentais la coupe à la main du roi. »
Joseph lui répondit: « En voici l’explication. Les trois pampres, ce sont trois jours. Trois jours encore et Pharaon te fera élargir et il te rétablira dans ton poste; et tu mettras la coupe de Pharaon dans sa main, comme tu le faisais précédemment en qualité d’échanson »
(Gn 40, 9-13)

« Le maître panetier, voyant qu’il avait interprété dans un sens favorable, dit à Joseph: « Pour moi, dans mon songe j’avais trois corbeilles à claire voie sur la tête. La corbeille supérieure contenait tout ce que mange Pharaon en fait de boulangerie; et les oiseaux le becquetaient dans la corbeille, a- dessus de ma tête. »
Joseph répondit en ces termes: « En voici l’explication. Les trois corbeilles, ce sont trois jours. Trois jours encore et Pharaon te feratrancher la tête et attacher à un gibet; et les oiseaux viendront becqueter ta chair. »
(Gn 40, 16-19)

Comme les frères de Joseph voulaient tuer ses rêves il ne peut y avoir de rêve qui font vivre et des rêves qui tuent. Mais a leçon de cette histoire c’est que Joseph sait distinguer dans ces deux rêves semblables des significations diamétralement opposées. Sa sagesse lui permet de discerner où vont ces rêves.

Rav Hisda dit : Un rêve qui n’est pas interprété est comme une lettre qui n’est pas lue. (TB Berakhot 55a)

Le Talmud parle longuement des rêves et leur accorde une réelle signification pour la vie éveillée. Commentant Jr 23, 28 qui dit « Que le prophète qui se targue d’un songe raconte ce songe ! Mais que celui qui est favorisé de ma parole annonce fidèlement ma parole : qu’a de commun la paille avec le grain? dit l’Eternel. » Le Talmud observe :

« Comme il n’y a pas de grain sans paille, il n’y a pas de rêve sans chose vaine » (TB Berakhot 55 a)

Bref il est impossible qu’un rêve ne contiennent pas de détails insignifiants.

Le Talmud observe aussi qu’un rêve ne se réalise parfois pas entièrement :

Rabbi Bérékhya dit : ‘‘Un rêve même s’il se réalise partiellement ne se réalise jamais entièrement’’. D’où le savons-nous : De Joseph car il est écrit « Et voici que le soleil et le lune [Jacob et Rachel] se prosternaient devant moi »… Et à ce moment-là sa mère n’étais plus (TB Berakhot 55 a et b)

Le Talmud ironise sur les rêves vains, c’est à dire de ceux qui n’ont pas de sens :

« Rava dit : ‘‘Sache que nul ne voit en rêve un palmier et or ou un éléphant se faufiler dans le chas d’une aiguille’’ » (TB Berakhot 55b).

Entre le premier rêve de Joseph et les deux rêves en prison se déroule l’inceste de Thamar, qui, déguisée en prostitué va coucher avec son beau-père Juda. « Or il se trouva, lors de son enfantement, qu’elle portait des jumeaux dans son sein » (Gn 38, 27) : Péreç et Zérah. Rachi commente :

Le mot « jumeaux » est écrit ici en entier : teomim, alors que chez Rivqa il est écrit dans une forme défective (tomim, sans waw ni yod). C’est que l’un des jumeaux, chez celle-ci, était un impie, tandis que chez Tamar tous deux seront des justes (Beréchith raba 85).

Là encore on se retrouve face à des jumeaux. C’est-à-dire face à une confusion. De cette lignée tourmentée naitra le roi David et, puisse venir ce jour, le messie. Fils des rêves.

Le travail de rêve est un travail qui trie les expériences émotionnelles pour les fixer ou non dans la mémoire. Il permet d’une part de les digérer pour fournir un matériel psychique et spirituel pour écrire un avenir, et d’autre part d’évacuer les éléments toxiques de ces expériences. La fin de la paracha nous rappelle cette fonction mémorielle du rêve :

Mais le maître échanson ne se souvint plus de Joseph, il l’oublia. (Gn 40, 22)

Joseph ingère les traumatismes nés de situations conflictuelles et va les transformer en avenir pour le peuple. Le rêve est une métaphore de la transformation relationnelle entre Joseph et ses frères. Son monde interne « juste » rejoint la réalité conflictuelle et violente et la transforme. Joseph est l’archétype de l’homme éthique, ce que montre sa « beauté ».

La beauté de Joseph

Le récit constate : « Or, Joseph était beau de taille et beau de visage.» (Gn 39, 6). C’est pour cela que la femme de Putiphar, son maître qui a « abandonné tous ses intérêts entre les mains de Joseph » veut coucher avec lui et l’accuse de viol après qu’il se fut enfui. De quelle beauté parle-t-on ?

Cette expression de « belle taille » est aussi appliquée à Rachel la mère de Joseph : « Rachel était belle de taille et belle de visage. » (Gn 29, 17). Une caractéristique qui l’oppose à sa rivale Léa : « Et les yeux de Léa étaient faibles. » (Gn 29, 17), « Léa » un mot qui signifie las ou fatigué, ses yeux tombent et sont fatigués. Un héritage que la tradition juive a souligné à plaisir dans le midrash ou le Zohar allant jusqu’à résumer, lapidaire :

« Une pomme ne tombe jamais loin de l’arbre » (Midrach Genèse Rabba 86, 6).

Le Talmud commente cette beauté en affirmant que Rachel est généreuse au point de donner Jacob qu’elle a aimé dés le premier instant à sa sœur, pour ne pas l’humilier :

« Jacob demanda à Rachel : « Veux-tu m’épouser ? » Elle répondit : « Oui, mais tu dois savoir que mon père est un tricheur et qu’il sera plus fort que toi. » « Et en quoi consiste sa ruse ?  » « J’ai une sœur plus âgée que moi et il tentera de la marier en premier. » Il lui donna alors des signes de reconnaissance (pour permettre de vérifier que la mariée serait bien Rachel). Vint la nuit du mariage et Rachel vit Léa menée vers le dais nuptial. Elle pensa : Ma sœur ne peut être ainsi humiliée ? Et elle lui fit part des signes. » (TB Méguila 13b)

La beauté de Rachel c’est donc son empathie sa capacité à se mettre à la place de sa sœur plus faible. La tradition insiste sur cette générosité de Rachel, à ne pas profiter d’un avantage physique évident.

Même si la beauté est qualifiée de mensonge par le livre des Proverbes (Pv 31, 30), les Sages admettent que la beauté extérieure peut être le reflet de l’intérieure :

« Toute fiancée qui a de beaux yeux, n’a pas besoin d’autre preuve de ses qualités » (TB Taanit 24a)

Le midrash se plait aussi à préciser que si Joseph ressemble physiquement à sa mère par sa beauté, il ressemble aussi à Jacob son père. Rabbi Yehouda affirme :

« Son visage (de Joseph) ressemblait à celui (de Jacob). » (Midrash Genèse Rabba 84, 8).

De quelle ressemblance et de quelle beauté s’agit-il ? On sait que toutes les fleurs de pommier sont belles au Printemps mais que certaines pommes finissent aigres à l’automne… comme de jeunes jouvenceaux finissent parfois perclus de rhumatismes égoïstes…

Esthétique et éthique

Les grecs (et les romains à leur suite) pensaient que la beauté physique était l’expression du Bien moral. L’esthétique était pour eux une éthique. Le corps faisait l’objet d’un véritable culte. Le gymnase était le haut lieu du culte du corps huilé où les éphèbes s’entrainaient. Les Jeux olympiques montraient à tous la perfection des corps, image de la Beauté divine. Olympie était, pour la durée des Jeux un territoire neutre, interdit à toute armée, un espace et un temps sacrés dont la paix ne pouvait être violée. La statuaire figeait le mouvement des corps et célébrait la juste proportion image de la beauté divine. A Delphes, comme dans la plupart des cités grecques, une monumentale statue d’Apollon, dieu de la beauté et divinité morale, était érigée dans le sanctuaire sacré du dieu. Un Apollon qui s’occupe de la santé morale autant que de la santé du corps des citoyens. Cette beauté visible et fascinante liée à la puissance de fascination idolâtrique est étrangère à la Torah qui la considère comme avoda zara culte étranger.

A Jérusalem l’éthique de comportement, la morale envers autrui et « l’amour du prochain » ainsi que l’exprime le code Lévitique, fondé sur l’amour et le respect d’un dieu unique, est le critère ultime de la conduite humaine. Il n’est dans ce monde d’esthétique que d’éthique. Le visage d’autrui nous convoque non pas en tant que beauté solaire ou proportion parfaite, microcosme renvoyant à la course parfaite du macrocosme des astres, mais en tant que fragilité, dont chacun a la responsabilité selon la parole de Dieu à Caïn « Qu’as-tu fait de ton frère ? ». On est dans un tout autre monde.

L’empathie précède donc le choc esthétique devant la beauté solaire du corps d’autrui. Cette beauté est traduite dans la Bible par le mot « Gloire ». Le choc esthétique devant la création fait signe de la Gloire son créateur. Si comme dit un psaume :

« Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament proclame l’œuvre de ses mains. Le jour au jour en livre le récit au jour, et la nuit à la nuit en donne connaissance, Point de discours, point de paroles, leur voix ne se fait pas entendre. Sur toute la terre [pourtant] s’étend leur harmonie, et leurs accents vont jusqu’aux confins du monde, là où Dieu a assigné une demeure au soleil » (Ps 19, 1-4)

La beauté de la nature renvoie à la parole des hommes au chant et à l’écoute beaucoup plus qu’à son spectacle éblouissant.

Selon l’adage talmudique : Maassé Avot siman lévanim, « les actes des pères sont des signes pour leurs enfants ». Une expression qui signifie que le peuple d’Israël dans son histoire revit les mêmes péripéties d’existence que la générosité se transmet d’âge en âge. Joseph est présenté par la Bible comme le parfait imitateur de Jacob-Israël, lui-même parfait imitateur de son père Isaac, lui-même parfait imitateur de son père Abraham.

Le beau Joseph est donc le fils préféré de son père, ce qui lui vaut la jalousie de ses frères qui tentent de l’éliminer puis le vendent à des marchands d’esclaves, un drame préludant à l’exil de tout le peuple juif en Egypte. Joseph est donc présenté comme celui qui reprend l’héritage moral et éthique des Patriarches et qui malgré les turpitudes qu’on lui inflige tient bon.

Si Joseph est beau c’est donc parce qu’il hérite de la grandeur morale de son père Jacob en plus de l’abnégation de sa mère qui est sa vraie beauté. En effet, Rachel a renoncé à son mari Jacob amoureux d’elle pour le donner, dans un premier temps à sa sœur Léa. « Léa avait les yeux faibles » dit discrètement le texte biblique avant de souligner par deux fois la beauté de Rachel : « belle de taille et belle de visage. ». Rachel la Bien-Aimée des deux femmes de Jacob.

On le voit donc la Bible place la beauté éthique au sommet de son échelle de valeur. La grandeur morale, la vaillance du cœur, l’abnégation désintéressée sont la vraie beauté, celle qui ne peut s’éteindre et sur laquelle la succession des générations et donc les affres du temps n’a pas de prise. En Joseph la beauté physique de sa mère est subordonnée à sa beauté éthique, une éthique qui est celle de son père et des Patriarches fondateurs.

La Torah sait être cinglante face à la fausse beauté, dans le Livre des proverbes que nous lisons au début de chaque chabbat décrit l’Echet Hayil (Pr 31, 10), la « femme vertueuse » qui seule trouve grâce à ses yeux : « Mensonge que la grâce ! Vanité que la beauté ! La femme qui craint l’Eternel est seule digne de louanges. » (Pr 31, 30). La racine hiil est la même que celle de ‘Hayal, le « soldat » qui confère à ce mot le sens de puissant, vaillant, mais aussi « Brave » (Ps 76, 6); capable (Pr 12, 4); triomphe (Ps. 118, 15); un rempart (Ps 84, 8); riche (Pr 13, 22).

Etrange conception de la beauté que celle qui vient de Jérusalem et descend du Sinaï jusqu’à nous, si éloignée de l’esthétique d’Athènes et des dieux de l’Olympe. Aphrodite déesse de l’amour, de la beauté et du désir, amante d’Arès et épouse d’Héphaïstos, le plus laid des dieux de l’Olympe s’oppose en tous points au fidèle Joseph qui refuse l’adultère avec la femme de son maître égyptien et conserve sa vertu face à une femme des plus insistantes. Joseph que la Bible présente en contre modèle de son frère Juda qui pratique l’inceste avec Tamar, sa belle-fille, déguisée en prostituée (Gn 38). Tamar « quitta ses vêtements de veuve, prit un voile et s’en couvrit » dit la paracha, tout comme Joseph laisse le sien dans la main de la femme de Potiphar qui l’a agrippé, « Viens dans mes bras ! ».  Il abandonna son vêtement dans sa main, s’enfuit et s’élança dehors » (Gn 39), laissant une fausse preuve permettant de l’accuser de viol. Etrange conception de la beauté, radicalement hétérogène au ‘miracle grec’, d’une éthique qui ne le cède jamais à l’esthétique considérant le désir sexuel humain jusque dans ses formes les plus troubles.

Deux visions du monde donc, celle qui vient de l’Olympe et celle du Sinaï. Deux beautés liées l’une au regard et l’autre à la voix. L’une qui confine à la musique des sphères et l’autre qui chante à perte de vue. L’une qui célèbre l’éros et l’autre l’éthos. Une éthique et une esthétique.

La perfection du corps renvoie à celle de l’âme. Le Rambam (1138-1204) commente au Moyen-Age :

« L’homme est susceptible d’une double perfection, à savoir d’une perfection première, qui est celle du corps, et d’une perfection dernière qui est celle de l’âme. […] Il est évident aussi qu’on ne peut parvenir à cette dernière perfection sublime qu’après avoir obtenu la première ; car il est impossible que l’homme étant tourmenté par une douleur, par la faim, la soif, la chaleur ou le froid, saisisse même des idées qu’on voudrait lui faire comprendre et comment, a plus forte raison, pourrait-il en former de son propre mouvement ? Mais après être arrivé à la première perfection, il est possible d’arriver à la seconde, qui est indubitablement la plus noble, car c’est par elle seule que l’homme est immortel. » (Moïse Maimonide, Guide des égarés, III, 27)

[1] Elie Munk, pg. 515.

Un commentaire sur « Vayechev : au bout de nos rêves »

  1. shalom halekhem
    Corse et guer… vous avez écris l’ouvrage ( et de façon brillante ) que je m’étais mis en demeure de rédiger..Merci . J’y rajouterais ceci: Post Shoa , l’ONU s’était mis en en quête d’un territoire pour les nôtres, la corse fut envisagée comme terre d’attribution…
    Vos recherches dans tous les cas de figure de mieux comprendre le bonheur que nous éprouvons de nous retrouver dans le village de famille ( curzu, osani) et de l’accueil chaleureux que nous y rencontrons.
    Si Jérusalem me manque,le parfum de la myrte et du maquis de corse me manque tout autant…..
    Merci vous lire fut un réel bonheur.
    Eliezer Métral

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