Le maure, la Corse et les juifs

Figures du « maure » en Méditerranée

testamoraEcouter : Shecharchoret (La fille noire, la mauresque,  Morenica en ladino) :

Avec l’expulsion des Juifs d’Espagne 1492, puis celle des Morisques en 1609, le royaume chrétien exclut ses minorités ethniques et religieuses. L’expulsion des juifs qui vivaient en Espagne depuis presque deux millénaires est le résultat d’un long processus de marginalisation qui commence véritablement à partir de la victoire de Las Navas de Tolosa en 1212 et marque un tournant politique. A partir de ce moment, les Chrétiens « re-conquièrent » la péninsule ibérique contre les Musulmans et marginalisent progressivement les juifs avant de les persécuter. Cette Reconquista, croisade contre ceux que la Chrétienté qualifie d’ « Infidèles « musulmans et juifs…

La conquête de Grenade le 2 janvier 1492 qui signe la fin du Califat andalous est suivie deux mois plus tard, le 31 mars 1492, du décret d’expulsion des juifs. Les derniers musulmans, les « Morisques » suivront en 1609.

On sépare donc les chrétiens des infidèles. Les Siete Partidas , le plus important code de lois médiévales publié en1265 par le roi Alfonse X, stipule que :

“Tous les juifs, hommes et femmes, qui vivent dans le royaume doivent porter un certain signe sur la tête, de sorte que tout le monde sache distinguer le juif de celui qui ne l’est pas. Et, celui qui ne le porterait pas, devra payer une amende de dix maravédis d’or chaque fois qu’il ne l’ait pas ; et, s’il n’a pas de quoi verser cette somme, il recevra publiquement dix coups de fouet.” (titre XXIV, loi XI)

Comme le montre Maria Ghazali  « La marginalisation et l’exclusion des minorités juive et musulmane était en train de se mettre en place au lendemain de la conquête chrétienne. Les mesures discriminatoires déjà prises alors vont se perpétuer, voire s’aggraver, pour aboutir à l’expulsion ou à la conversion forcée des
Juifs en 1492 et des Mudéjares (maures) de Castille en 1502. Les
dispositions prises envers les renégats et les hérétiques annoncent déjà aussi la politique que mènera l’Inquisition espagnole à l’époque moderne vis-à-vis
des Judéo-convers et des Morisques ».

Les événements de 1492 sont donc la fin d’un processus par lequel l’Espagne exclut ses minorités ethniques et religieuses. (voir à ce sujet l’article de Maria Ghazali : Marginalisation et exclusion des minorités religieuses en Espagne : Juifs et Maures en Castille à la fin du Moyen-Age )

Les Maures, en Méditerranée ce sont d’abord les musulmans de la péninsule hispanique et du Maghreb mais dans un second temps ce mot en vient à désigner aussi les turcs ottomans qui n’ont rien d’arabe puis tous les « bronzés », le mauro c’est le noir en espagnol. Le Maure c’est le basané, l’andalou qui parle arabe (le « pataouète » disaient les ashkénazes d’Algérie!). Qu’il soit juif, musulman ou Turc.

Faut-il rappeler que l’oeuvre séfarade de Nahmanide (Le rav de la Dispute de Barcelone en juillet 1263 ), est écrite en judéo-arabe ? que l’œuvre de Maïmonide, Moshe ben Maimon, le Ramban, en arabe Abū ‘Imrān Mūsā ibn Maymūn est presque entièrement rédigée en judéo-arabe ?

Le judéo-arabe et le judéo-espagnol sont donc les langues de ces émigrés sans feu ni lieu qui quittent l’Espagne puis le Portugal par vagues d’immigration successives pour se retrouver dans les pays du Maghreb à Livourne en Italie à 120 kilomètres de Bastia, direction Smyrne en Turquie,  Amsterdam (Spinoza) et les « portugais » d’Amsterdam,  la Tunisie, la Sardaigne, et vers… la Corse génoise, c’est à dire indemne de la puissance aragonaise. Celle de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille qui ont signé le décret d’expulsion.

La figure du maure se répand donc bientôt en méditerranée avec un sens de plus en plus large qui déborde l’Islam, le maure c’est le migrant, l’errant, l’exclus de la Chrétienté. Cette figure va peu à peu constituer un thème littéraire et poétique qu’on va retrouver dans les chants ladino, sur le drapeau corse et… dans les poèmes des marranes Jean de La Croix et de sa compagne spirituelle Thérèse d’Avila .

 

Le Canciero Ladino et la fiancée du Shir Ashirim (Cantique des cantiques)

On retrouve cette figure et cette identification du Juif et du Maure dans les chants ladino des séfarades expulsés d’Espagne.

Le ladino dans le monde sépharade est l’équivalent du Yiddish en monde ashkénaze. Un croisement entre l’hébreu et l’espagnol comme le Yiddsh remixe l’hébreu et l’allemand, des langues vernaculaires de la Galout (diaspora).

Le Canciero Ladino nait au croisement des musiques de la tradition juive et de la musique de la terre d’accueil (Smyrne, Salonique, Tunis…). La plupart des chansons de mariage de ce vaste répertoire de poèmes liturgiques et traditionnels Ladino appartiennent au genre du Cancionero qui fleurit au milieu du XVème siècle.

L’un de ces chants lyriques juif chanté en Turquie a pour thème « la brune dont la peau a été assombrie par le soleil ». La Morena, la Morenica, la Maure qui est alors une figure poétique commune de la poésie espagnole.  

Pourquoi ? Parce que la Maure c’est la fiancée noire du Cantique des Cantiques. Elle désigne dans le langage codé des expulsés mais aussi des marranes les filles d’Israël. Celle que l’Epoux a choisi bien que rejetée. La brune aux cheveux sombres.

Un chant chanté chaque Vendredi soir au début du Shabbat. Dès le verset 5 du premier chapitre on lit :

Je suis noircie,( שְׁחוֹרָה אֲנִי וְנָאוָה) ô filles de Jérusalem, gracieuse pourtant, comme les tentes de Kêdar, comme les pavillons de Salomon.Ne me regardez pas avec dédain parce que je suis noirâtre; c’est que le soleil m’a hâlée. Les fils de ma mère étaient en colère contre moi: ils m’ont fait garder les vignobles, et mon vignoble à moi, je ne l’ai point gardé ! (Ct 1, 5-6)

On imagine l’émotion et l’espoir de liberté, la fierté retrouvée, que pu produire ce chant que Rabbi Aqiba comparait au Saint des saints (Qadoch a-quadochim) dans l’âme des expulsés d’Espagne au teint sombre répandus dans tous les ports de la Méditerrannée.

En voici une version chantée hébraïque Shecharchoret (La fille noire, la mauresque, La Morenica en ladino) :

שחרחורת יקראוני צח היה עורי
ומלהט שמש קיץ   בא לי שחורי

Shecharchoret yikre’uni
tzach haya ori
umilahat shemesh kayitz
va’ani shechori
La fille sombre, ainsi qu’ils m’appellent
ma peau était d’un blanc pur
du feu du soleil d’été
Je suis sombre

שחרחורת יפיפית כל כך
בעינייך אש   בוערת ליבי כולו שלך

Refrain :
Shecharchoret
yafyafit kol kach
be’einayich esh bo’eret
libi kulo shelach
Refrain:
fille foncée
tellement magnifique
dans tes yeux – un feu brûlant
mon coeur est entièrement à vous

שחרחורת יקראוני כל יורדי הים
אם עוד פעם יקראוני שוב אלך איתם

Shecharchoret yikre’uni
kol yordei hayam
im od pa’am yikre’uni
shuv elech itam
La fille sombre, ainsi qu’ils m’appellent
tous ceux qui descendent à la mer
S’ils m’appellent à nouveau
Je vais retourner (shouv !)  avec eux à nouveau

שחרחורת יקראני בן לאב מוֹלך
אם עוד פעם   יקראני אחריו אלך

Shecharchoret yikre’eni
ben le’av molech
im od pa’am yikre’uni
acharav elech
La jeune fille sombre, ils m’appellent
fils du roi législateur
S’ il m’appelle de nouveau
Je vais le suivre

Un chant, La Morenicca, est bien connu du répertoire Ladino :

Morenica a mi me llaman

blanca yo nací:

el sol del enverano

m’hizo a mi ansí.

Morenica, graciosica sos.

Morenica y graciosica y mavra matiamu.

Ya se viste la morena

y de yul yagi

la nave ya sta ‘n vela,

que ya va a partir.

Morenica…

Morenica me llaman

los marineros,

si otra vez me llaman

me vo con ellos.

Morenica…

Morenica a mí me llama

el hijo del rey,

si otra vez me llama

yo me vo con él.

Morenica…

 

Les amateurs de chants corses gouteront la proximité de cette musique judéo-espagnole parfois chantée en hébreu, avec les polyphonies corses, cette musique âpre et envoûtante bien connue dans l’île, pas celle des touristes ou des rengaines napolitaines mais celles des bergers d’Alta Rocca et d’ailleurs. Cette proximité n’est pas seulement due à la méditerranée, mer ouverte, mais à des échanges réels entre l’Ile et la péninsule ibérique…Car « En matière de langue, la mer fait souvent plus lien que frontière » (voir ici : http://www.ajaccio.fr/Reflexion-sur-la-langue-Corse_a16.html ). La Déploration Corse, le lamentu et le voceru sont une mémoire des morts.

Quelques chants Ladino (chant : Haparvarim) :

Avre Tu puerda Cerrada est une romance trés connue des juifs turcs:

Ki eshmera shabbat (Parceque je garde le shabbat, D. me garde, en hébreu):

 

Dror Yikra :

Il va proclamer la liberté pour tous ses enfants
Et te garder comme la prunelle de son œil
Plaisant est ton nom et il ne sera pas détruit
Repos et paix le jour du shabbat.

Cherche mon sanctuaire et ma maison.
Donnez-moi un signe de délivrance.
Plante un pied de vigne dans ma vigne.
Regarde  mon peuple, entend sa complainte.

[…]

Repousse mes ennemis, ô Dieu jaloux.
Remplis leur cœur de peur et de désespoir.
Ensuite, nous ouvrirons nos bouches,
Nos langues emplies de ta louange.

Connaisla sagesse, que ton âme puisse vivre,
Et elle sera un diadème pour ton front.
Garde les commandements du Saint UN
Observe le shabbat, ton jour sacré.

 

« Les Corses veulent y voir clair », Paoli, le drapeau Corse à tête de maure et les juifs.

Le drapeau à tête de maure en Corse

Dès le XII ème siècle, des seigneurs chrétiens en Espagne font figurer sur leurs bannières une tête de Maure décapité afin de symboliser la Reconquête et frapper les esprits. Mais ce n’est que dans la seconde moitié du XIVème siècle que les quatre Maures apparaissent sur le drapeau sarde, royaume de la Confédération de la Couronne d’Aragon. La tête de maure est à l’origine une tête coupée. Celle d’un maure vaincu et avec un bandeau sur les yeux.

En réalité la Corse aux mains génoise de l’office Saint-Georges depuis 1453 et qui l’administre jusqu’en 1562 a été sous influence espagnole.

Sous le règne de Charles Quint, Bonifacio et sa place forte sont un enjeu stratégique face aux turcs – Dragut, ce qui signifie dragon (1514-1565) le célèbre corsaire ottoman prend ses quartiers d’hiver dans l’Ile du Castiglione dans la baie de Porto-Vecchio; face aux sardes et sur le chemin d’Alger.

Philippe II, qui lui succède, exerce lui aussi une  souveraineté théorique  sur ses possessions méditerranéennes, dont la Sardaigne et la Corse. La Banca administre l’Ile, lève l’impôt, paie parfois les rançons des turcs qui mènent des razzias avec prises d’otages.

C’est lui qui fait dessiner une bannière pour cette possession en 1573, par le géographe Giacomo Mainoldi Galerati qui propose  une tête de Maure sur fond blanc, à l’instar de celle de la  Sardaigne voisine composée d’une croix et de quatre têtes de Maures promulguée en 1281 sur le sceau du roi d’Aragon, Pierre III le Grand que l’on retrouve dans les armes de la ville de Cagliari.

blasonsard

 

Théodore de Neuhoff, ‘Roi de Corse’ et Paoli

Le 12 mars 1736 débarque à Aléria un baron Allemand paré de titres prestigieux : Théodore de Neuhoff sera proclamé au couvent d’Alésani premier Roi de Corse. Il se fait partout accompagner, dans sa marche triomphale à travers la Corse d’un portrait où il figure en tenue d’apparat avec un blason ainsi conçu : au centre, un écu carré surmonté d’une couronne royale, elle-même surmonté d’un globe. Dans l’écu, une tête de Maure, tournée vers la droite de celui qui la regarde, portant un bandeau sur les yeux, noué derrière la tête. L’aventure durera… six mois, et laissera le souvenir de son drapeau.

C’est Pascal Paoli, chef du gouvernement de la Corse indépendante, en 1762 lors de la Consulta de Corti qui choisit la tête de Maure comme emblème officiel de la Corse. Elle remplace l’image de la Vierge Marie choisie par les chefs insurgés dont son père, à la  » Consulta  » de Corte en 1735.

Mais innovation : le bandeau blanc est noué derrière la nuque et alors relevé sur le front, il traduit la nouvelle Liberté du peuple Corse.

Le général avait coutume de dire: « Désormais le bandeau royal est bien placé comme il faut et comme il convient à notre dignité et non pour notre honte, comme le voulaient nos ennemis ». Et un autre de ses biographes rapporte ses propos : « Les Corses veulent y voir clair. La liberté doit marcher au flambeau de la philosophie. Ne dirait-on pas que nous craignons la lumière ? ».

Mauro et anges

Drapeau flottant sur Ponte Novo lors de la bataille de mai 1769 (Musée ethnographique de Bastia). On remarque le bandeau relevé sur le front, la boucle d’oreille et le collier qui sont les signes de l’esclavage, et les deux anges qui couronnent l’esclave maure au centre (détail).

Esclave détail

 C’est ainsi que naquit l’emblème de la Corse :

drapeau corse

Paoli, l’ami des juifs et du genre humain

On ne connaît pas de documents écrits en corse remontant au-delà du XIXème siècle, on est donc obligé de se fier à la tradition orale et aux archives de Gêne.

 « L’Office de Saint-Georges est le fruit de l’ingéniosité financière et politique des Génois. Il s’agit d’une société privée qui comprend l’ensemble des actionnaires ayant consenti un prêt à Gênes en échange de la privatisation d’une taxe. Elle réunit donc ceux qui détiennent à la fois la dette publique et la fiscalité indirecte de la ville. Or ces personnes, comme le montre Vannina Marchi van Cauwelaert, sont aussi celles qui font partie du gouvernement de la ville (p. 38). Autrement dit, l’Office de Saint-Georges, tout en étant une institution privée, est l’émanation du gouvernement génois ; il lui permet d’agir sans menacer les finances de la ville de manière directe.» (Sur L’office Saint Georges, voir, Juliette Dumasy, « Vannina Marchi van Cauwelaert, La Corse génoise. Saint-Georges, vainqueur des « tyrans » (milieu XVe-début XVIe siècle) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes mise en ligne 2011)

Bastia est fondée en 1479, puis Ajaccio en 1492 par le génois qui veulent créer un seul Etat des deux côtés de la mer comprenant  la Ligurie et la Corse

On peut lire dans les archives de Gêne un document du Notaire chancelier Giacomo Imperiale de Terrile écrit en février 1532 parlant de Benedetto de Murta, médecin à Bastia, « auparavant juif ». Ces « auparavant juif » qu’on ne sait plus trop comment définir et dont la judéité de notoriété publique ne faisait de doute pour personne sont devenus rapidement Corses. Combien de conversos , de marranes ou de juifs sont arrivés via Livourne ? Combien faisaient partie de l’Office Saint Georges, cette banca, « Etat dans l’Etat » ainsi que la décrit Machiavel (1469-1527) ?

Ce qui est sûr c’est que des juifs ou des marranes ont débarqué en Corse aux XVIème et XVIIème siècle, probablement de Livourne à une encablure de Bastia. On n’a que des éléments fragmentaires comme celui que je viens de citer.

Incontestablement c’est Paoli (1725-1807) qui, deux siècles et demi plus tard, tentera de faire venir les juifs pour développer la Corse économiquement. Il sera le chef d’un Etat Corse de 1755 à 1769.

(Lire : Michel Vergé-Franceschi, « Pascal Paoli, un Corse des Lumières », Cahiers de la Méditerranée , 72 | 2006, mis en ligne le 17 septembre 2007)

Libre penseur, ce génie des Lumières crée la première constitution où les femmes ont le droit de vote et il appelle les juifs qui seront « traités comme les Corses » dés 1764.Trois ans plus tard, à ses partisans qui l’interrogent sur le statut à accorder à ces nouveaux venus, Pasquale Paoli répond sans hésitation : « Chaque homme établi sur la terre franche de notre patrie a le droit de choisir ses magistrats et ses représentants. » « La liberté, ajoute-t-il, n’a ni confesseur ni inquisiteur. »

Selon le professeur Antoine-Marie Graziani, biographe de Pasquale Paoli : « L’attitude de Paoli répond autant à sa pensée profondément égalitaire qu’à son utilitarisme. Il a vu les juifs faire prospérer Livourne et Naples, il sait qu’ils peuvent apporter à la Corse ce que les insulaires ne savent pas faire : du commerce. Les protéger est pour lui une évidence, autant philosophique que politique. » (Source : Antoine Albertini, Le Kaddish perdu des juifs de Corse, Le Monde du 02.09.2007)

Paoli fonde Ile Rousse à partir de 1768 en concurrence au port de Calvi restée fidèle à Gênes et propose aux juifs de venir y établir une colonie marchande. On trouve dans la correspondance de Paoli la mention d’un Juif nommé Modigliani parmi les premiers habitants de la cité d’Ile Rousse en 1765, un Israélite installé à l’Ile-Rousse, qui demande à bénéficier des mêmes droits que les habitants nationaux selon la promesse de Paoli. Paoli est favorable à sa requête.

Par Boswell (un anglais ami de Pascal Paoli) on sait que Paoli a accepté un accord avec la communauté juive de Livourne, comme il a passé un accord avec des entrepreneurs français au moment de la guerre de sept ans, pour les forêts. « Mais on ignore les détails de cet accord passé avec le consul de Piémont à Livourne, Antonio Rivarola (fils de Domenico, ancien chef de la révolte corse, au service du Piémont au moment de la guerre de succession d’Autriche). Paoli lui demande de prendre langue avec des « rabbins accrédités » en 1760. » (Source : Marie-Madeleine Graziani, archives départementales de Corse-du-Sud.). L’objectif était d’exploiter le corail à Bonifacio (soumis à des taxes par Gênes) péché par les corses qui l’échangeaient contre de l’argent et des armes pour la jeune nation corse.

C’est de là que viennent nos mains-amulettes en corail contre l’Ochju (le mauvais œil) taillées à Naples. Une coutume de la « main » de fatma ou autre juive, arabe et Corse. Bref.

Le drapeau de la Corse a été adopté par Pascal Paoli en 1755. Il représente une tête de Maure en noir portant un bandana blanc sur son front, le tout sur un fond blanc.

Pourquoi un Maure libéré ? Un « musulman libéré » ?

Tout simplement parce que Paoli, hommes des Lumières croyait à la liberté et concrètement à la libération des esclaves. Celle-là même que les juifs célèbrent à chaque Shabbat, symbole de la Liberté retrouvée. Un esclavage que rétablira Napoléon… pour raison d’Etat. On imagine mal la riche Louisiane fondée par le bon roi Louis à cette époque riche sans esclaves…

Ce maure était sans doute moins alors le symbole d’un musulman pour Paoli, que d’un paria. Un de ces réfugiés noirs de soleil et d’exil que la Méditerranée amenait dans les ports Corses, de Turquie, d’Algérie ou de Tunisie. Probablement un maure… un marrane ou un juif libéré de l’Inquisition ou des Turcs.

On imagine ce que cette liberté du maure pouvait signifier pour les juifs qui vivaient dans des Ghettos d’Italie et d’ailleurs.

Pascal Paoli n’avait qu’une trentaine d’années quand il rédigea la première Constitution libre de l’Histoire qui inspirera, la première Constitution américaine. La première Constitution de l’histoire de l’humanité à offrir aux Juifs un statut de citoyens à part entière. A la différence de Sabbataï Tsevi  qui offrit un siècle plus tôt aux marranes portuguais et espagnols saturés de malheur un rêve d’irruption messianique dans l’histoire qui contamina tout le monde juif de son époque… Paoli rédigea une loi… et leur offrit la fierté Corse.

N’est-ce pas une belle parabole corse offerte au monde ?

La mauresque du marrane Jean de la Croix

Un autre marrane, compagnon de Tersa de Cepeda y Ahumada connue sous le nom de Thérèse d’Avila (1515-1582) qui a vu, enfante, son grand-père Juan Sanchez et son père Alonso, conversos, porter le san benito de l’humiliation de l’auto da fé de l’Inquisition. Les Sanchez fuient alors Tolède et le judaïsme et s’installent incognito à Avila dans le nord, sous le nom de la mère Cepeda s’efforçant d’être chrétiens… mais leur origine juive fut connue et révélée ce qui exposa la famille à la honte sociale. Une honte d’être juive qui se transformera en combat spirituel intérieur terrible et dont elle ne se libérera qu’à 40 ans dans une mystique dont Lacan disait en voyant sa statue réalisée par Le Bernin à Rome « Elle jouit ». D’autre Conversos iront gonfler les rangs des Alumbrados, ces illuminés hallucinés d’Espagne. On peut réellement parler de folie messianique, au sens où en parle Gérard Haddad dans Les Folies millénaristes. Les conversions de masse, l’exil forcé et les persécutions ne tarderont pas à produire le délire de Sabbataï Tsevi et de ses disciples en monde juif.

Le poète et mystique Juan de Yepes Álvarez, alias Jean de la Croix, son disciple fera vivre la figure de la mauresque, la juive arabe à la peau foncée, dans un de ses célèbres poèmes. Dans le Cantique spirituel il écrit :

Ne me méprise pas,
quoique tu m’aies trouvé la peau foncée.
Tu peux me regarder
puisque tu as laissé
par ton regard en moi grâce et beauté.

Il sait de quoi il parle, en 1578, il a été appréhendé et interné à Tolède. Emprisonné pendant huit mois dqns un couvent , dans un trou de 2 m par 3, il ne sort que pour les repas (pain et eau) pris à genoux par terre au milieu du réfectoire et est fouetté tous les vendredis par ses « frères ».  Il conçoit son Cantique dont il mémorise les strophes au fur et à mesure qu’il les compose. Il s’évade le 15 août 1578…Paoli avait raison de se méfier…

En réalité Jean de la Croix explique très clairement et pour qui peut le comprendre dans un langage codé, compris de celui à qui il est destin,é que l’Eternel ne délaisse pas ses serviteurs. L’état « mauresque » est une chance et non pas une tare pour qui peut le comprendre.

La réalité est que la pénétration de Conversos ne tarda pas à alerter l’Inquisition espagnole. Comme le montre Yirmayahu Yovel (L’aventure marrane, Seuil 2011): « L’inclination de leurs familles pour la vie intérieure, pour le secret et la réserve contribua à l’émergence de l’individualité privée ». C’est ainsi que naquit une spiritualité, celle du Chateau Interieur de la relation entre l’homme et son Créateur inaccessible à l’institution, et une défiance naturelle des institutions et de l’Etat.

Une attitude ironique était liée à la vie clandestine des marranes et des judaïsants. C’est ainsi que naquit le roman picaresque.

Une prière de Yom Kippour d’une Marrane (une juive secrète) exprime cela :

« Seigneur des Seigneurs, l’Infini […] donne moi la connaissance de la vérité (le judaïsme) et ouvre les yeux et mon esprit, afin que mon âme ne soit pas privée de ton salut. pour l’amour de Ton Saint Nom, fait que les anges Il n’est pas le prix pour moi, sauve moi du jugement (de l’Inquisition), des faux témoins, et aussi des vrais témoins […]. Sauve moi , O Seigneur , comme tu as sauvé Noé du déluge , Jonas du poisson , Daniel de la fosse aux lions et Esther des mains du cruel Aman » (Yovel pg. 403)

C’est donc un même monde méditerranéen où la figure du maure ou de la mauresque est celle de la femme ou l’homme pourchassée par l’Inquisition relue à la lumière du roman courtois espagnol et du Cantique des Cantiques qui proclame la gloire du marrane, de celui qui résiste, tané par le soleil d’un point de vue extérieur mais élu du coeur de Dieu au fond de son âme alors que les structures sociales extérieures vacillent.

Teshouva

Comme disait le chapitre 30 du Deutéronome que nous avons lu à shabbat dernier :

Or, quand te seront survenus tous ces événements, la bénédiction ou la malédiction que j’offre à ton choix; si tu les prends à cœur au milieu de tous ces peuples où t’aura relégué l’Éternel, ton Dieu, que tu retournes à l’Éternel, ton Dieu, et que tu obéisses à sa voix en tout ce que je te recommande aujourd’hui, toi et tes enfants, de tout ton cœur et de toute ton âme, l’Éternel, ton Dieu, te prenant en pitié, mettra un terme à ton exil, et il te rassemblera du sein des peuples parmi lesquels il t’aura dispersé. Tes proscrits, fussent-ils à l’extrémité des cieux, l’Éternel, ton Dieu, te rappellerait de là, et là même il irait te reprendre.  (Dt 30, 1-4)

Reviens.

3 commentaires sur « Le maure, la Corse et les juifs »

  1. שחרחורת ne veut pas dire fille noire ou mauresque mais brunette. Voici les paroles de la chanson (version hébraïque): Ils m’ont appelée brunette mais ma peau était claire, c’est l’ardeur du soleil d’été qui l’a brunie. Tu es si belle brunette, dans tes yeux brûle un feu, mon cœur est tout a toi.Les marins m’ont appelée brunette, s’ils m’appellent encore une fois, j’irai avec eux. Le fils du roi m’a appelée brunette, s;il m’apelle encore une fois, j’irai avec lui.
    Le mot שחרחורת est couramment utilisé et uniquement dans ce sens, De plus la première phrase de la chanson est une réminiscence du Cantique des Cantiques « Je suis brune mais je suis belles, filles de Jerusalem… c’est le soleil qui m’a brunie: Je ne vois pas le rapport avec les maures ou les marranes.

    1. Merci de votre intervention. Le titre original de ce chant juif ladino (un espagnol à syntaxe hébraïque des sefardim) est Morenica, la fille noire la noirâtre, l' »embrunie » (morena, ‘bronzée’ en espagnol) en ladino
      D’autre part, la traduction assez classique du Cantique : שְׁחוֹרָה אֲנִי וְנָאוָה par « Je suis noircie, ô filles de Jérusalem, gracieuse pourtant… » se trouve dans la Bible du rabbinat du Grand-Rabbin Zadoc Kahn : http://www.mechon-mamre.org/f/ft/ft3001.htm et dans de nombreuses autres traductions. La couleur « noire » est bien sûr un superlatif qui signifie le bronzage après exposition au soleil dans la chanson avec référence au Cantique. Le « noirci » c’est l’andalou à la peau sombre, le « maure » pour les populations de Livourne, Tunis ou Smyrne…
      Ce que je montre ici c’est que le même verset du Cantique est utilisé par Jean de la Croix et Thérèse d’Avila dont les racines juives sont bien connues. On se reportera à L’aventure marrane de Yirmiyahu Yovel sur ce sujet. Beaucoup de la nation portugaise ont retrouvé le judaïsme à Amsterdam ou ailleurs. Amitiés. Didier.

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