Vahethanan, la terre est à D-ieu

Commentaire du rabbin Haïm Harboun et DL.vendanges 2

J’implorai l’Éternel à cette époque, en disant: « Seigneur Éternel déjà tu as rendu ton serviteur témoin de ta grandeur et de la force de ton bras; et quelle est la puissance, dans le ciel ou sur la terre, qui pourrait imiter tes œuvres et tes merveilles? Ah! Laisse-moi traverser, que je voie cet heureux pays qui est au-delà du Jourdain, cette belle montagne, et le Liban! » Mais l’Éternel, irrité contre moi à cause de vous, ne m’exauça point; et l’Éternel me dit: « Assez! Ne me parle pas davantage à ce sujet. Monte au sommet du Pisga, porte ta vue au couchant et au nord, au midi et à l’orient, et regarde de tes yeux; car tu ne passeras point ce Jourdain. Donne des instructions à Josué, exhorte-le au courage et à la résolution; car c’est lui qui marchera à la tête de ce peuple, lui qui les mettra en possession du pays que tu vas contempler. » (Dt 3, 23-28)

Ne jamais désespérer

Moïse implore la miséricorde de  D. pour pouvoir entrer  en Israël. L’emploi de ce terme Vaethanan qui signifie faire appel à la miséricorde de D. prouve que Moïse ne désespère pas de changer la sentence divine. A plusieurs reprises D. a fait savoir à Moïse qu’il ne rentrerait pas en Israël, Pourquoi donc Moïse insiste-t-il encore ? C’est la première leçon que nous tirons de cette sidra, que la désespérance n’a pas de place dans le judaïsme. A l’instar de Moïse un Juif ne dois jamais perdre l’espoir.

Notre Maître Moïse qui a atteint le sommet de la spiritualité,  qui  a consacré toute une vie  à son peuple, qui a été qualifié d’ « homme le plus humble que la terre ait porté », qui a vécu quarante années de souffrance avec le peuple le plus dur du monde, un peuple à la nuque raide, à la tête dure, disloqué, divisé, indiscipliné, ingouvernable, et qui pourtant passait son temps à prier pour sa pérennité. Cet homme n’a jamais dit : « Quel intérêt  ai-je  de continuer à diriger, aider, souffrir pour un peuple aussi difficile ? » et malgré tout Moïse subit de plein fouet la punition qui le prive de rentrer en Israël. Il a beau supplier, prier, pleurer rien n’y fait, il ne rentrera pas en Israël. Pourquoi  ne pas répondre favorablement à sa  demande et lui permettre de vivre un temps aussi bref soit-il sur cette terre pour laquelle il a lutté toute son existence ?

Répondre favorablement à la prière de Moïse eut été la dénaturation de tout le Judaïsme. Si Moïse était rentré en Israël le Judaïsme eut été une religion au même titre que les autres. Une terre des ancêtres divinisés, liés à un territoire et un lieu. Sa pérennité  n’aurait jamais été assurée. Surtout après tant d’exils.

Jamais dans l’histoire de l’humanité un peuple sans terre, sans langue commune, sans race commune n’a assuré sa pérennité. Tant d’empires et de peuples ont disparu parce que leur territoire, leurs croyances en leur dieux, l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes s’est désagrégée par le temps. Depuis Spengler nous savons que les civilisations naissent, grandissent, dépérissent et meurent. Le peuple juif est l’unique peuple dans l’histoire de l’humanité  qui a conservé sa nature et sa spécificité a travers plus de trois millénaires de tribulations.

Moïse n’est pas rentré en Israël. S’il était rentré, il aurait été pris pour une divinité. Or, dans le Judaïsme toute identification avec Dieu est interdite. Il n’est pas permis à un juif de croire que D. peut s’incarner en un homme. Tout ce qui a revêtu une forme humaine et qui a vécu la condition humaine reste un homme. Toutes les religions, à l’exception de judaïsme, ont  identifié un homme à D. A partir de là toutes les civilisations de l’humanité ont fini dans l’idolâtrie.

C’est pourquoi la Torah précise que personne ne peut localiser la tombe de Moïse, pour éviter toute idolâtrie. Les autres peuples adorent la pierre et le bois, chose inconcevable dans le Judaïsme. On comprend ainsi pourquoi D. n’a pas exhaussé la prière de Moïse

De la terre d’Israël

Qu’a vu Moïse ? Rachi commente « Cette bonne montagne-là » en disant qu’il s’agit de Jérusalem (Berakhoth 48b). « Et cet heureux pays qui est au-delà du Jourdain, cette belle montagne, et le Liban! » le Levanon Il s’agit du Temple (Yoma 39b). Moshe porte donc un regard spirituel sur la terre dont le centre est le Temple de Jérusalem.

La terre est donc une réalité spirituelle. Elle est la contrepartie de l’alliance et non l’inverse comme pour les autres peuples dont la loi devient la loi d’un territoire avec un « droit du sol » qui lui est attaché.

Cette réalité spirituelle de la terre déjà le cas pour Abraham pour qui la contrepartie de l’alliance avec D. par la circoncision était la terre : « Je donnerai à toi et à tes descendants après toi, la terre de ta résidence, le pays de Canaan » (Gn 17,  8).

La terre est donc à Dieu « de droit divin », elle est un témoignage d’amour de D. envers Israël, une conséquence de l’alliance, comme le dit l’Eternel au Sinaï :

« Maintenant, si vous écoutez ma voix et gardez mon alliance, je vous tiendrai pour mon bien propre parmi tous les peuples, car toute la terre est à moi. Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres, une nation sainte. » (Ex 19, 5-6)

Israël n’a pas de droit naturel sur la terre qui est à Dieu et qu’Israël reçoit de Lui dans une dépendance radicale. La jachère, le jubilé, la dîme, le prélèvement pour le prêtre confirment ce droit divin absolu sur la terre.

Que voit Moïse ? « tout le pays » répond Dt 34 qui énumère l’histoire future de chaque tribu dans sa prospérité et son oppression. Rachi commente : « Tout le pays »: Il lui a montré tout Erets Yisrael dans sa prospérité, ainsi que les oppresseurs qui allaient un jour venir l’accabler. »

Puis Rachi énumère :

« Jusqu’à Dan » : Il (D-ieu) lui a montré les descendants de Dan adorant des idoles, comme il est écrit : « Les enfants de Dan s’érigèrent l’idole… » (Choftim 18, 30). Il lui a montré [également] Chimchon qui allait en être issu pour [devenir leur] sauveur.

« Et tout Naftali » : Il lui a montré son territoire dans sa prospérité et dans sa ruine. Il lui a montré [également] Devora et Baraq, de Qadéch-Naftali, combattant contre Sisra et ses troupes.

« Et le pays d’Efrayim et de Menachè » : Il lui a montré leur territoire dans sa prospérité et dans sa ruine. Il lui a montré [également] Yehochou‘a, qui était issu d’Efrayim, combattant contre les rois de Kena‘an, ainsi que Guid‘on, qui était issu de Menachè, combattant contre Midyan et ‘Amaleq.

« Et tout le pays de Yehouda » : Dans sa prospérité et dans sa ruine. Il lui a montré [également] le règne de la maison de David et ses victoires.

 « Jusqu’à la mer dernière » : La partie occidentale du pays dans sa prospérité et dans sa ruine. Autre explication : Il ne faut pas lire « la mer (hayam) dernière », mais « le jour (hayom) dernier ». Le Saint béni soit-Il a montré à Mochè tous les événements qu’allait traverser Israël jusqu’à la résurrection des morts.

Le regard de Moïse voit donc la possibilité de la prospérité et de la ruine de la terre qui sont directement corrélées au respect de la Torah. Le don de la terre est donc au risque de l’abandon de la Torah et de sa ruine. Il est surtout inscrit dans l’histoire future de la fidélité et de l’infidélité des tribus. Du Règne de la maison de David à la résurrection des morts. Le temps précède le lieu, la terre.

La terre n’est pas un domaine seigneurial d’Israël à la manière féodale mais elle appartient à D. Israël n’en est que le gérant, le jardinier, à condition d’un comportement éthique. Il est impossible d’être propriétaire de la Terre d’Israël dit Ovadia ben Jacob Sforno (1470-1550).

Rachi, dans son commentaire du premier verset de la Genèse explique à propos de la création de « la Terre et des cieux » :

« Ainsi, si les nations du monde viennent à dire à Israël : « Vous êtes des voleurs, vous avez conquis les terres des sept nations ! », on pourra leur répondre : « Toute la terre appartient au Saint béni soit-Il. C’est Lui qui l’a créée et Il l’a donnée à qui bon lui a semblé. (Cf. Yirmeya 27, 5). C’est par Sa volonté qu’Il les a données à ces peuples, et c’est par Sa volonté qu’Il les leur a reprises et qu’Il nous les a données ! » (Yalqout chim‘oni, Bo 187). »

Et il poursuit :

« Au commencement, Eloqim créa » Ce texte demande, en fait, à être explicité. C’est comme nos maîtres l’ont expliqué : Le monde a été créé pour la Tora qui est appelée « le “commencement” de Sa voie » (Michlei 8, 22), et pour Israël qui est appelé « le “commencement” de Sa moisson » (Yirmeya 2, 3).

La Torah précédé donc la terre. Son respect est donc en quelque sorte le seul titre de propriété ou plutôt le « droit d’usage » que possède Israël.

Il n’y a pas de « droit du sol » biblique. Israël est né au désert c’est à dire un lieu où rien n’appartient à personne dit le Talmud. Israël ne possède donc sa terre que comme un don lié à sa conduite.

Sforno constate que toutes les occurrences du verbe BaRoH  » Créer  » dans la Torah ne sont utilisées que pour les éléments de l’espace. Il traduit le premier verset de Bereshit : « Dans le temps originel, Celui qui est de toute éternité créa ex nihilo les cieux et le terre ».

La terre est donc un espace qui est précédé par le temps. Et l’on sait que les mitsvoth ont pour objet de fixer le temps. Il s’agit donc d’un retournement de situation par rapport à la perception de l’homme qui perçoit le monde phénoménal avant de comprendre son inscription dans le temps.

La sanctification du temps est la condition de la sanctification de l’espace, de la terre.

Le prophète Isaïe exprime ce lien profond entre la fécondité de la terre et la justice

« Cieux, là-haut, épanchez-vous, et vous, nuées, laissez ruisseler la justice (tsédaka)! Que la terre (érèts) s’entrouvre pour faire tout ensemble fleurir le salut et germer la justice (tsédaka)! Moi, l’Eternel, j’accomplis tout cela. Malheur à celui qui entre en lutte avec son Créateur vase fragile au milieu d’autres vases de terre! L’argile dira t-elle au potier qui la pétrit: « Que fais-tu? Ton œuvre est imparfaite! » (…) C’est pourtant moi qui ai fait la terre (érèts) et créé les hommes qui la peuplent; c’est moi dont les mains ont déployé les cieux, et qui ai mis en rang toute leur armée. C’est moi qui l’ai suscité selon la justice (tsédaka), j’aplanirai toutes ses voies: il rebâtira ma ville, renverra libres mes exilés, sans rançon et sans présents: c’est l’Eternel-Cebaot qui le dit. » (Is 45, 8-13)

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