DESOBEIR, Aristides de Sousa Mendes, le Juste de Bordeaux

Désobéir

Imaginez que vous ayez 55 ans, 14 enfants, vous êtes en fin d’une carrière sans faute. Une maitresse française qui vous a annoncé il y a 3 mois, en mars 1940, qu’elle est enceinte de vous. Imaginez que vous soyez un fonctionnaire inconnu, sans fait politique, en dehors de trafic de biens publics. Imaginez que vous soyez en poste au Ministère des affaires étrangères sous Salazar un dictateur impitoyable ; à Bordeaux plus précisément, dont le maire Adrien Marquet, un grand ami des nazis, sera nommé dans 8 jours, ministre d’État par le tout nouveau président du Conseil, le maréchal Pétain. Ses amis ? Laval, Doriot. Marquet sera bientôt responsable de la police de Vichy.  Que vaut votre vie ? après tout vous n’êtes qu’un petit consul du Portugal ! Les nazis justement : ils avancent et sont à 40 km d’ici.

Et en plus ce 16 juin 1940 c’est dimanche ! une raison de plus pour rester au lit…

Dans cette situation, est-ce que vous prendriez le risque de désobéir aux ordres et de sauver 30 000 personnes, dont beaucoup de juifs, au péril de votre vie ? est-ce que vous miseriez une seule seconde sur vos chances de réussir ? Seriez-vous prêt à finir votre vie dans la honte et la misère pour cette mission ?

C’est pourtant ce qu’a fait Aristides de Sousa Mendes, le Juste parmi les Nations de Bordeaux.

Aristides et César, Les jumeaux diplomates

Aristides de Sousa Mendes do Amaral e Abranches nait le 19 juillet 1885 à Cabanas de Viriato, petit village portugais du district de Viseu, d’un père notable, de la petite noblesse terrienne juge à la Cour d’appel de Coimbra.

Quand on nait dans ce genre de milieu on est catholique et conservateur de père en fils, monarchiste bien sûr.

Première tuile, première chance, Aristides de Sousa Mendes a un jumeau, ce genre de personnes qui restent amis toute leur vie et qui s’entendent comme larrons en foire quand ils ne se disputent pas.

César et Aristides de Suza Mendes en 1938

Les inséparables obtiennent tous les deux leur diplôme de droit le même jour en 1907 à 22 ans.

en licence de droit en 1905

Les deux frères vont faire leur carrière dans le diplomatie. César est sombre, dur et déterminé; Aristides un peu plus mou et jovial, il aime vivre. La lune et le soleil. Aristides est très attaché à son frère. En 1920, il accourt à Berlin, après de décès de sa première épouse âgée de 29 ans qui lui a donné 5 enfants. Il passe 3 mois auprès de lui.

César est brillant, il sera Ambassadeur en Suède puis nommé ministre des affaires étrangères dans le gouvernement Salazar en 1932. Aristides mènera la vie sans relief d’un homme bien né, dans des petits appartements déguisés en délégations consulaires portugaises à Zanzibar, au Brésil, aux Etats-Unis. Sa propension à faire des enfants, un habitude de son milieu social, de conjugue avec un gaspillage chronique des deniers publics, souvent à des fins personnelles. Il est régulièrement épinglé. Il est condamné aux Etats-Unis en 1923 pour déclarations anti-démocratiques et concussion, en clair : « trafic de deniers publics », ce trafic lui vaut expulsion du pays.

Une carrière de ce genre est impossible sans un peu de flagornerie. En 1929, Aristides de Sousa Mendes écrit au Ministère des Affaires étrangères du Portugal, affirmant sans rire :

« être la personne idéale pour surveiller et anéantir les manœuvres de conspiration des émigrants politiques contre la dictature ».

Il est nommé à Anvers puis débarque à Bordeaux dix ans pus tard à 55 ans. Prêt à profiter d’une fin de carrière médiocre mais replète.

14 enfants dont 3 mineurs… et la petite Marie-Rose, enfant illégitime, qui naitra dans quelques mois. Une femme qu’il aime tendrement… et sa maîtresse française bordelaise, Andrée Cibial, qu’il aime passionnément. La messe tous les dimanche. Un jumeau qui partage tous ses secrets d’Etat et d’alcôve. Nest-il pas comblé ?

Angelina, l’épouse de Mendes

Bref, jusque là la vie de Mendés a été agie par l’histoire de son milieu d’origine, de traditions familliales supposées ancestrales, de grands idéaux et des petites compromissions, l’histoire est remplie de ce type d’homme… mais parfois, certains d’entre nous sortent de leur rôle et du déterminisme et provoqués par le destin, et en quelques jours deviennent des héros.

16 juin 1940, le converti aux cheveux blancs

En ce dimanche 16 juin 1940 Aristides sait parfaitement de quoi sont capables les nazis dont les panzers sont à quarante kilomètres de Bordeaux. Bordeaux, où le gouvernement français de Pétain s’est réfugié. Il le sait car César est Ambassadeur du Portugal à Varsovie en 1939, lors de la sanglante invasion de la Pologne. Une Blitzkrieg barbzre qui ouvre la route de l’est et du territoire des « sous-hommes » aux nazis.

Le 11 novembre 1939, l’autocrate Salazar envoie à tous ses diplomates en poste la circulaire no14, où il   décréte qu’il veut empêcher aux « suspects d’activités politiques contre le nazisme » bref les bolchéviques et à tous les « gens indignes », dont les juifs, de pénétrer au Portugal.

C’est prudent pour garder la neutralité face au tout puissant IIIème Reich. Car en mai-juin 1940 lors de la Débâcle c’est toute l’Europe qui se presse à Bordeaux qui a triplé sa population devant l’avancée nazie. Des milliers de réfugiés juifs y affluent pour parvenir d’Espagne au Portugal et si possible aux États-Unis. mendés leur a ouvert le Consulat. Le neveu de Mendes témoigne devant Yad Vashem :

« Depuis le 10 Mai 1940, jusqu’à l’occupation de la ville, le salon et les bureaux du Consul furent à la disposition des réfugiés, des dizaines d’entre eux , des deux sexes, de tous âges et surtout des gens âgés et malades.

Ils entraient et sortaient, il y avait des femmes enceintes qui ne se sentaient pas bien, il y avait des gens qui avaient vu, sans pouvoir se défendre, leurs parents mourir sur les routes , tués par les canons qui tiraient depuis les avions. Ils dormaient sur des chaises, sur le plancher, sur des couvertures… aucun contrôle n’était plus possible. Même les bureaux du Consul étaient bondés de réfugiés épuisés, fatigués à en mourir parce qu’ils avaient passés des jours et des nuits dans la rue, dans l’escalier et enfin dans les bureaux. Ils ne pouvaient plus satisfaire leurs besoins , ne mangeaient ni ne buvaient de peur de perdre leur place dans la queue, ce qui arrivait pourtant et provoquait des troubles. En conséquence les réfugiés avaient mauvaise mine, ne se lavaient plus, ne se peignaient plus, ne changeaient plus de vêtements et ne se rasaient plus. La plupart n’avaient pas d’autre vêtement que celui qu’ils portaient sur eux. » « Les incidents prenaient de telles proportions qu’il fallait demander à l’armée de maintenir l’ordre. Dans chaque pièce et dans chaque bureau, il y avait un soldat. »(source)

Jeudi 13 juin 1940 c’est l’heure de la décision pour le futur Juste de Bordeaux. fin 1939, un rabbin d’Anvers, Rabbi Jacob Kruger, à qui il a offert l’hospitalité avec sa famille sans même le connaitre, vient le voir et lui demandant un visa, il lui répond : « Je vais essayer de vous aider et de vous faire partir avec votre famille », mais l’autre réplique : « Ce n’est pas seulement moi qu’il faut aider, mais tous mes frères qui risquent la mort ».

Maintenant ils sont là devant la porte, dans chaque pièce. Et ils vont mourir. L’ampleur de la tâche est vertigineuse pour Mendès, trop pour un seul homme.

Rabbi Chaim Hersz KRUGER, Courtesy Family Kruger
Cilla, Chana, Zysla & Rebecca KRUGER – Photo courtesy of the Felix Archives in Antwerp.

Tel Jonas, Aristides de Sousa Mendes… court s’enfermer dans sa chambre. Il y passe 3 jours et 3 nuits à dormir. Angelina, sa femme, José et Pedro ses fils ne savent que faire.

Il arrive parfois que la grâce, pénètre plus facilement les cœurs des sans nom et des anxieux que les cœurs habitués des soi-disant religieux sur lesquels elle rebondit. Suaviter sed fortiter. L’habitude, voilà le péché d’orgueil ultime. Et c’est en ces trois jours et trois nuits au cœur de l’abime que D.ieu attend Aristides de Sousa Mendes. Voici venue l’heure de la tentation pour le futur saint de Bordeaux. Son fils Pédro raconte :

« Et puis il s’est levé comme rasséréné et plein d’une immense énergie, il a ouvert la porte de la chancellerie et a dit, à haute voix :

“Désormais, je donnerai des visas à tout le monde,
il n’y a plus de nationalité, de race, de religion.” »

Petit détail, en ces trois jours de résurrection ou le Juste fend l’armure du médiocre, tous les cheveus de Mendés sont devenus blancs.

Le Rav Kruger et l’aristo catholique aux cheveux blancs se mettent à la tâche aidés des enfants et des neveux de Mendès.

Commence alors une course folle, des dizaines de réfugiés sont-ils en train d’envahir l’escalier qui manque de s’écrouler (le Consulat est au troisième étage dans un petit appartement) ? le Consul les fait sortir et promet « des visas pour tout le monde ».

On entend le : « Il n’y a plus ni juif ni grec ni esclave ni homme libre » de Paul de Tarse. En tout cas, pour les réfugiés de Mendes et le Rav Kruger la rédemption commence.

Les sacs de passeport montent à l’étage et redescendent tamponnés et signés.

Dans Le Consul proscrit[1], le fils de Rabbi Jacob Kruger, le rabbin anversois raconte :

« Mon père descendait dans la rue, sans sa calotte, ce qui ne lui était jamais arrivé, prenait les passeports par poignées et les remontait pour les faire signer par Aristides. »

De 8 heures à 3 heures du matin Aristides signe tous les visas possibles. Il tamponne et signe des visas vers le Portugal. La réserve est épuisée ? On signe des feuilles de papier, puis des notes de fortune en guide de laisser-passer sur tous types de papier disponibles avec juste le tampon et sa précieuse signature.

Quand Lisbonne apprend l’activité frénétique d’Aristides on le menace : « toute autre erreur sera considérée comme de la désobéissance et entraînera un procès disciplinaire ». Il répond à la cantonnée :

« S’il me faut désobéir, je préfère que ce soit à
un ordre des hommes qu’à un ordre de Dieu. »

Sans frontière

Il ne faillira pas dans sa mission et ira jusqu’au bout de sa folie rédemptrice

Le 22 juin, la France capitule. Les allemands entrent dans Bordeaux.

Le gouvernement portugais a décidé de ramener le récalcitrant à Lisbonne avant l’incident diplomatique. On envoie deux fonctionnaires menaçant pour cela.

Mais voilà, à Bayonne, le consul voit la foule qui se presse devant le consulat du Portugal. Le Vice-consul est rétif ? « Je suis encore votre supérieur ! ». Et Mendes distribue les visas à la foule par sacs entiers de passeports tamponnés et signés de son nom.

Le 23 juin Salazar a démis Mendès de ses fonctions.

Un autre « flic » de Salazar débarque à Bayonne ? Mendes file à Hendaye, sur la route il distribue des visas aux réfugiés d’infortune qu’il croise. Il y retrouve ses amis réfugiés de Bordeaux qui ne peuvent entrer en Espagne car elle a fermé ses frontières.

Il poursuit sa route en ordonnant à a son chauffeur de rouler au pas. Un immense cortège se forme derrière la voiture de l’ex-consul. Mendes, les conduit dans une petite auberge toute proche, où il réclame du papier et se met à fabriquer de nouveaux visas. Juste 3 lignes sur un bout de papier et une signature pour la liberté.

Mendes a maintenant décidé de passer la mer Rouge.

Il fait ralentir sa voiture suivie du long cortège de pèlerins-réfugiés. Par chance le poste de douane ne possède pas de téléphone. La policier ne sait donc pas que Madrid a ordonné la fermeture de la frontière. Mendes, impérial, ordonne au policier de ce poste frontière de douane isolé :

« Je suis le consul du Portugal, ces gens possèdent un visa conforme pour gagner le Portugal ».

La colonne de malheureux passe la frontière vers la liberté.

Mendes a sauvé 30 000 personnes de la barbarie nazie.

Une folie rédemptrice.

Le procès et la chute

Le 08 juillet 1940 Mendés est de retour à Lisbonne. Ses affaires se gâtent.

Télégramme de Salazar interdisant le dotaion de visas du 15 juin 1949

Salazar n’aime pas qu’on lui désobéisse. Mendes sera le souffre douleur, le témoin de sa propre vanité devant l’histoire. L’affront ultime pour celui qui se rêve en maître absolu.

Pas une vexation, pas une humiliation, pas une dégradation publique ne sera épargnée à Aristides de Sousa Mendes.

Le 30 octobre 1940, une haute cour condamne Aristides de Sousa Mendes à un an d’inactivité, on divise par deux de son salaire et on le met à la retraite avec interdiction d’exercer sa profession d’avocat. Son permis de conduire délivré à l’étranger n’est pas valable.

Il a : « déshonoré le Portugal devant les autorités espagnoles et devant les forces allemandes d’occupation ».

Il écrit :

« Mon seul objectif était de sauver des gens dont la souffrance était imprescriptible »

Et il répond :

« J’ai toujours honoré, poursuit-il, la mission qui m’était confiée et toujours défendu l’honneur de notre nom et son prestige. » 

Il a toujours entendu des célébrités : « Hommes d’Etat, professeurs, princes de sang, femmes et enfants anonymes (…). J’ai toujours reçu d’elles paroles de respect et de considération pour le Portugal, pays hospitalier et accueillant, le seul en Europe où ils pouvaient trouver tranquillité (…). Pour ma conscience, leurs paroles représentent la plus précieuse récompense. » 

Et il conclut enfin : 

« Je ne pouvais faire des distinctions entre les nationalités, les races ou les religions, étant donné que j’obéissais à des raisons d’humanité qui, elles, ne font pas de distinction entre les nationalités, les races ou les religions. »

Aristides , aidé de son frère César, d’amis et de l’avocat Adelino Da Palma, vont se battre pour obtenir la révision du procès. En vain, son dossier est classé « dossier secret d’État » par Salazar qui s’en occupe personnellement.

Hélas, la sainteté et la grandeur appellent la mesquinerie impitoyable.

Après la guerre, Mendes et sa famille mangent à la soupe populaire juive de Lisbonne.

« J’aidais souvent ma tante qui y travaillait, raconte Isaac Bitton. Un jour, nous avons vu arriver un homme en costume noir et avec un chapeau ; éblouis par sa prestance, nous lui avons dit que la salle à manger pour les Portugais était à un autre étage et qu’ici, c’était pour les réfugiés. Il nous a regardés, a souri et a dit : “Nous aussi, nous sommes des réfugiés.” »

La communauté juive de Lisbonne va aider les fils de Mendès à faire leurs études aux Etats Unis.

INTERVIEW WITH RABBI KRUGER IN YIDDISH NEWSPAPER « DER TOG, » NEW YORK, AUGUST 8, 1941

En 1945 Salazar se vante d’avoir sauvé des juifs, bref, il s’attribue les actions de Mendes qu’il persécute. L’archevêque de Lisbonne à qui Mendès demande d’intervenir propose de faire une prière à Sainte Fatima… sait-on jamais ? La supplique échoue.

Sa femme, la fidèle Angelina, meurt en 1948, il vend tous ses biens, sa famille explose.

Le 16 octobre 1949, Aristides de Sousa Mendes épouse Andrée Cibial, qu’il a rencontrée à Bordeaux en 1939, à cette occasion il reconnait sa fille Marie-Rose née en novembre 1940 à Lisbonne. Il finira dans la misère avec sa seconde épouse.

Aristides de Sousa Mendes do Amaral e Abranches meurt le 3 avril 1954 à 69 ans, entouré de l’amour d’Andrée Cibial, à l’hôpital franciscain de Lisbonne. Pour passer cette dernière frontière on lui a prêté une bure de franciscain car il n’a plus d’habits dignes des cérémonies de ce monde.

Andrée Cibial

En 1966, Yad Vashem rend sa dignité à Aristides de Sousa Mendes. Il est fait Juste parmi les nations et un arbre à Yad Vashem rappelle sa mémoire.

2016, le ministre des affaires étrangères portuguais H.E. Prof. Augusto Santos Silva devant l’arbre dédié à la mémoire de Aristides de Sousa Mendes

L’historien Yehuda Bauer a qualifié l’action de Mendès de « la plus grande action de sauvetage menée par une seule personne pendant la Shoah »

Rabbi Chaim KRUGER with Aristides de SOUSA MENDES

Zatsal. La mémoire du Juste est une bénédiction.

Aristides de Sousa Mendes do Amaral e Abranches sois béni, ta mémoire nous oblige.

Une page du registre des visas du 17 juin 1940
avec les noms de personnes ayant obtenu
des visas délivrés par Sousa Mendes (Source : Yad Vashem)

Désobéir enfin

Le temps est au frima, vous voyez votre pays s’effondrer dans une technocratie vérolée par ses têtes alors que des saints publics inconnus continuent de travailler au service de l’intérêt général ? Vous n’osez pas bouger ?  Alors un conseil : désobéissez ! Servez enfin vos semblables.

Comme Mendès laissez votre nom dans l’histoire. Nous, les juifs, nous qui sommes les témoins de la Providence de D.ieu dans l’histoire, nous entretiendrons votre mémoire !


[1] Documentaire de Tereza Olga (1993), réalisé en coproduction par la Radio-Télévision portugaise et France 3 Aquitaine.

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