Paracha Bechalah’ : saurons nous quitter l’Egypte et nos peurs par amour de la liberté ?

L’esclavage psychique conduit à des échecs répétés. La personne est tellement prisonnière de ses échecs passés, de ses fantômes familiaux ou psychiques que en position de répétition rassurante (l’échec est rassurant !) elle confond sa solitude avec la liberté, la morne routine avec l’indépendance. Autrui est alors un danger. Toute prise de risque aimante une terreur. Un mode de vie banal à l’âge moderne des réseaux dits ‘sociaux’. Voilà de quoi nous parle le récit de la sortie d’Egypte : de la sortie de l’esclavage suite à une parole d’amour. Evidemment les hébreux ignoraient tout de la suite.

Ce récit fondateur ne nous raconte pas quelques belles phrases de paix sur la liberté mais un violent processus d’abréaction psychique. Le passage de la mer est une reprise en main des rênes de leur existence par des esclaves hébreux. Au moment même où les égyptiens, figure du totalitarisme divinisé en la personne du Pharaon de l’époque ; lançaient leurs chevaux vers l’âbime.

Marc Chagall, le passage de la mer rouge, cavaliers égyptiens

Quitter nos peurs et faire confiance

La Sidra de ce jour est celle de la sortie d’Egypte. Cette sortie d’Egypte est le commandement central de toute la Torah nous dit le Maharal de Prague au XVIème siècle.

« Il faut se rendre compte que la Torah a fait de la sortie d’Egypte le sujet central de toute la Torah, la base de toutes les bases et la racine de tout. Il y a une multitude de mitsvot (commandements d’amour) dans le Torah qui sont venues pour nous faire éprouver le message de la libération. Pourquoi ce même sujet revient dans différentes mitsvot ? Pourquoi la fête de Souccot ? Pour nous rappeler que le Saint béni soit-Il a fait résider les enfants d’Israël dans le désert » (Maharal de Prague, Guévourot Achem 3)

Toute la vie du juif à chaque instant et à chaque génération est donc un « souvenir de la sortie d’Egypte ». On la rappelle lors du Chema au lever et au coucher, à Chabbat et bien sûr lors du seder de Pessah.

On rappelle la sortie d’Egypte par cette bénédiction à Chabbat lors du Quidouch du vendredi soir après avoir allumé les bougies (et dans toute la liturgie de Chaarit, l’office du matin).

« Tu es source de bénédiction, Éternel notre D.ieu, Souverain du monde, qui nous as sanctifiés par Tes commandements, et nous as désirés. Son Chabbat saint, Il nous l’a légué avec amour : commémoration de l’acte créateur, première des Solennités, souvenir de la sortie d’Égypte. »

Ce n’est pas Israël qui est sorti d’Egypte un jour mais chacun de nous à chaque instant.

 « A chaque génération, l’Homme doit se voir lui-même comme s’il était sorti d’Egypte » (TB Pessa’him chapitre 10 michna 5)

Une libération qui vise donc le temps de ce monde, cet instant mais permet surtout en cet instant même d’expérimenter la liberté de l’Eternité.

« On rappelle la sortie d’Egypte la nuit. Rabbi Elazar ben Azaria a dit : j’ai l’air d’avoir 70 ans, et je n’ai pas mérité que soit mentionnée la sortie d’Egypte la nuit, jusqu’à ce que Ben Zoma interprète le verset : pour que tu te rappelles le jour de ta sortie d’Egypte tous les jours de ta vie, l’expression « les jours de ta vie » désigne le jour, « tous les jours de ta vie » désigne la nuit. Les Sages disent : « les jours de ta vie » désigne ce monde ci, « tous les jours de ta vie » pour amener les jours du Messie » (Berakhot ch.1, michna 5)

Cet événement fonde l’identité de celui qui passe du temps imposé parle maître: l’esclave en Egypte, au temps choisi, celui de la liberté. Celui, celle qui sort de l’hébétude du temps fixé par le garde chiourme égyptien à fabriquer des briques , de l’abrutissement du temps subi de la to do list moderne… rencontre le visage de son prochain. Il suffit de se relever et de lever la tête pour rencontrer le sourire d’autrui. Mais encore faut-il le vouloir !

Pour le judaïsme la sortie d’Egypte est le fondement psychique de l’individu libre, une sortie du pays idolâtre, de la dispersion de soi dans les objets de ce monde. Comme l’homme, la femme, ont peur, ils « tuent le temps », s’enferment dans des to do lists interminables pour ne pas laisser d’espace à leur liberté puis ils évoquent ces contraintes pour mieux justifier leur incapacité à prendre soin des autres. Pour fuir leur responsabilité d’amour envers autrui car ils ont peur de s’abimer (c’est à dire d’être englouti par l’abîme). On peut traverser toute sa vie comme cela, abruti par l’esclavage d’Egypte sans prendre conscience de ses émotions et en méprisant celles d’autrui. L’empathie a un prix, se relever et saisir la main tendue. Sortir de la peur et du carcan qu’on s’est soi-même imposé. C’est juste une question de choix.

Comme le dit le Rabbin Haïm Harboun :

« Vous savez on peut traverser toute sa vie comme une mouche »

Sortir d’une vie amère

Le propre de l’esclave est de ne plus rien éprouver pas même sa liberté, il est devenu un objet sous la main de son maître et se considère comme tel. Son absence d’empathie ne l’effraie pas mais elle terrorise les autres. Un « coeur de pierre » dit la Bible. Il en vient à expliquer son esclavage pour de fausses raisons qui donnent raison à ses bourreaux ou à « la faute à pas de chance ». Son emploi du temps n’a plus de place pour autre chose que sa peur. Il n’a aucune chance de se libérer si une autre parole que la sienne ne l’appelle pas pour le libérer de son handicap. Une parole étrange et inconnue de lui qui le dé-route au sens propre. « D.ieu fit donc dévier le peuple du côté du désert «  (Ex 13, 10) une parole d’amour. Encore faut-il l’entendre.

Israël ne croit pas aux grandes idées sur la liberté comme il en traîne tant dans les livres sur le bonheur dans les gares, qui n’ont jamais changé ni le monde ni libéré le psychisme des individus, et encore moins fait avancer personne d’un pas. Dans l’antiquité, chez Socrate, le stoïcien Marc Aurèle ou la Bible il n’est de spiritualité que de pratique (Cf les recherches de Pierre Hadot). Le processus de libération n’est pas une « idée » née au fond d’un chambre studieuse mais un acte thérapeutique accompagné d’émotions angoissantes: « remplis d’effroi, les Israélites jetèrent des cris vers l’Éternel » (Ex 40, 10), une pratique. Elle touche le corps. Là ou il n’y a pas de corps, de voix, de peau, d’odeur… il n’y a qu’illusion (CF la virtualité des relations sur les réseaux sociaux).

Les hébreux sont donc « angoissés »-Et pour cause, ils ont tué le dieu de l’Egypte, l’agneau et ont badigeonné son sang les linteaux de leur maison, on est loin de la Phénoménologie de l’Esprit. On est en plein processus corporel d’abréaction. L’esclavage n’est pas une plaisanterie, au bout de 200 ans il structure les psychés de manière durable et celui qui veut s’en sortir seul retombera dans les mêmes erreurs de son narcissisme ou de son handicap à aimer. Son incapacité à se laisser aimer et être le paralyse tout simplement.

Une abréaction consiste en la réduction de la tension émotive lorsque l’affect et la verbalisation du souvenir font irruption en même temps à la conscience. Des gestes et des paroles expliquent l’expérience qui a donné naissance à cette tension. Ce phénomène se produit au moment où sont levées les résistances contre des affects qui n’ont pas été ressentis comme ils auraient dû l’être dans le passé.

Il s’agit de créer un processus de décharges émotionnelles qui, en libérant l’affect lié aux souvenirs d’un traumatisme jusqu’alors refoulé, en annule les effets pathogènes. Les hébreux tuent donc le dieu de l’Egypte et badigeonnent son sang, un acte d’une rare violence qui annule l’emprise du dieu de l’Egypte : Pharaon qui se rêve al ayor « sur le fleuve» (Gn 41, 1) . Al, c’est-à-dire « au-dessus » et non pas « sur la rive » comme traduisent la plupart des Bibles. Pharaon s’imagine comme le maître du principe nourricier de l’Egypte donc, le maître de la vie, un petit dieu qui commande aux cycles de la nature et des cataractes.

Ainsi en est-il du récit de la sortie d’Egypte, une abréaction répétée à l’infini par Israël et que les autres religions ont essayé en vain de s’approprier en le transformant en ce qu’il n’est pas : une abstraction. Un récit performatif donc.

Evidemment les hébreux attribuent tout de suite à leur Libérateur et à l’humble Moïse la puissance maléfique de Pharaon; un grand classique du « père castrateur » en psychanalyse. L’esclave porte ses valises dans sa tête et trouve sa situation antérieure de soumis plaisante : « N’est-ce pas ainsi que nous te parlions en Égypte, disant: ‘Laisse-nous servir les Égyptiens? » (Ex 14, 12) mais surtout il confond la vie et la mort, : « Est-ce faute de trouver des sépulcres en Égypte que tu nous as conduits mourir dans le désert? » (Ex 14, 10); Au hébreux qui ratiocinent Moïse répond : « Soyez sans crainte! vous, tenez-vous tranquilles! «  (Ex 14, 13-14)

Pessah, pas une fête juive mais un évènement ontologique

Toute la difficulté d’une personne qui a des affections du lien social ou des addictions tient au fait qu’elle se fait des fausses images de la réalité. Une substance ou un rapport faussé à autrui remplit sa vie comme une amertume de l’existence. Comment le réparer (Tikkoun) ?

Dans le chapitre 3 du Guévourot Achem le Maharal de Prague nous explique avec son génie habituel que non seulement chaque juif doit célébrer la sortie d’Egypte à chaque instant mais que le soir de Pessah en lisant à la Haggadah à ses enfants qui raconte cette libération il doit l’annoncer au monde entier :

« Le soir de Pessah on n’a pas seulement l’obligation de se rappeler de la sortie d’Egypte mais on a une obligation supplémentaire celle de raconter et de diffuser l’évènement de sortie d’Egypte pour annoncer le Nom de Dieu au monde entier (baeolam) » (Maharal de Prague, Guévourot Achem 3)

Pourquoi ? parce que la libération psychique d’un individu, sa sortie d’Egypte n’est pas un évènement juif mais un évènement universel, ontologique qui concerne le cosmos et toute la création.

Le processus de guérison inventé par la tradition d’Israël procède par symboles et aveux.

Le korban Pessah

Pour la Torah, Pessah est la fête de l’Un. En effet, selon la tradition des Sages d’Israël et l’enseignement du rav Harboun, les os de l’agneau du sacrifice pascal, le korban Pessah[1], ne devaient pas être brisés, cassés en deux, ils devaient être un. La bête ne devait pas être bouillie c’est-à-dire à demi cuite mais entièrement grillée[2]. Lors de la grillade, la bête devait rester entière et ne pas être découpée auparavant en morceaux. L’agneau devait être : ben chana, (fils de l’année, il a un an), tamim, entier, e’had, un, sans défaut. Tout se passait le mois un de l’année, se déroulait en un jour car le korban Pessah ne devait pas être consommé le lendemain[3] ; « On se procure un agneau par maison » (Ex 12, 3), la famille devait rester unie[4], rester dans un seul lieu jusqu’au matin[5] ; le pauvre est invité à la table dès le début de la Haggadah, l’étranger, le serviteur, la servante, l’orphelin, la veuve… tous sont un comme le peuple doit être un, e’had.

Le soir de Pessah tout juif enseigne à ses enfants comment ordonner sa vie en homme et en femme libre. Il s’agit d’ordonner et de structurer sa propre existence personnelle comme être de liberté en profondeur.

Il s’agit d’un processus psychologique abréactif (qui vise à provoquer un choc émotionnel) réalisé dans le Seder de Pessah par la consommation de l’agneau (korban Pessah) dans une liturgie sociale incompréhensible pour qui ne l’a pas vécue et ne peut en saisir la violence psychique. Je me souviens d’un Seder de Pessah avec mon ami Gérard Haddad où j’ai fini plié en deux sur un lit avec de violentes coliques néfrétiques (calculs dans les reins)

La réparation de l’inconscient par le langage, avouer son amertume

Un autre processus de réparation psychologique est à l’oeuvre : La nomination.

Nomination de la matsa (pain non levé), du Maror herbes amères… la Haggadah dit :

« Rabbane Gamaliel disait. Celui qui ne mentionne pas à Pessah ces trois choses n’a pas rempli son devoir, ce sont l’agneau pascal, le pain azyme et les herbes amères. PESSAH, MATZA, MAROR.»

Il s’agit donc de convoquer la mémoire émotionnelle liée au gout et aux odeurs, qui est totalement intuitive car elle ne passe pas par la raison et de nommer ces émotions. Celui qui est incapable de nommer cette amertume qui lui empoisonne la vie ne l’a tout simplement pas identifiée.

Si l’on en croit les neurologues, les goûts et les odeurs sont plus évocateurs que les autres systèmes sensoriels comme la vue, l’ouïe, l’odorat et le toucher. L’émotion gustative ou olfactive touche directement la mémoire sans passer par l’intelligence rationnelle te l’analyse cognitive. Le goût est directement connecté sur une région qui sert de capteur émotionnel au cerveau : l’amygdale. L’émotion gustative provoque donc une émotion sans passer par le néo-cortex, siège de la conceptualisation de la rationalité et du langage. C’est ce qui fait qu’une odeur ou un goût peut réveiller tout un mode de souvenirs d’enfance, comme la madeleine de Proust ou un plat cuisiné par votre maman que vous aviez oublié sans que celui qui le ressent n’arrive à conceptualiser comment ce souvenir l’envahit en une puissante émotion et parfois des larmes. L’hippocampe et l’amygdale, deux régions impliquées dans la mémoire sont donc convoquées à ce seder qui est un mémorial, un rappel de la libération de la sortie d’Egypte que chacun doit actualiser de manière personnelle pour se projeter dans un futur, celui de la libération finale de la Géoula.

« Ces herbes amères pourquoi les mangeons nous ? C’est parce que les Egyptiens firent une vie amère à nos pères en Egypte ainsi qu’il est écrit : ‘‘ Il leur rendit la vie amère par une dure servitude en les employant à faire du mortier, des briques et des corvées dans les champs, toutes sortes de travaux imposés avec rigueur » dit la Haggadah.

On peut transposer à Pessah ces lignes d’Antonio Damasio appliquées au cerveau et au vivant :

Lorsque les sentiments, qui décrivent l’état interne du vivant à un moment précis sont « placés », voir « situés » au sein de la perspective actuelle de l’organisme dans son ensemble, alors la subjectivité émerge. Et à partir de ce moment les événements qui nous entourent et auxquels nous participons (et les souvenirs que nous remémorons) sont investis d’une nouvelle capacité : ils peuvent importer à nos yeux, influencer le cours de notre vie. Les événements nous importent ; ils sont automatiquement qualifiés de bénéfiques ou non. Sans cela les inventions culturelles de l’humanité ne pourraient exister.

Toute la question est donc celle de savoir si nous voulons rester au milieu de nos esclavages et d’une vie d’échec ou si nous voulons répondre à l’amour et à la liberté qui vient à nous et quitter l’Egypte. Sachant que notre libérateur sera forcément vu comme un esclavagiste, qui veut limiter notre liberté… l’esclavage finalement semble si doux à celui qui vit sous le joug; Comme diront les hébreux au désert :

« Nous nous souvenons des poissons que nous mangions en Egypte, et qui ne nous coûtaient rien, des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et des aulx. » (Nb 11, 5)

Sortie d’Egypte naît une personne qui va à son tour libérer l’humanité : le Juif.

Les autres ? comme dit un psaume : «  Tel est le destin des insensés et l’avenir de qui aime les entendre , troupeau parqué pour les enfers que la mort mène paître… » (Ps 49, 13-14) bienvenue en enfer.

Voilà ce qui apparaît à celle ou celui qui veut bien prendre le temps de la réflexion et ose une parole.

Après, D.ieu, l’amour, appellent, et c’est à la personne de choisir. Mais l’Egypte est tellement séduisante…


[1] D’un mot qui signifie « s’approcher » car on s’approchait du Grand Prêtre au Temple.

[2] « N’en mangez rien qui soit à demi cuit, ni bouilli dans l’eau mais seulement rôti au feu, la tête avec les jarrets et les entrailles » (Ex 12, 9)

[3] « Et l’on en mangera la chair cette même nuit …Vous n’en laisserez rien pour le matin ; ce qui en serait resté jusqu’au matin, consumez-le par le feu. » (Ex 12, 8. 10)

[4] « Celui dont le ménage sera trop peu nombreux pour manger un agneau, s’associera avec son voisin, le plus proche de sa maison, selon le nombre des personnes ; chacun, selon sa consommation, réglera la répartition de l’agneau. » (Ex 12, 4)

[5] « Que pas un d’entre vous ne franchisse alors le seuil de sa demeure  jusqu’au matin. » (Ex 12, 22)

4 commentaires sur « Paracha Bechalah’ : saurons nous quitter l’Egypte et nos peurs par amour de la liberté ? »

  1. Frere Rabbin bonjour,
    Merci pour cette réponse éclairante ,qui se rapprocherait même dans le
    second testament « des douleurs de l’enfantement  » mais ça n’engage que
    moi;
    Un bon livre « le maitres des boussoles » qui parlent des chuetas au temps de
    l inquisition ,c est un roman basé sur des faits et des recherches historiques.
    Par ailleurs, j ai eu les archives de Minorque concernant la
    reconstitution de la famille (actes de 1831..ect),l’étape suivante
    sera votre contact mais j’ai toujours des craintes avec Paypal.
    Bien à vous.
    Olivier.
    ps:Vous verra t on un jour à Montpellier pour une conférence ?

    1. Oui on retrouve le hevelei ah Machiah dans le NT. Un thème banal de la littérature juive après la destruction du Temple. Cf la fin du traite Makot du Talmud. Ok pour Montpellier

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