Beaaloteah’ : comment la « mauvaise langue » peut tuer

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« Moïse, l’homme le plus humble que la terre aie porté » (Nb 12, 13)

Socialisation et émergence de la conscience

La socialisation humaine se produit pas imitation. Pour le petit d’homme, les processus cognitifs se mettent en place par imitation d’une langue, de manières de manger, de vivre, de rêver… d’une morale que le groupe humain estime une manière de s’humaniser c’est-à-dire de survivre en groupe.

Ce processus reproductif a son envers, il produit du « on », de la bien-pensance, qui oublie pourquoi la morale, ce véritable art de vivre qui habite toutes les cultures est née. La loi est fait pour vivre, « Choisis la vie » nous répète la Torah (Dt 30, 19). L’art de vivre peut donc être transformé en prêt à penser, en normalisation mortifère, prête à brûler tout ce qui ne lui ressemble pas ou ce qu’elle avait adoré la veille.

Hanna Arendt a résumé cela en une phrase célèbre :

« A cet égard, l’effondrement moral total de la société respectable sous le régime de Hitler peut nous enseigner qu’en de telles circonstances ceux-qui chérissent les valeurs et tiennent fermement aux normes et aux standards moraux peuvent changer en une nuit… et qu’il ne restera plus que la simple habitude de tenir fermement à quelque chose. Bien plus fiables sont ceux qui doutent et sont sceptiques, non parce que le scepticisme est bon ou le doute salutaire mais parce qu’ils servent à examiner les choses et à se former un avis. Les meilleurs de tous sont ceux qui savent seulement une chose : que quoi qu’il se passe, tant que nous vivrons, nous aurons à vivre avec nous-mêmes. »

Hanna Arendt, Responsabilité personnelle et régime dictatorial , 1964.

La conscience humaine n’est donc pas le produit du groupe mais in fine d’une décision personnelle.

Le processus de bouc émissaire ou de harcèlement dans les groupes humains naît de la volonté d’exclure le différent, le non normé, ce qui ne ressemble pas à un produit de la culture ambiante.

Ce ‘autre’ de la culture dont le juif assume la place parmi les Nations, manifeste la violence normative qui habite toute culture pour se reproduire et subsister, son envers obscure, un non-dit escamoté.

C’est exactement ce qui arrive à Moïse dans la Paracha de ce Chabbat :

« Miryam et Aaron médirent de Moïse, à cause de la femme éthiopienne (kouchite) qu’il avait épousée, car il avait épousé une Ethiopienne » (Nb 12, 1)

En clair, la femme de Moïse Tsipora (Sephora) est noire. Elle ne se fond pas dans la masse.

La perte de l’estime de soi à la racine du lachon hara

Et très curieusement cette particularité renvoie directement Myriam la sœur de Moïse puis Aaron son beau-frère à une crise psychologique profonde… ils se sentent diminués, ils perdent l’estime d’eux-mêmes au point de se dire que eux-aussi sont grands, sont prophètes les égaux de Moïse.

« et ils dirent: « Est-ce que l’Éternel n’a parlé qu’à Moïse, uniquement? Ne nous a-t-il pas parlé, à nous aussi? » » (Nb 12, 2)

Or nous dit le texte en un jeu de mots :

« Véaich Moché anan méod, aadam  acher al penei aadama : Or, cet homme, Moïse, était fort humble, plus qu’aucun homme qui fût sur la terre. » (Nb 12, 3)

En clair Moïse est parmi tous les adam, les humains, celui dont le visage est le plus proche de l’adama, la terre… on ne peut pas être plus bas… donc forcément Aaron et Myriam devraient s’estimer au-dessus de lui. Mais ils veulent le rabaisser plus bas que terre.

D’où vient donc cette distorsion qui les fait se mésestimer , leur fait regarder la réalité en rase moquette et donc les pousse à s’élever en rabaissant Moïse ?

Elle vient du fait que rentrant dans cet immense désert sans repères, où tout n’est qu’immensité et « où hurle la solitude » comme dit la Torah. Myriam et Aaron sont renvoyés à leur faiblesse fondamentale qu’ils vont tenter de compenser en disant du mal.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dans l’épisode suivant les explorateurs envoyés en mission voient tous les habitants du pays comme des géants… et eux-mêmes comme des sauterelles, c’est-à-dire même pas des hommes, des insectes. (voir ici ) et eux aussi vont « dire du mal du pays ». Celui qui rabaisse autrui n’est pas grand, il se diminue lui-même.

Alors qu’ils font du lachon hara, de la « mauvaise langue », D-ieu va dire à Myriam et Aaron qu’ils peuvent comprendre des prophéties en songe mais qu’avec Moïse il parle pé al pé « lèvre à lèvre » directement, de manière claire et sans énigme.

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Marc Chagall, Moïse et Aaron

Myriam, Aaron ou les explorateurs vulnérables dans le désert sont donc renvoyés à leur enfance spirituelle et au choix du bien ou du mal, de la mauvaise langue ou de l’accueil de la parole de Dieu qui les structure psychiquement et qui fait Loi. Ils ont le « mal du pays » et exigent viande et poisson peu avant… au point que D-ieu leur envoie la manne. Et cette nostalgie de l’esclavage d’Egypte va les pousser au lachon hara.

La « mauvaise langue » et la mort

Le problème de la mauvaise langue c’est que plus qu’une arme, elle peut tuer à distance. C’est même son objectif. Celle ou celui qui murmure et harcèle à distance les autres est en réalité un être vide, il est considéré comme mort par nos Sages. Il ruine comme une lèpre la sociabilité et la capacité d’entrer en relation en vidant celle-ci de son pouvoir d’échange. Non seulement il s’anéantit mais il nie la personnalité de celui qui l’écoute convié à n’être qu’un support de son vide intérieur.

Myriam est alors atteinte de Tsara, « la lèpre » en hébreu qui se répand de proche en proche par contamination et finit par atteindre tout le groupe dans la violence. Le verbe tsoar signifie « se répandre ». Elle est donc comparée au champignon, à la moisissure, à la rouille. Elle attaque les vêtements comme une rouille ou une moisissure (Lév 13, 47-52). Dans les maisons elle se propage comme un champignon ou une moisissure (Lév 14, 34-53). Ce n’est donc pas la maladie physique qui ne touche que les corps mais une maladie psychique, celle de la médisance qui affecte le corps social et tous les signe de la socialité : l’habit, la maison, toutes ces parois qui enserrent la vie sociale pour mettre en relation, pour la faire vivre comme la membrane de la cellule. Le lépreux, celui qui fait du lachon hara est donc mort et transmet la mort spirituelle, il ruine la profondeur du monde.

Pour nos Sages, le lashon hara, le péché par la langue, est l’expression du Mal absolu, plus grave que le meurtre, l’idolâtrie et la débauche.

Le Maharal de Prague affirme qu’il n’y a pas de pardon divin possible ni de place dans le monde futur pour celui qui s’en rend coupable car la parole synthétise les trois attributs humains – l’intelligence (sechel), le corps (gouf) et l’âme (nefesh) – et le langage médisant, attentant à la spécificité propre de la personne, la dégrade. Plus encore, le Maharal affirme que le lashon hara équivaut à ne pas reconnaître l’existence de Dieu, à nier la profondeur spirituelle de ce monde la capacité de la parole de mettre en relations entre les personnes par amour. On meurt d’abord parce qu’on perd le lien social.

La punition pour cela dans la Torah est l’exclusion du camps, la rupture avec la communauté pour que la mort ne la contamine pas, pendant 7 jours pour Myriam, et à Aaron qui s’étonne D-ieu répond :

« Si son père lui eût craché au visage, n’en serait-elle pas mortifiée durant sept jours? Qu’elle soit donc séquestrée sept jours hors du camp, et ensuite elle y sera admise. » (Dt 12, 14)

Cette impureté (touma), cette mort biblique n’a rien de physique, elle est rituelle, spirituelle, « Tu choisiras la vie ». Celui qui fait du Lachon hara est invité à l’introspection pour comprendre à  quel point il se détruit et détruit le groupe. Sa langue vise à tuer les autres symboliquement, elle répand la violence, ce qui se termine part des suicides et des meurtres réels. Pourquoi demande la Paracha ? Parceque celui qui fait du Lachon hara refuse la paternité de son  père, au point que celui-ci ne le reconnait plus et lui crache au visage.

La destruction du lien social

Le lachon hara est un refus pervers de la Loi qui la célèbre pour en annihiler le pouvoir vivifiant. Celui ou celle qui le pratique se met en retrait de la vie sociale pour la manipuler. Il s’exclut de facto est manipule son entourage pour lui faire vivre les émotions dont il a peur. Un refus de prendre ses responsabilités et de choisir la liberté, de se risquer chaque jour dans la vie qui est un désert dangereux et parfois terrorisant.

Une des formes de cette attitude est le harcèlement via les réseaux sociaux ou les rumeurs chez les ados. Il ne faut pas assimiler ce comportement pervers à une personnalité perverse car l’ado imite et est en cours de formation vers sa personnalité adulte. Mais il s’agit bien du même processus qui vise à nier autrui, celui qui dérange, le « Kouchite », celui qui ne ressemble pas au groupe, à distance de manière froide et sans état d’âme.

Le processus pervers est fondamentalement une peur de s’engager dans la société, de manifester ses émotions, avec le risque de ne pas être entendu, de perdre le contrôle de la situation, d’être jugé. La vie en société suppose la foi dans les autres. Croire qu’eux aussi m’attendent, sont vulnérables. Est mort spirituellement celui qui n’attend plus rien des autres qui ne partage pas avec eux ses émotions et sa vulnérabilité. « Tu choisiras la vie! ».

Choisis la Lumière !

La Paracha de Beaalote ‘ha commence par :

L’Éternel parla à Moïse en ces termes: « Parle à Aaron et dis-lui: Quand tu disposeras les lampes, c’est vis-à-vis de la face du candélabre que les sept lampes doivent projeter la lumière. » Ainsi fit Aaron: c’est vis-à-vis de la face du candélabre qu’il en disposa les lampes, comme l’Éternel l’avait ordonné à Moïse. Quant à la confection du candélabre, il était tout d’une pièce, en or; jusqu’à sa base, jusqu’à ses fleurs, c’était une seule pièce. D’après la forme que l’Éternel avait indiquée à Moïse, ainsi avait-on fabriqué le candélabre. (Nb 8, 1-4)

Nos Sages se sont demandés pourquoi « en face du candélabre »… les lampes des six branches, qui sont aussi les six jours de la semaine, ont-ils expliqué, sont tournées vers la lumière centrale qui représente l’Eternité. Elles ne brillent pas sans elle. Elles symbolisent Israël tourné vers Dieu. Allumer la lumière c’est accepter de se tourner vers lui pour que ce monde devienne le sanctuaire de D.ieu. Illuminé par D-ieu l’homme grandit, il n’a  plus besoin de rabaisser les autres dans le lachon hara. Il devient un frère, une soeur en humanité sur de son Créateur car il a confiance en Celui qui garantit sa vie. Il peut donc baisser la garde. C’est toute la vie sociale, chaque relation, qui devient la demeure du Trés-Haut, un espace enfin fraternel. La Ménorah manifeste l’unité du corps social (tout d’une pièce : ehad’), Un comme D-ieu est un  quand l’homme est illuminé par sa Lumière.

La bonne nouvelle c’est que même lorsque nous sommes enfermés dans l’ombre nous sommes capables d’ouvrir les yeux, de nous retourner et de voir la Lumière et quel que soit notre éloignement de D-ieu le plus saint comme le plus loin sont tous à la même distance de Lui !

« Debout, resplendis, car voici ta lumière, et sur toi rayonne la gloire de l’Eternel !

קוּמִי אוֹרִי כִּי בָא אוֹרֵךְ וּכְבוֹד יְהוָה עָלַיִךְ זָרָח

Les peuples marcheront à ta lumière, les rois à l’éclat de ton aurore.

וְהָלְכוּ גוֹיִם, לְאוֹרֵךְ; וּמְלָכִים, לְנֹגַהּ זַרְחֵךְ

Lève tes yeux à l’entour et regarde au loin ! Les voilà qui s’assemblent tous et viennent à toi: tes fils arrivent de loin, avec tes filles qu’on porte sur les bras.

שְׂאִי-סָבִיב עֵינַיִךְ, וּרְאִי–כֻּלָּם, נִקְבְּצוּ בָאוּ-לָךְ; בָּנַיִךְ מֵרָחוֹק יָבֹאוּ, וּבְנוֹתַיִךְ עַל-צַד תֵּאָמַנָה

(Is 60, 1-4)

Aaron

Marc Chagall, Aaron et la Ménorah

Menorah

 

Un commentaire sur « Beaaloteah’ : comment la « mauvaise langue » peut tuer »

  1. …dans cet immense désert sans repères, où tout n’est qu’immensité et « où hurle la solitude »… Est mort spirituellement celui qui n’attend plus rien des autres.
    Je vous remercie pour votre réflexion stimulante au plan de la vie quotidienne, et au plan spirituel parfois oublié – le ciel est si loin. On le retrouve pourtant en regardant attentivement, c’est le ciel bleu qui se voit dans les petites flaques d’eau. Mais lorsqu’il n’y a pas d’eau mais un ciel gris ? « Nous vivrons avec nous-même »; heureux les riches en esprit car ils puiseront dans leurs potentiels personnels et relationnels mais que se passe-t-il pour les autres ? Lorsque hurle la solitude, y aura-t-il un echo ? Peut-on changer la parole du Deutéronome en : la vie te choisira – si tu agis ? Merci pour le blog que vous animez.

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