Kora’h, un autre pouvoir

Le commentaire de la Paracha de Kora’h qui suit est inspiré de l’enseignement du Grand Rabbin Haïm Harboun. Pour lui qui a vécu dans l’insécurité du Mellah la dévalorisation de soi est la source de tous les maux psychiques, ce complexe d’infériorité conduit à la surestimation de soi et à un regard faussé sur la réalité. Ainsi la faute des explorateurs est d’avoir vu les habitants de la Terre sainte comme des géants car ils se voyaient « comme des sauterelles ». Cette mésestime de soi conduit au plus grand mal : le Lachion Hara (la mauvaise langue) qui détruit à distance les personnes, les communautés les familles et même la « terre ruisselante de lait et de miel ».

En cela Haïm Harboun suit l’enseignement de Maïmonide qui, dans sa lettre adressée au fils de Saladin, Al-Afdal, La Guérison par l’esprit, pose d’abord un diagnostic avant d’évoquer le chemin de la guérison spirituelle :

« Les médecins-philosophes nous ont singulièrement mis en garde contre les méfaits du complexe d’infériorité, et ils ont tracé la voie permettant de traiter ceux qui cultivent un tel penchant jusqu’à ce que ce mal – qui est à l’origine de tous les autres – disparaisse complètement » [0]

Grandir autrui, se regarder, le regarder comme D. nous regarde est donc la base de toute guérison psychique et sociale. « Fuis la rabbanout » nous dit le Pirkei Avot, c’est à dire « fuis les honneurs et les délires de grandeur », grandis les autres,  » ne juge pas ton prochain avant d’avoir été à sa place » (PA 2, 4).

Tout le Talmud est plein de cet enseignement :

« Celui qui s’humilie, le Saint bénit soit-Il, l’exaltera, et celui qui s’exalte lui-même, le Saint béni soit-il, l’humilie, celui qui recherche la grandeur, la grandeur le fuit, mais la grandeur recherche celui qui la fuit. » – TB Erouvin 13b

« Hillel disait ‘Mon humilité est mon exaltation, et mon exaltation est mon humilité.’ » – Exode Rabbah 45, 4

C’est ce qu’a fait Haïm Harboun tout au long de son existence.

Kora’h, un autre pouvoir

 » Kora’h, fils de Yiçhar, fils de Kehath, fils de Lévi, forma un parti avec Dathan et Abirâm, fils d’Elïab, et On, fils de Péleth, descendants de Ruben. Ils s’avancèrent devant Moïse avec deux cent cinquante des enfants d’Israël, princes de la communauté, membres des réunions, personnages notables ; et, s’étant attroupés autour de Moïse et d’Aaron, ils leur dirent : « C’en est trop de votre part! Toute la communauté, oui, tous sont des saints, et au milieu d’eux est le Seigneur ; pourquoi donc vous érigez-vous en chefs de l’assemblée du Seigneur ? » (Nb 16, 1-3)

La paracha de Kora’h relate un épisode dramatique semblable à celui du veau d’or. Elle est directement liée aux évènements précédents, avec de multiples rappels. Moïse et Aaron sont accusés de « s’élever au-dessus de l’assemblée de Hachem » (Nb 16, 3). On leur dit juste avant : « c’en est trop pour vous » (alehem rav lakhem), bref ils sont trop grands (rav). Alors que les explorateurs avaient vu la Terre promise « une terre ruisselant de lait et de miel » (Nb 13, 27), les factieux estiment, eux que l’Egypte était « une terre ruisselante de lait et de miel » (Nb 16, 13). Et curieusement alors que les explorateurs avaient estimé que la Terre promise « dévore ses habitants » (Nb 13, 32), la faction de Qora et des descendant de Ruben qui lance la révolte va être elle-même mangée par la terre : « La terre ouvrit sa bouche et les engloutit » (Nb 16, 32). Il est donc question de nourriture, de dévoration et de complexe d’infériorité.

Kora’h l’arrière-petit-fils de Levi ainsi que les descendants de Ruben, Dathan, Aviram et On vivent donc dans le ressentiment d’une grandeur perdue, un sentiment d’infériorité dont Moïse et Aaron sont le symptôme et qui les conduit à vouloir prendre le pouvoir. Pourquoi ?

Ibn Ezra nous explique que Kora’h, arrière-petit-fils de Lévi était un fils premier né (Ex 6, 21), donc avec un droit d’ainesse et qu’il s’est rebellé au moment de l’inauguration du tabernacle car il a vu Aaron et Moïse prendre sa place légitime d’officiant. Et bien sûr ce n’est pas un hasard que ce chapitre suive celui sur l’intronisation des lévites racontée au chapitre 8.

 De même Ruben qui était lui-aussi un premier né a perdu ce statut au profit des descendants de Joseph (Gn 48, 5) ce qui explique que ses descendants se rallient à Kor’ah.

Le Maharal de Prague dit qu’après la faute du veau d’or, le droit d’ainesse est devenu sans valeur. Les bikourim (offrande des premiers nés à Chavouot) le rappellent.

Ces frustrés ont donc réussi à lever 250 hommes pour les suivre dans leur coup d’Etat. Un putsch monté par des sans-grade importerait peu, mais là il s’agit de nasssi, des chefs de tribus et de familles. En fait Korah projette sur Moïse son désir de puissance. Alors qu’en réalité Moïse ne fait qu’obéir à D-ieu. « Aaron, qu’est-il ? » lui répond Moïse.

C’est donc toute la Révélation qui est en danger. D’autant plus que ce n’est pas seulement la question « qui est le chef ? »  qui est posée mais « qui est saint » : « car toute l’assemblée tous sont saint » (Nb 16, 3) ; « L’homme que Hachem choisira c’est lui le saint ! » (Nb 16, 7).

Moïse et Kora’h sont des cousins. Ils sont tous les deux descendants de Lévi. Notre paracha commence d’ailleurs en établissant cette généalogie : « Coré (Korah), fils de Yiçhar, fils de Kehath, fils de Lévi » (Nb 16, 1) et cette question de la descendance de Lévi c’est à dire de la signification du Kadosh, est-on saint actuellement par sa naissance ou par ses actions ? la scande. L’enjeu : l’idolâtrie du pouvoir et l’anarchie.

Une erreur sur ce que signifie la sainteté… qui mène à l’idolâtrie

Kora’h se dit : comment se fait-il que Moïse ne m’ait rien donné comme pouvoir alors que par exemple il a fait grand-prêtre son frère Aaron ? Kora’h pense que Moïse est tout puissant et peut donc distribuer des prébendes de sainteté. Alors que la particularisation, la sainteté est un service d’autrui.

Korah relit le : Véatem tihyou li mamlekhet kohanim vegoy kadosh : et vous serez pour Moi un royaume de prêtres et une nation sainte…», comme un pouvoir donné, un état de toute-puissance inscrit dans l’être même des fils d’Israël, un héritage inscrit dans les lois de la physique. Hors la sainteté n’est pas quelque chose de donné, de statique mais un but. Et son pouvoir n’est rien d’autre qu’un pouvoir de signification. Quand D-ieu me donne les commandements, il ne me délivre pas de ma responsabilité de les accomplir ! La Torah ne dit pas « Vous êtes saints » mais « vous serez saints ! », c’est un ordre, une exigence. Celui qui se situe du côté d’une sainteté déjà accomplie remet en cause D-ieu lui-même. Il fait de la Torah « une pioche » [pour creuser sa tombe] comme dit le Pirké Avot. Il y a entre Kora’h et Moïse l’abîme qui sépare la foi lishma, la crainte de D-ieu, de la pure idolâtrie.

Bien sûr tout juif reste juif et quoi qu’il fasse, le meurtrier par exemple ou celui qui transgresse volontairement et publiquement le Chabbat reste membre du peuple juif, mais il ne participe plus de la sainteté de D-ieu, il ne signifie plus rien, il ne se particularise plus comme signifiant sensé d’un chemin d’humanité.

Moïse ne répond pas sur le même terrain, pour lui c’est Hachem dira le type de sainteté qui est la sienne…. « demain » :

« Demain, l’Eternel fera savoir qui est digne de lui, qui est le saint qu’il admet auprès de lui; celui qu’il aura élu, il le laissera approcher de lui. Faites ceci: munissez-vous d’encensoirs, toi Kora’h, et tout ton parti; mettez-y du feu et remplissez-les de parfum, devant le Seigneur, demain: or, l’homme que distinguera Hachem, c’est celui-là qui est saint. Assez donc, enfants de Lévi! » (Nb 16, 5-7)

Moïse n’a pas une conception statique de la sainteté comme un état de fait lié au passé, une gloire acquise de prestigieux ancêtres par héritage du sang ou de la race il renvoie à « Demain ». Il inscrit la sainteté dans un futur.

Rappelons ici que le tyran visé, Moïse, était bègue et « l’homme le plus humble de la terre eu porté » et qu’il a reçu et porté sa mission à contre-coeur et avec de grands moments de doute. Kora’h projette donc sur Moïse son propre appétit de domination. Car la sainteté ne signifie pas surplomber les autres mais exprimer le rapport de générosité de D-ieu envers sa créature qui le reconnait et lui assigne une limite.

Kora’h, lui, rumine. Sa personnalité fragile et insécurisé qu’il tente de maintenir en permanence en équilibre par l’amour éperdu de lui-même est à tout moment sous la menace du pouvoir supposé d’autrui, fut-il bègue et humble. Tout pouvoir est vu par lui comme un danger structurel. Il réclame donc l’anarchie pour établir le sien. En réalité c’est quelqu’un qui ne s’aime pas, donc qui survalorise l’amour de lui-même. C’est cette personne qui lorsque tout le monde est d’accord dit « non je ne suis pas d’accord ! » pour que tous se retournent et l’admirent. Quelqu’un qui a maladivement besoin d’attirer l’attention sur lui-même pour s’éprouver vivre.  Il ne peut donc qu’être entouré d’une cour à sa dévotion. Et pour cela il se présente comme le défenseur du peuple contre son cousin Moïse et son sbire Aaron.

Moïse tente de le ramener à la raison : « En vérité, toi et toute ta bande, c’est contre l’Éternel que vous vous êtes ligués; car Aaron, qu’est-il, pour que vous murmuriez contre lui ? » (Nb 12, 11). (« Aaron, qu’est-il ? » : mais en vain, Korah qui se méprise veut enfin être « quelqu’un »

Kora’h accorde à l’autorité un pouvoir sacré. Il idolâtre le pouvoir comme un moyen magique d’exister… sans D-ieu bien sûr.

Servir ou se servir

L’enjeu est un enjeu de pouvoir donc.

Moïse va s’abaisser devant Kora’h et sa troupe pour les ramener à la raison. Il tombe visage contre terre « sur sa face » (Nb 16, 4).

Il tente de les raisonner.

A Kora’h qui dit : « pourquoi donc vous érigez-vous en chefs de l’assemblée du Seigneur ? »… « Est-ce peu que tu nous aies fait sortir d’un pays ruisselant de lait et de miel, pour nous faire mourir dans ce désert, sans prétendre encore t’ériger en maître sur nous ! » Moïse répond : « écoutez, enfants de Lévi. C’est donc peu, pour vous, que le D-ieu d’Israël vous ait distingués de la communauté d’Israël, en vous admettant auprès de lui pour faire le service du tabernacle divin, et en vous plaçant en présence de la communauté pour la servir ? » (Nb 16, 8-10).

Face à ces gens qui se sentent dévalorisés Moïse leur rappelle la noblesse de leur généalogie : « écoutez, enfants de Lévi »… mais il leur rappelle que celle-ci n’est pas une rente mais une vocation:  « le D-ieu d’Israël vous a distingués de la communauté d’Israël ». Bref la sainteté n’est pas un état mais une particularisation…. Avant de leur rappeler que cet état est un état de « service », le service du Michkane signifie le service de la communauté. Que veut dire commander, avoir le sacerdoce ? Mais tout simplement servir !!!

Mais ils ne comprennent pas. Alors Moïse est triste et il dit à Hachem : « Je n’ai jamais pris à un seul d’entre eux son âne, je n’ai jamais fait de mal à un seul d’entre eux. ». Bref il les a servis au lieu de se servir.

Cette conception juive du pouvoir comme un service a profondément influencé la conception de l’Etat moderne. Savez-vous par exemple ce que veut dire Ministre en latin ? Serviteur ! Le premier ministre ce n’est pas le premier des chefs mais le premier qui sert. Moïse, lui, ne se rapporte pas de manière statique à un pouvoir qu’il se serait donné à lui-même mais de manière dynamique à une mission donnée par l’Eternel : « C’est l’Éternel qui m’a donné mission d’accomplir toutes ces choses, que je n’ai rien fait de mon chef » (16, 28).

Où l’on reparle des tsitsit (franges)

De manière très étrange, pour le Midrach, le prétexte qui a déclenché la dispute entre Korah et Moïse fut une discussion à propos du Talith:

« Et Kora’h fils de Yiçhar, fils de Kehath, fils de Lévi, forma un parti… » (Nb 16, 1 ) . Qu’est-ce qui est écrit avant ce sujet ?  « Et ils feront pour eux-mêmes franges » (Nb 15, 38). Kora’h se leva et dit à Moïse : ‘‘Est-ce qu’un vêtement qui est entièrement bleu est exonéré de tsitsit ?’‘Moïse lui répondit : ‘‘Il est nécessaire d’avoir les tsitsit’’. Korah lui répondit : ‘‘un vêtement qui est entièrement bleu ne dispense pas’’

Kora’h dit : ‘‘Une maison pleine de livres [c’est-à- dire de rouleaux de la Torah] est-elle exonérée de mezouza ?’’ Moïse lui répondit : ‘‘Il est nécessaire d’avoir une mezouza’’. Il lui dit : ‘‘toute la Torah, avec ses 275 sections, n’exempte pas une maison, mais la seule partie trouvée dans la mezouza exonère la maison ?’‘Il lui dit :   »On ne vous a pas ordonné ces choses mais vous les avez faites à partir de votre cœur.’’ »(Nombres Rabba 18,3)

Le Zohar dit que le monde est un grand Talit et que chacun est un Tsitsit, un fil qui a sa fonction indispensable mais qui reste remplaçable. Et ailleurs les fils blancs des tsistit représentent la midat harakhamim (la sagesse), l’attribut divin de la compassion ; et le bleu le midat hadin (le jugement), sa stricte justice[1].

Que peuvent signifier ces figures métonymiques (figure de réthorique par laquelle la partie représente le tout) du Midrach et du Zohar ?

Il faut là s’appuyer sur Maimonide qui cite le Talmud :

« Pourquoi le tekhelet est-il différent de toutes les autres couleurs ?  Parce que le tekhelet ressemble [à la couleur] de la mer et la mer ressemble [à la couleur] des cieux ; et les cieux ressemblent [à la couleur de D-ieu] du trône de gloire » (TB Menachot 43, b)

Et le Rambam[2] argumente à partir de là que le message symbolique des tsitsit est contenu dans le fil de tekhelet. Il s’agit moins de rappeler « toutes les mitsvoth » que la nature inclusive de D-ieu par rapport à sa création.

Ce que veut détruire Kora’h en établissant l’anarchie c’est le processus de signification des mitvots. Son but en mettant en doute la délégation de sainteté de Moïse et Aaron c’est de mettre en cause la sainteté elle-même c’est à-dire la capacité de particulariser pour faire signe de D-ieu.

Sa fixation infantile sur le pouvoir le pousse à se mettre à la place de D-ieu.

Le paragraphe des tsitsit est justement comme le remarque le midrach contigu de celui de la fin de la parasha de la semaine dernière : juste avant cette Paracha de Korah on a la péricope des tsitsit !

« L’Éternel parla à Moïse en ces termes: « Parle aux enfants d’Israël, et dis-leur de se faire des franges aux coins de leurs vêtements, dans toutes leurs générations, et d’ajouter à la frange de chaque coin un cordon d’azur. Cela formera pour vous des franges dont la vue vous rappellera tous les commandements de l’Éternel, afin que vous les exécutiez et ne vous égariez pas à la suite de votre cœur et de vos yeux, qui vous entraînent à l’infidélité. Vous vous rappellerez ainsi et vous accomplirez tous mes commandements, et vous serez saints pour votre D-ieu. Je suis l’Éternel votre D-ieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Egypte pour devenir votre D-ieu, moi, l’Éternel votre D-ieu! » (Nb 15, 37-41)

Ce que Kora’h ruine c’est la possibilité même de signification du langage, son pouvoir d’abstraction qui rend possible de penser au spirituel à partir du matériel le plus opaque (le fil bleu azur de Tekhelet) et s’en dessaisir. L’impie c’est celui qui refuse ce processus de signification, de sanctification du monde, qui l’ordonne à son créateur dans un mouvement permanent qui part du réel vers sa source et le réinvente comme on « invente », c’est à dire « découvre », un trésor.

La dévoration par la terre

La volonté de ruiner la sainteté conduit en fait à la destruction du monde. Et c’est donc l’encens, la Ketoret qui devient le signe de la chute de Kora’h. Le parfum est le sens le plus spirituel pour le judaïsme, supprimer les odeurs c’est supprimer la spiritualité. C’est ramener le monde à un monde de choses sans D-ieu. Le Zohar dit que c’est l’encens (la spiritualité) qui lie les sefirot et maintient le monde dans l’être. Supprimer la spiritualité c’est ruiner le monde C’est donc la création elle-même qui avale Kora’h et sa junte :

« Le sol qui les portait se fendit, la terre ouvrit son sein et les dévora, eux et leurs maisons, et tous les gens de Coré, et tous leurs biens. Ils descendirent, eux et tous les leurs, vivants dans la tombe; la terre se referma sur eux, et ils disparurent du milieu de l’assemblée. Et tous les Israélites qui étaient autour d’eux s’enfuirent à leurs cris, disant: « La terre pourrait bien nous engloutir! » (Nb 18, 31-34)

On entend en écho, le « cette terre mange ses habitants » des explorateurs dont le Talmud nous dit que cette avalement signifie le deuil et la mort.

Il faut voir dans cette dévoration de la terre une parabole du pouvoir. Celui qui utilise le pouvoir de manière idolâtrique entraîne la création avec lui qui finit par le tuer. L’Ethique entraîne l’écologie. Le pouvoir mortifère chute devant lui la puissance de la création comme principe de réalité. Comme napoléon ou Hitler, que son nom soit effacé, ont trouvé devant leur folie meurtrière l’hiver russe et la boue qui avalait les roues de leurs chars. La terre les a avalés. Comme la mer a avalé Pharaon et ses armées.

Si le terre avale Kora’h et ses sbires c’est parcequ’ils se comportent eux-mêmes de manière cannibale. La psychologie moderne connait bien ce fantasme de dévoration qui correspond au stade infantile quand le nourrisson n’est pas encore séparé du monde qui l’entoure mais s’unit à l’objet – et d’abord au sein maternel, en se l’incorporant. Pour lui, avoir c’est être. Cette époque infantile est celle de la toute-puissance de l’enfant qui croit faire un avec le monde qui l’entoure. En réalité le pouvoir absolu est une infantilité absolue.

Le récit est symbolique et de mort physique il n’est point. Car ailleurs la Torah nous dit : « Quant aux fils de Kora’h, ils ne périrent point. » (Nb 26, 11)… en clair le pouvoir narcissique autocratique qui se repait des autres mis à son service sans aucun état d’âme n’a rien de virtuel en Israël. Les fils de Kora’h sont, hélas, encore parmi nous…

La Royauté biblique, une monarchie qui n’a rien de « droit divin »

La Haftarah conforte cette lecture. Dans le premier Livre de Samuel au chapitre 11 Samuel proteste comme Moïse contre l’accusation de se servir au lieu de servir : « S’il est quelqu’un dont j’aie pris le bœuf ou l’âne, quelqu’un que j’aie lésé ou pressuré, quelqu’un qui m’ait déterminé, par un présent, à fermer les yeux sur sa faute… Je suis prêt à vous le rendre » (v 3)

On retrouve le fantasme de dévoration prédatrice qui pressure sans limite. N’est roi comme Moïse que celui qui se « désincorpore » du Saint :

« Eh bien, voici ce roi que vous avez voulu, que vous avez sollicité ; le voici, D-ieu vous l’a donné, à condition que vous révériez l’Eternel ; que vous lui rendiez hommage et obéissance, que vous ne soyez point rebelles à sa parole, et que vous demeuriez, vous comme le roi qui vous gouverne, fidèles à l’Eternel, votre D-ieu. » (1 Sam 12, 13-14).

L’enjeu est bien l’idolâtrie. La sainteté comme la royauté est donc une sainteté sous condition, sous embargo. Nul n’est saint, digne de D-ieu Comme dit Samuel au peuple :

« Soyez sans crainte. Oui, vous êtes bien coupables ; du moins ne cessez jamais de suivre l’Eternel, servez l’Eternel de tout votre cœur. Vous ne le quitteriez que pour des idoles de néant, impuissantes à secourir et à sauver, puisqu’elles sont néant. Mais l’Eternel ne délaisse point son peuple, pour l’honneur de son saint nom, parce qu’il lui a plu de vous adopter pour son peuple. » (1 Sam 12, 1-22)

Israël a le choix entre les « idoles de néant » et l’Eternel qui l’adopte comme un enfant perdu pour « l’honneur de son Nom ».

S’éloigner du pouvoir

Les hakamim ont longuement réfléchi à cette ambivalence du pouvoir politique et à son ambiguïté de régression orale infantile. Ambiguité qui explique leur qui attitude paradoxale par rapport au pouvoir politique. Celui-ci est à la fois absolument nécessaire :

« Rabbi ‘Hanina, l’assistant du grand-prêtre dit : « Prie pour la paix du gouvernement, car si on ne le craignait pas, les hommes s’entre-dévoreraient vivants. » (Pirké Avot 3, 2)

On retrouve le fantasme oral cannibale. Il faut bien comprendre que cette phrase est dite par Rabbi Hanina Segan haKohanim qui était un Tanna, un maître de la Mishna de la seconde génération (entre 40 et 80 de notre ère) actif en eretz Israël. Il parle donc au moment où le pouvoir est injuste et tyrannique, alors que Rome persécute les juifs (la guerre judéo romaine dure de 65 à 70). On comprend donc à quel point le pouvoir de l’Etat, même injuste, qui est le seul à pouvoir légalement exercer la violence est la condition sine qua non d’une société qui ne soit pas tout simplement cannibale.

Mais en même temps les Hakhamim se défient de l’absence de toute empathie du pouvoir. De la raison d’Etat, de ce pouvoir sans visage qui manipule les existences et réifie les hommes pour en faire des moyens à sa merci puis et les jette comme des kleenex, une fois utilisés :

« Méfiez-vous du pouvoir en place, car il n’est favorable à l’individu que lorsque cela lui profite. Il paraît conciliant lorsqu’il en tire avantage et n’assiste pas les gens lorsqu’ils sont dans le besoin. » (Pirké Avot 2, 3).

Le juif doit donc s’éloigner du pouvoir :

Chemayah et Avtalione reçurent [la Loi orale] des précédents [Yehoudah ben Tabaï et Chimone ben Chata’h]. Chemayah dit : « Aime le travail ; abhorre la hauteur et ne t’approche pas du pouvoir en place. » (Pirké Avot 1, 10).

Les hakamim mettent en garde contre l’abus de pouvoir, la toute-puissance absolue qui est un infantilisme absolu ; ils lui opposent l’étude qui exige une maturité plus haute :

« La (connaissance de la) Tora est supérieure à la prêtrise et à la royauté, car la royauté demande trente qualités, le sacerdoce n’en exige que vingt-quatre, tandis que pour acquérir la (connaissance de la) Torah, il en faut quarante-huit, » comme : « ne pas abuser du pouvoir de décision » (Pirké Avot 6, 6)

Le bâton d’Aaron avait bourgeonné

Assez curieusement l’épisode des mutins engloutis par la terre et des deux cent cinquante dignitaires offrant l’encens qui ont péri par le feu est suivi d’une sorte d’épidémie qui tue quatorze mille sept cents personnes (Nb 17, 13). Comme si le pouvoir absolu était contagieux et mortel. Chaque tribu inscrit donc son nom sur un bâton et Aaron sur celui de celle de Lévi.

Et par miracle le bâton d’Aaron fleurit et produit des amandes ; « pourquoi des amandes ? » demande Rachi ? Parce qu’« elles sont, de tous les fruits, celui qui fleurit en premier. ». On retrouve cette idée des premiers nés contrariés que sont Réouven et Lévi. Le bâton qui fleurit devient « un signe durable à l’encontre des rebelles » ; qui fait cesser les murmures contre l’Eternel. Là encore, la création et ses règles reprend le dessus sur l’homme et sa folie de pouvoir mortelle. Une vie plus forte que la mort.

Le bâton est le signe du pouvoir du berger dans la Torah. Cette houlette, est en fait une branche recourbée qui permet au berger de rattraper la brebis qui s’évade par la patte. On se rappelle du bâton de Moïse transformé en serpent qui avale ceux des magiciens d’Egypte (Ex 7), du bâton tendu sur les flots qui ouvre la mer, du bâton qui frappe le rocher d’où jaillit la source … « Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien » dit le Psaume 23. D-ieu est le vrai berger de son peuple qui le conduit au désert.

La verge d’Aaron ne signifie pas un pouvoir autoproclamé ou de « droit divin » mais un pouvoir venu de la vie elle-même, de l’ordre naturel de la création auquel s’est opposé Kora’h. On peut signaler au passage que cette verge deviendra le sceptre des rois. Le roi selon la Torah est celui qui assure la cohésion de la société dans la Torah selon un ordre du monde qui est celui de la création voulue par D-ieu. Un pouvoir qui n’a rien de sacré donc puisqu’il vient de la terre, du sol. D-ieu est bien roi mais pas au sens de hommes. Il règne dans les cieux. Il est le véritable Maître du monde. Par amour.

Selon certaines traditions le bâton fait référence au Roi Messie :

« Et voici, la verge d’Aaron, pour la maison de Lévi, avait bourgeonné (Nb 17, 23)… Cette même verge est également destinée à la main du Roi Machia’h (que cela arrive promptement !) comme il est dit, L’Éternel enverra de Sion la verge de ta force: Domine au milieu de tes ennemis! (Ps 110, 2). (Midrach Rabba sur Nombres 18, 23).

Le pouvoir selon la Torah sert au lieu de se servir, construit l’ordre de la nature, la vie profonde des peuples. Il sert d’abord les plus faibles, car le roi selon les psaumes est celui qui comme l’Eternel : « délivre l’indigent qui implore, le pauvre qui n’a de secours à attendre de personne. Il prend compassion de l’humble et du malheureux, et protège la vie des faibles. Il délivre leur personne de l’oppression et de la violence, et leur sang est d’un haut prix à ses yeux. »  (Ps 72, 12-14)

Une conception du pouvoir radicalement hétérogène au pouvoir des Nations, qui le désacralise, le rend profane, dans le moment même où elle proclame la seigneurie de D-ieu sur sa création. Face à cela « Les rois de la terre complotent, se liguent contre l’Eternel et contre son Machiah »« Celui qui règne dans les Cieux s’en amuse » dit le second psaume (Ps 2, 2.4).


[0] Moïse Maïmonide, La guérison par l’esprit précédé des Lettres de Fostat, Bibliophane/Daniel Radford, 2003.

[1] Zohar Chéla’h Lekha 175.

[2] Maimonide sur Gn 15, 39 et aussi Gn 24, 1


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