ernard de Clairvaux (1090 ou 1091, château de Fontaine-lès-Dijon, † 20 août 1153, abbaye de Clairvaux)
Personnage le plus célèbre de l’ordre de Cîteaux, Bernard fut aussi l’une des individualités les plus marquantes de l’histoire de l’Église médiévale et l’un des hommes les plus actifs et les plus importants du xiie siècle. Il réforma la vie bénédictine.
dans le « Traité sur l’amour de Dieu »
Pourquoi et comment faut-il aimer Dieu
Vous voulez donc apprendre de moi pour quel motif et dans quelle mesure il faut aimer Dieu? Eh bien, je vous dirai que le motif de notre amour pour Dieu, c’est Dieu lui-même, et que la mesure de cet amour, c’est d’aimer sans mesure. Est-ce assez explicite? Oui, peut-être, pour un homme intelligent; mais je dois parler pour les savants et pour les ignorants, et si j’ai dit assez pour les premiers, je dois aussi tenir compte des seconds; c’est donc pour eux que je vais développer ma pensée, sinon la creuser davantage. Or je dis que noua avons deux motifs d’aimer Dieu pour lui-même; il n’est rien de plus juste, il n’est rien de plus avantageux. En effet, cette question: Pourquoi devons-nous aimer Dieu, se présente sous deux aspects : Ou l’on demande à quel titre Dieu mérite notre amour, ou bien quel avantage nous trouvons à l’aimer; je ne vois à cette double question qu’une réponse à faire : Le motif pour lequel nous devons aimer Dieu, c’est Dieu lui-même. […]. […] et d’abord si nous nous plaçons au point de vue du mérite, il n’en est pas en Dieu de plus grand que de s’être donné à nous malgré notre indignité; en effet, que pouvait-il, tout Dieu qu’il est, nous donner qui valût mieux que lui? Si donc en demandant quel motif nous avons d’aimer Dieu, nous recherchons quel droit il s’est acquis à notre amour, nous trouvons tout d’abord qu’il nous a aimés le premier. Il mérite donc que nous le payions de retour, surtout si nous considérons quel est celui qui aime, quels sont ceux qu’il aime et comment il les aime. Quel est en effet celui qui nous aime? N’est-ce pas celui à qui tout esprit rend ce témoignage : « Vous êtes mon Dieu et vous n’avez pas besoin de ce qui m’appartient (Ps. XV, 2) ? » Et cet amour en Dieu n’est-il pas la vraie charité qui ne cherche point ses intérêts? Mais à qui s’adresse cet amour gratuit ?
Les choses de la terre ne peuvent satisfaire le coeur de l’homme
Il est dans la nature de tout être raisonnable de désirer, chacun selon sa pente et sa manière de voir, ce qui lui semble mieux que ce qu’il possède, et de n’être jamais satisfait d’une chose qui manque précisément de ce qu’il voudrait trouver en elle. Citons des exemples: Si un homme qui possède une belle femme, en voit une plus belle, son coeur la désire, son regard la convoite ; s’il a un habit précieux il en désire un plus somptueux encore; et quelques richesses qu’il ait, il porte en vie à ceux qui sont plus riches que lui. Ne voit-on pas tous les jours des hommes riches en terres et en propriétés acheter de nouveaux champs, et, dans leurs convoitises sans fin reculer continuellement les bornes de leurs domaines? Ceux qui habitent dans des demeures royales, dans de vastes palais, ne cessent d’ajouter tous les jours de nouveaux édifices aux anciens ; poussés par une curiosité inquiète, ils ne font qu’édifier et détruire, changer les ronds en carrés. Si nous passons aux hommes qui sont comblés d’honneurs, ne les voyons-nous pas constamment aspirer de toutes leurs forces et avec une ambition de plus en plus difficile à satisfaire, à s’élever plus encore ? Il n’y a pas de fin à tout cela.
Des quatre degrés de l’amour de Dieu
Cependant, comme nous sommes charnels et que nous naissons de la concupiscence de la chair, la cupidité, c’est-à-dire, l’amour, doit commencer en nous par la chair; mais, si elle est dirigée dans la bonne voie, elle s’avance par degrés, sous la conduite de la grâce et ne peut manquer d’arriver enfin jusqu’à la perfection, par l’influence de J’esprit de Dieu; car ce qui est spirituel ne devance pas ce qui est animal (I Cor XV, 16); au contraire, le spirituel ne vient qu’en second lieu: aussi avant de porter l’image de l’homme céleste, devons-nous commencer par porter celle de l’homme terrestre. L’homme commence donc par s’aimer lui-même, parce qu’il est chair et qu’il ne peut avoir de goût que pour ce qui se rapporte à lui; puis, quand il voit qu’il ne peut subsister par lui-même, il se met à rechercher par la foi, et à aimer Dieu, comme un être qui lui est nécessaire. Ce n’est donc qu’en second lieu qu’il aime Dieu; et il ne l’aime encore que pour soi, non pour lui. Mais lorsque, pressé par sa propre misère, il a commencé à servir Dieu et à se rapprocher de lui, par la méditation et par la lecture, par la prière et par l’obéissance, il arrive peu à peu et s’habitue insensiblement à connaître Dieu, et, par conséquent, à le trouver doux et bon enfin, après avoir goûté combien il est aimable, il s’élève au troisième degré; alors, ce n’est plus pour soi, mais c’est pour Dieu même qu’il aime Dieu. Une fois arrivé là, il ne monte pas plus haut et je ne sais si, dans cette vie, l’homme peut vraiment s’élever au quatrième degré, qui est de ne plus s’aimer soi-même que pour Dieu. Ceux qui ont cru y être parvenus, affirment que ce n’est pas impossible; pour moi, je ne crois pas qu’on puisse jamais s’élever jusque-là, mais je ne doute point que cela n’arrive.