Le mot que j’ai laissé à une amie catholique suite à l’incendie de la Cathédrale de Paris :
De quelques principes constructifs médiévaux
La cathédrale n’a pas grand chose à craindre car les médiévaux savaient mieux que nous la puissance du feu (les maisons autour étaient en bois). On commence seulement à comprendre la complexité des structures gothiques et leurs principes d’interactions de forces pour faire « tenir des pierres en l’air » grâce au calcul par éléments finis.
Cet édifice rompt avec l’époque romane et son principe constructif de murs-poids et d’épaisses colonnes qui ne permettent pas de voir la lumière extérieure (petites ouvertures dans le mur). Le Gothique ce ne n’est pas seulement les « arcs boutants » mais un maîtrise mathématique des forces à l’intérieur de la matière .

C’est aussi un programme théologique. Les médiévaux, juifs (Maïmonide) puis chrétiens (Thomas d’Aquin) croyaient à la raison. Ils pensaient qu’elle était la trace de D-ieu dans la création. Les monuments sont donc des architecture mathématiques qui représentent cet ordre du monde à l’aide de tracés régulateurs rigoureux.
La construction a quand même duré… 182 ans. Ce qui posait un problème de générations et donc de transmission du savoir.
Est donc arrivé le principe constructif gothique avec des murs non plus poids mais, sous contrainte et auto-porteurs, ce qui permet de créer de grandes ouvertures et des roses (rosaces) de vitraux. Par exemple la rose de Chartres tient 1,5 tonne en poussée latérale, elle est comme un béton pré-contraint.
La nef romane avec ses voûtes en berceau nécessitait des appuis continus donc des gros piliers et des murs pour reprendre le poids des poussées obliques. La croisée d’ogive gothique (connue des romans mais pas exploitée de manière systématique) reporte la poussée sur 4 points et permet des reprises par d’autres structures, dont les arc boutants. Ce qui permettait de libérer le mur en y ouvrant des fenêtres. Le Corbusier et Mies Van der Rohe pousseront à fond ce système en reliant des planchers par des colonnes, ce qui libère l’espace entièrement vitré du building moderne sans aucun mur porteur.
Le vrai problème était le vent. Chaque travée de la cathédrale de Beauvais sous des rafales de 155 km/h soutient une poussée de 188 tonnes. Le World Trade Center (417 m) à son sommet bougeait de 1 m. A Paris deux maîtres se sont succédés, le modèle était celui de Laon au départ avec une tribune sur les bas côtes pour épauler la nef. Impossible avec cela de monter à 35 m.


Les doubles arc boutant au dessus des collatéraux construit au départ ne permettaient pas de libérer de la lumière dans le nef. Donc en 1210 le nouveau maître d’ouvrage (dont on ne sait rien) adopte un nouveau système de butée. Il remplace les doubles arcs boutants en 1230 par des arc boutants à simple volée. une prouesse technique car la courbure d’un degré en plus ou en moins aurait fait voler en éclat l’édifice. on est à la limite de la rupture. Un tribune poids statique permet d’éviter l’écartement des murs vers l’extérieur…
Les façades des cathédrales qui imposent au visiteur un idée de la puissance de leurs constructeurs, les évêques, qui en ce 13ème où naissent et commercent les villes triomphent de l’ordre rural des moines (la « cathèdre » c’est le siège de l’évêque de la ville).
La cartographie des cathédrales est aussi celle des villes médiévales dont la fonction de marché est déterminante. C’est véritablement aux XII- XIIèmes siècles que naît « l’économie de marché » en Europe autour des cathédrales.
Les façades occidentales des cathédrales sont orientées à l’ouest, le choeur « orienté » vers l’orient c’est à dire le soleil levant. A Paris on a affaire à deux carrés imbriqués selon une proportion plus romane et romaine ou que « s’élevant vers le ciel » comme le disent les prospectus touristiques. Le carré du haut s’appuie sur la large bande horizontale de la galerie des rois : vingt-huit générations de rois de Juda, descendants de Jessé.
Le carré représente la terre et ses 4 dimensions, 4 horizons, et le rond le monde divin représenté par les 3 roses (rosaces). Dieu a inscrit sa Loi dans la géométrie rationnelle du cosmos pensent les théologiens du XIIIème siècle.

Les rois bibliques font le lien entre le monde de la raison (Horkhma, la Sagesse en hébreu) et celui des sens entre le monde rationnel et le monde sensible selon la tripartition spirituel, rationnel, sensible. La raison créé par Dieu, loi implacable et invisible, faisant le lien entre le monde spirituel et le monde matériel. Les médiévaux lisaient encore l’Ecriture : la vraie oeuvre de Thomas d’Aquin n’est pas la Somme mais ses Sermons qui commentent l’Ecriture. Le roi idéal se devant être doué de « coeur etde Sagesse »
comme le dit l’Ecriture pour assurer le « royaume de Dieu citadin » (Giacomo Todeschini). Dans le modèle politique qui naît à l’époque on n’est plus dans le « omnipotesta a deo » (tout pouvoir à Dieu… et donc à l’église) mais « Omnipotestas a deo per populo ». Le peuple porté par la raison et donc la discussion est la médiation obligée du pouvoir.
Les statues des rois en place datent de Viollet-le-Duc car les originelles ont été décapitées à la révolution. Voici les originaux retrouvés par hasard au XXème siècle dans une fouille au Musée de Cluny.
On doit cette façade à Jean de Chelles qui réalise la face nord en 1250 et commence la face sud en 1258 avant de mourir. Pierre de Montreuil continue cette façade sud et poursuit selon les principes constructifs de départ.
La façade occidentale est donc une grande surface qui offre une prise au vent énorme. Le vent sur les échafaudages avait appris au médiévaux que la force de renversement est proportionnelle au carré de la hauteur. Les arcs qui supportent des dizaines de tonnes de poussée ont la même forme qu’une chaînette inversée (loi de Hooke). Les murs sont des parallélogrammes de forces qui se déversent les uns sur les autres.
Ces types connaissaient la statique et l’interaction des forces dans la matière, ils savaient construire, la superstructure tiendra donc. Le seul risque est lié à l’eau projetée pour éteindre l’incendie qui s’est infiltrée dans les pierres calcaires et a pu dissoudre les joints en mortier de chaux de certaines voûtes. Les voûtes sont recouverte d’un enduit de chaux et de plâtre de plusieurs centimètres qui les protège du feu, comme un four à l’envers.
La flèche de Viollet-le-Duc, un décorateur qui rêvait d’être architecte ne respecte pas le génie mécanique du bâtiment. Un projet un peu mégalo,avec la statue de Viollet-le-Duc Himself en… Saint-Thomas (l’apôtre qui ne croit à rien de ce qu’il ne voit… juste l’inverse des médiévaux qui croyaient en la raison qu’on ne voit pas ! ).


La flèche est un artefact de medieval fantasy du 19ème siècle. Viollet-le-Duc considérait la façade occidentale comme inachevée et pensait qu’elle aurait dû avoir deux tours au sommet des beffrois (toujours cette idée romantique irrationnelle d’un Moyen-Age rationnel)… il a donc construit la flèche (celle réalisée en 1250 à la fin du chantier et détruite avant la révolution car menaçant de tomber n’avait rien à voir en proportion comme le montre une enluminure extraite des Très riches heures du duc de Berry, ) … une erreur constructive mégalo de 750 tonnes de bois et de plomb, qui a failli coûter la vie à l’édifice. Pas de regret à sa disparition.
La « maladie de la pierre » bien connue des médiévaux est cette folie constructive qui s’empare du spirituel qui croit être arrivé au sommet et qui s’est juste trompé de combat, elle a ruiné en moins d’un siècle les empires monastique et économique de Cluny et Cîteaux. Beaucoup de construction de cathédrales seront arrêtées par la guerre de Cent ans.
Il n’y a rien d' »esthétique » dans cette aventure, c’est de la pure ingénierie. Les gens qui ont construit ces cathédrales sont restés pour la plupart des inconnus, seules restent les pierres… Sur la pierre tombale de Pierre de Montreuil qui a travaille à St Denis et à Paris on lit comme une boutade : » de son vivant il fut docteur ès pierre ». Le mot genium qui a donné ingénieur et « génie », ce fameux genius loci, génie du lieu,des gréco-romains (au sens ou Héraclite disait que « le propre de l’homme c’est son génie » : son lien avec le divin) n’a pris le sens de démiurge, celui qui se bat contre D-ieu qu’avec le romantisme.
Que reste-t-il aujourd’hui de l’esprit de ces ingénieurs bâtisseurs modestes et inconnus ?
Évidement je n’ignore pas ce que l’émotion de voir partir en fumée un monument de 800 ans recèle en terme de symbolique pour les français et la « fille aînée de l’église ». Mais c’est une autre histoire.
Et pour nous autres juifs…
Nous autres juifs savons que des sept merveilles du monde antique il n’en reste qu’une debout : la pyramide de Gizeh… des jardins de Nabuchodonosor au Colosse de Rodhes en passant par le Temple d’Artémis à Éphèse ou le phare d’Alexandrie… tout a été effacé par le temps, l’incendie et les tremblements de terre…
Nous avons donc résolu ce problème spirituel autrement… à partir au moins de la destruction de notre Premier Temple par Nabuchodonosor en l’an 587 avant notre ère et de la déportation en exil à Babylone, puis de l’incendie et de la destruction du second Temple en l’an 70 par les troupes de Titus … le culte physique du michkane (tente de la rencontre) originel a été dédoublée et sublimé en célébrant le Chabbat, un sanctuaire non plus dans l’espace mais dans le temps… qui résiste aux flammes et à toute destruction.
Ce processus spirituel d’abstraction du divin et de sublimation psychologique (à bien moins grand spectacle !) nous a sauvés et nous a permis de transmettre notre vision du monde et de l’homme depuis 5000 ans.
Chaque Kippour, à chaque kétoreth (prière des encens à l’office de Minha) nous racontons le culte du Temple. La méditation sur la ruine du Temple et sa chute est rappelée à chaque mariage dans le bris du verre et dans toute la prière.
A tel point que le coeur du judaïsme le Chabbat a construit un sanctuaire dans le temps et non plus dans l’espace (le Temple a brûlé deux fois en – 587 et en l’an 70 par les romains qui y ont mis le feu ). Les principes du Chabbat sont des principes d’architecture mentale (melakhot) liés au principes constructifs du michkane (tente au désert prototype des deux Temples)…
Le : » Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église » n’a rien d’un injonction pour bâtir des basiliques romaines sur le mode de l’Empire. c’est une phrase dite de manière originelle en araméen ou en hébreu qui joue sur les mots even et en sous entendu av (père) et ben (fils). Car le verbe bano- « construire » est homophone de ben, « fils », la pierre relie le père et le fils.
Le moussaf de la Téhila du Chabbat confirme ce que je dis :
Rabbi Eléazar dit au nom de Rabbi H’anina : « Les Sages accroissent le Chalom dans le monde ainsi qu’il est dit : «Tous tes enfants sont des habitués de l’Eternel, grand est le Chalom de tes enfants » (Is 59, 13). Ne dis pas « tes enfants » mais « tes constructeurs »
Rabbi Eléazar est un Sage de la quatrième génération de la Michna, l’un des disciples de Rabbi Akiba (2e s.).
En hébreu on n' »élève » donc pas un enfant (vers le ciel !) comme l’a appris mon maître le Rav Harboun, mais on le « construit »… avec des paroles. Ce que comprenaient parfaitement des juifs religieux de l’époque. » Quel est parmi vous le père (av) qui donnera une pierre (even) à son fils (bénou), s’il lui demande du pain ? « … » De ces pierres (avanim) D-ieu peut faire (construire ?) des fils d’Abraham (banim abraham) »… « comme des pierres vivantes (avanim), construisez-vous (bano) pour former une maison (bait) spirituelle « , etc… »
Il n’est donc de monument que d’enseignement et de transmission de parole de père à fils, d’éducation. Il n’est pas d’autre sanctuaire comme nous le rappelle Pessah que
de question des enfants et des disciples, une famille est une « maison » en hébreu, une famille spirituelle comme la « maison de Jacob » (beit yaakov) :
Que les paroles que Je t’adresse aujourd’hui soient sur ton coeur. Tu les enseigneras à tes fils (Chema Israël)
La Haftarah de ce Chabbat Hagadol, nous disait que, à la fin des temps, le prophète Elie «ramènera le cœur des pères vers leurs enfants et les cœurs des enfants vers les pères » (Malachie 3, 24). C’est la même réalité. C’est la transmission de l’esprit qui constituent le peuple pas les bâtiments et c’est un seul Adam qui traverse l’histoire du jardin d’Eden à la fin des Temps. Le seul Temple est l’esprit humain, la transmission familiale, et un juif en est le (re)bâtisseur.
Les médiévaux comme Moïse Maimonide l’avaient compris avant nous, la raison est la maison commune de toute l’humanité.
Nb: J’ai dirigé les éditions Zodiaque. L’architecte belge Jean Cosse avec qui j’ai travaillé ma appris cela. Je suis passé avec lui à la Biennale de Venise en 1994. J’avais fini par sculpter des magen david… (voir ici)
Je ne me prononce que sur l’architecture…
Merci cher Meir pour le plaisir et le bonheur de vous lire.
Toujours enrichissants, les textes témoignent au travers de l’iconographie et de la richesse des sources citées de beaucoup de travail et d’un effort de transmission qui n’est pas vain.
Il n’y a de semaine effectivement que grâce à ce temps précieux et votre générosité, nos débats autour de la table de Shabbat de débats entre amis ne soient éclairés par la diversité de vos thèmes.
Mille mercis, continuez à enrichir le débat et rapprocher nos communautés juives et chrétiennes comme en témoignent les commentaIres qui saluent votre travail.
Chana Tova et paix aux hommes et femmes de bonne volonté
Joseph Bellaïche