Le pianiste juif de Barletta

Dans Le Monde d’aujourd’hui : « Le juif de Barletta« 
Par Marion Van Renterghem – Barletta (Italie) Envoyée spéciale

« J’étais un enfant normal de Barletta. Mes parents et le curé me parlaient de Jésus, et moi je pensais : Jésus est juif. Je sentais que j’appartenais au peuple juif. Je ne savais pas pourquoi. C’était quelque chose de très primitif, de très simple. Comme si je découvrais d’un coup que je venais d’ailleurs. »

 BarlettaIl y a 93 600 habitants à Barletta, dont deux juifs. Grazia et Francesco Lotoro habitent la zone industrielle de la petite ville des Pouilles, à côté de grands hangars mornes où les camions entrent et sortent. De leur sobre appartement au rez-de-chaussée, via dell’Industria, ils n’aperçoivent ni les oliviers, ni la terre pourpre, ni les châteaux souabes ou les cathédrales couleur crème qui parsèment les bords de l’Adriatique. Dans ce recoin du Mezzogiorno catholique et dénudé, ils se sentent un peu seuls. « C’est difficile d’être juif à Barletta, déplore Grazia. Il n’y a que nous. On ne peut partager les fêtes avec personne. »

 Grazia travaille au bureau de poste de Barletta. Francesco est pianiste concertiste. Grazia la gracieuse est assise bien droite et ne s’exprime que quand on le lui demande, avec un sourire très doux. Francesco a le teint pâle du savant insomniaque et parle sans cesse en promenant son regard myope d’un air égaré. Il peine à expliquer l’immensité de ce qu’il a entrepris. Il répète « ma recherche », mécaniquement, nerveusement. Il se frotte les yeux derrière ses grosses lunettes, s’interrompt soudain pour fouiller dans ses papiers, ne trouve pas ce qu’il semblait chercher, tente sa chance sur l’ordinateur, se met au piano pour faire une démonstration musicale. Il voudrait tant qu’on le comprenne.

Francesco Lotoro est pressé. Trop à faire, trop à dire, pas assez de temps. Il a entraîné Grazia dans la mission gigantesque qu’il s’est assignée : dénicher, décrypter, rassembler toutes les musiques composées dans les camps de concentration et les prisons du monde entier. Il a 48 ans. Aura-t-il le temps avant de mourir ?

 Il ne sait pas très bien quand tout cela a commencé, ni pourquoi. Ses parents, ses frères et soeurs sont de bons catholiques, comme tout le monde à Barletta. Sa mère était couturière et son père avait une boutique au centre-ville. A 11 ans, va savoir pourquoi, Francesco réclame un piano. Un peu plus tard, au lycée, il est saisi d’une autre certitude inexpliquée, une illumination. « J’étais un enfant normal de Barletta, raconte-t-il. Mes parents et le curé me parlaient de Jésus, et moi je pensais : Jésus est juif. Je sentais que j’appartenais au peuple juif. Je ne savais pas pourquoi. C’était quelque chose de très primitif, de très simple. Comme si je découvrais d’un coup que je venais d’ailleurs. » Soudain juif depuis toujours.

Le pianiste - Roman Polanski
Le pianiste – Roman Polanski

 Ses parents ne posent pas de questions à ce fils extravagant qui ne joue jamais, passe son temps entre les livres et son clavier, refuse d’apprendre à nager et n’accorde pas un regard à la mer bleue au bord de la ville. La nuit, sa mère doit lui retirer ses lunettes et refermer l’encyclopédie d’histoire ou l’atlas sur lequel il s’est assoupi dans son lit. Le jour, le jeune Francesco hante la bibliothèque de Barletta pour y scruter tout ce qu’il trouve sur le judaïsme, les juifs des Pouilles, de Calabre et de Sicile. Il pense descendre d’une famille juive convertie pendant l’Inquisition en Espagne. Plus tard, au terme d’un long acharnement auprès des autorités rabbiniques, Grazia et Francesco Lotoro deviennent officiellement juifs.

Ils en sont là, via dell’Industria. Il y a une mezouza à l’entrée. Deux affiches du Caravage égaient comme elles peuvent le salon austère. D’un pas de souris, Grazia apporte du thé et des gaufrettes. La pièce à côté est faite d’un capharnaüm de papiers et de livres savants sur la musique et l’univers concentrationnaire, d’un piano et de deux bureaux. Grazia y a sa place derrière Francesco, qui lui tourne le dos. Elle l’appelle « mon génie ». Un jour, elle a tout quitté, mari et enfants, pour se consacrer à lui et à ce grand oeuvre : « ma recherche », comme Francesco Lotoro le redit encore, de sa voix fatiguée par trop d’urgence.

« Ma recherche » est née au hasard d’un concours de piano à Tel-Aviv, en 1990. Francesco Lotoro devait y interpréter une sonate de Gideon Klein composée à Terezin, ce camp de concentration nazi maquillé en outil de propagande, où les plus grands musiciens juifs du moment ont été enfermés ensemble avant d’être assassinés. « L’histoire de cette sonate m’a fasciné », raconte Francesco Lotoro. Il lit tout ce qu’il trouve sur la vie de ce pianiste tchèque né en 1919, déporté à Terezin en 1941, transféré à Auschwitz en 1944 et tué dans les mines de charbon à Fürstengrube. « Son corps n’a jamais été retrouvé, il fallait que je retrouve sa musique, raconte-t-il avec nervosité. Que je redonne vie à ces compositeurs qui ont voulu créer coûte que coûte pour rester des êtres humains. Jouer cette musique perdue pendant soixante-dix ans, c’est comme ressusciter la bibliothèque d’Alexandrie. C’est la raison de ma vie. »

 Par où commencer ? A 26 ans, en 1990, le concertiste rassemble ses maigres économies et part pour Prague, au plus près de Terezin. Il fait le tour des librairies, des musées, des universités, des bibliothèques, remplit une valise de 300 partitions écrites par des musiciens déportés. Il rencontre des proches de musiciens assassinés, des survivants comme Karel Berman. La directrice de la bibliothèque municipale lui sert de guide, lui parle de la richesse des musiques composées par les prisonniers politiques dans le monde entier. « Elle m’a posé cette question simple, raconte-t-il : « Pourquoi vous limiter aux musiciens juifs ? » »

 Le pianiste de Barletta sait encore moins où donner de la tête. Le voilà lancé à la recherche de toute la musique concentrationnaire perdue, où qu’elle soit, quelle qu’elle soit. Ecrite in extremis et en catimini, motivée par la souffrance et la peur, dans les camps de concentration et d’extermination nazis ou soviétiques, dans les camps civils et militaires, dans les prisons de Mandchourie, d’Inde et des anciennes colonies françaises, et même dans celles où les Alliés retenaient les Allemands pendant la guerre.

Il a trouvé de tout : du classique, du dodécaphonique, des chansons parodiques, du blues, du swing, de l’opéra, de la musique religieuse ou traditionnelle. Des chants sentimentaux américains nés dans les prisons japonaises, des compositions de moines franciscains à Dachau, des choeurs féminins à Ravensbrück, des musiques de cabaret joyeux à Terezin.

« La différence avec la musique écrite en liberté est à peine perceptible, explique-t-il. Qu’un musicien écrive chez lui ou en prison, il s’isole. Mais, dans les camps, il y a une angoisse, une urgence, la nécessité d’économiser l’espace, d’être succinct… » Des partitions ont été interrompues brutalement. D’autres sont à peines lisibles, trop fébriles, effacées par le temps, par l’humidité qui superpose les écritures. Il faut parfois lire devant un miroir la page imprimée à l’envers sur le verso. A Terezin, pour défier le temps qu’il lui restait, Viktor Ullmann a composé plus de vingt oeuvres en moins de deux ans, dont un opéra, Der Kaiser von Atlantis. Avant d’être embarqué pour Auschwitz.

A Barletta, Francesco Lotoro se met au piano. Joue quelques notes du compositeur tchèque Rudolf Karel, assassiné à Terezin. En tant que prisonnier politique, celui-ci n’avait pas droit au papier, mais sa dysenterie le conduisait aux toilettes. La musique de Rudolf Karel, écrite avec du charbon, se lit ainsi sur papier hygiénique. D’autres ont utilisé des bouts de papier journal, des cartes postales ou des magazines de propagande. Au piano, Francesco Lotoro tente d’expliquer l’urgence. « Vous entendez, là ? Il est moins synthétique. Il se dépêche. Vous voyez les blancs, entre les notes ? Il est tendu par l’angoisse de ne pas finir. La poésie du langage est perturbée, comme un beau paysage fracassé par la pluie. Certaines partitions sont interrompues brutalement. »

Cette angoisse, il la partage. S’il ne pouvait pas finir à temps ? Il a déjà récupéré 4 000 partitions, dont 1 000 sont transcrites dans l’ordinateur et 3 000 restent à déchiffrer. Encore reste-t-il à tout enregistrer. « Je ne suis pas archéologue, à fouiller les restes d’une tombe ou d’un temple, précise le pianiste. Je ne cherche cette musique que pour la jouer et l’offrir. » Pas moins de 407 morceaux sont déjà publiés en CD sous le titre KZ Musik. De la musique juive, chrétienne, soufie, basque, tzigane, résistante de tous les pays. L’édition de ce CD a intrigué un jeune journaliste, Thomas Saintourens. Chercheur à la recherche du chercheur, il lui a consacré un livre exhaustif, Le Maestro (Stock, 312 pages, 19,50 euros), fait d’allers-retours entre Barletta et les musiciens captifs.

Pendant ce temps, Francesco Lotoro a embarqué des amis dans l’aventure. Angelo De Leonardis, baryton, et Paolo Candido, chef d’orchestre, lui sont aussi dévoués que l’est Grazia. La nuit, le week-end, ils déchiffrent les partitions, les transcrivent sur l’ordinateur, échangent leurs questions musicales, complètent les morceaux interrompus, reconstituent les textes dont les mots manquent. Sans relâche au service de ce génie un peu fou qui leur donne des ordres dans l’espoir de finir à temps. « J’ai le malheur d’être son ami, de trouver son intuition géniale et de me ruiner pour ce fou ! », soupire Paolo Candido. « Unir la musique et la conscience morale, cela vaut la peine », ajoute Angelo De Leonardis. « C’est important, très important ! s’agite Francesco Lotoro. Il faut se dépêcher, rassembler toute la musique ! »

La musique des camps résonne dans le conservatoire de Foggia, pas loin de Barletta. Les trois amis se sont ruinés, une fois de plus, pour payer l’auditorium, le piano, les instruments, le personnel, les musiciens, les solistes, l’ingénieur du son, la maison de disques (Musikstrasse). Le chemin reste infini. Francesco Lotoro s’est mis en tête d’explorer la musique du goulag. « Partout où l’homme est en captivité, dit-il, la musique naît. Ma vie sera trop courte pour l’expliquer. » Il se prend le front d’une main et, de l’autre, mime sa vie d’un grand geste inquiet.

Marion Van Renterghem – Barletta (Italie) Envoyée spéciale
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2 commentaires sur « Le pianiste juif de Barletta »

  1. Cher Didier Ce même après midi je suis tombé sur cet article bouleversant et j’ai immédiatement commandé un des disques de ce Barlotto. Étrange notre syntonisation ! Amitié

    Envoyé de mon iPhone

  2. Didier bonjour, J’ai rencontre personnellement Francesco et Grazia a la synagogue italienne de Jerusalem il y a quelques mois, je les admire tant. Malheureusement, les juifs italiens d’ici (romains et gauchistes) les ont pratiquement boycotte et se sont moques d’eux d’une maniere tres mechante, et les ont meme traites de fous. Quelle tristesse! Myriam

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